Didier
Schein

Mai 1995

e 17 mars dernier, un vent de musique et de folie a soufflé sur la métropole lilloise. Une bande de Tsiganes s’était arrêtée chez nous au retour d’un périple autour du monde. Il serait plus juste de dire que ce « chez nous » s’était transformé en un petit village roumain, poussiéreux et pittoresque, où toute la vie, de la naissance à la mort, se décline en rythmes endiablés et harmonies langoureuses. Car les Tsiganes sont partout chez eux. Il suffit de les voir se déambuler dans les rayons de la FNAC de Lille, jouant sous les regards ahuris des clients, archets pointés vers le plafond, accordéon et « tsambal » autour du cou ou contrebasse sous le bras, pour en être convaincu. Vous auriez pu les voir défiler de la même manière dans les rues poussiéreuses de Clejani, en tête d’un cortège de noce, qu’il n’y aurait pas eu de différence. Le charme irrésistible du Taraf de Haïdouks tient autant de leur joie musicale que de leur pittoresque authenticité.
Dans la soirée, on a pu les voir aux Arcades de Faches Thumesnil dans un concert organisé par l’ATTACAFA. Pendant presque trois heures, plusieurs centaines de personnes y ont vu et entendu ces quinze « lautari » enchaîner doine, hore et balade dans des formations variant du duo à l’ensemble entier. Le succès fut immense et devait autant à la virtuosité acrobatique (parfois au vrai sens du terme!) des musiciens qu’à leur attitude sur scène, tour à tour simple, amusée ou cabotine (tous les moyens étaient bons pour rester le dernier sur scène, sous les applaudissements), mais toujours pleine de cette joie de jouer et de chanter.
Car rien n’est plus naturel pour un Tsigane que de faire de la musique, peu importe l’âge. Le plus jeune musicien du taraf a 17 ans et le plus vieux, plus de 70. C’est peut être cette disparité entre les âges qui fait toute l’originalité et la richesse du taraf. Les vieux sont en quelque sorte les garants d’une tradition tsigane dans laquelle la musique d’origine roumaine se trouve mêlée à des éléments hongrois, turcs ou slaves. Les plus jeunes apportent, en contrepartie, une touche spéciale, plus occidentale, recevant des influences du jazz ou d’un swing à la Django Reinhart ; mais toujours intégrées dans la tradition. On peut deviner alors quelles orientations risque de prendre le groupe, d’ici quelques années quand les anciens auront disparus. La musique tsigane est en perpétuelle évolution, en permanent enrichissement.
On regrettera seulement, au regard de cette journée, qu’il n’y ait eu qu’un seul concert, car la salle aurait été sans doute bondée une seconde fois. Mais si vous passez par Bucarest, descendez vers le sud, dans la campagne, prenez la route qui mène au village de Clejani et arrêtez vous là. Vous entendrez certainement des sons invisibles venant d’une rue ; allez à leur rencontre et vous aurez bientôt l’impression que le Taraf de Haïdouks vous attend. Ils se bousculeront pour vous raconter leur dernière tournée mondiale ou le mariage qu’ils ont fait la veille dans le village voisin. Ils joueront et chanteront avant que vous n’ayez pu leur demander. Ils boirons avec vous. Peut-être aussi essaieront-ils de vous arnaquer d’une façon ou d’une autre ; mais cela ne sera pas bien grave car, d’une part vous ne vous en apercevrez pas, et d’autre part cela se fera toujours dans la bonne humeur.

Didier SCHEIN