Didier
SCHEIN
& Bogdan
STEFAN

Juillet
2001


• Les souvenirs d'un certain
Alexei Lungu
(1)



Né en 1915 à Albinet, village de Bessarabie, dans le département de Bàlti, dans une famille de paysans cossus, Alexei Lungu raconte ses souvenirs, enregistrés pour l’occasion par son petit-fils Bogdan Stefan. Deuxième épisode d’un véritable document historique sur une région qui a connu de nombreuses et doulouresues viscissitudes durant le XXe siècle, mais aussi d’un récit simple et imagé, dans un style oral à la vivacité et à la spontanéité incomparables.

A dix-neuf ans je suis allé pour la première fois en Roumanie(1), j’étais en formation prémilitaire et je suis parti à Bucarest, aux fêtes données à l’occasion de la montée sur le trône du roi Carol II. En ce temps-là Mihai, le futur roi, était chez les éclaireurs et nous avons fait ensemble de la gymnastique en face de Cotroceni(2); il y avait un champ libre là-bas et nous y faisions les répétitions.

En 1937 j’ai fait l’armée comme schimbas(3), dans la cavalerie à Iasi. J’ai cependant été recruté à Bàlti, comme là-bas il n’y avait plus de place, et les sept schimbasi qui avaient leurs propres chevaux ont étaient incorporés à Iasi, dans l’escadron qui faisait partie du 12e régiment de cavelerie Roman et qui tenait sa garnison à la prison militaire. Nous, nous n’étions pas à la caserne, nous dormions et mangions chez un hôte, tandis que nous n’allions à la garnison que pour l’instruction. La cavalerie était l’orgueil de l’armée, nous avions des uniformes beaux et propres. Quand nous arrivions, les chevaux étaient nettoyés, étrillés, les soldats qui n’avaient pas de chevaux prenaient soin des nôtres, nous n’avions qu’à monter et nous partions à l’instruction. Je sautais des obstacles avec ma Zorca, une jument élevée par moi-même. Quand le programme était terminé, nous laissions les chevaux à l’écurie et partions en ville. Nous logions chez un juif borgne d’un oeil, il s’appelait Màrcutiu, en face de l’Usine de Tissu, où se trouvent maintenant des blocs, des résidences d’étudiants. Et chaque samedi le major nous rassemblait: “Les Schimbàsoi(4)!! Rassemblement ! Qui veut rentrer à la maison, chacun deux mille lei(5), pa’ce qu’il faut qu’on achète je ne sais quoi.” Tous, quatre chrétiens et trois juifs, nous étions fils d’hommes aisés, ainsi nous donnions ce qu’il fallait et nous allions en train à la maison, de Iasi à Fàlesti, une route d’une heure.

Ensuite j’ai fait seulement trois mois d’amée et j’ai donné le cheval à l’Etat. En 40’, quand les Russes sont entrés pour la première fois en Bessarabie(6), j’ai été à nouveau mobilisé et j’ai été pris par le front dans le département de Bàlti. Nous nous sommes retirés, nous avons passé le Prut(7) et sommes restés environ un mois en position de combat. Après sont venues des dispositions selon quoi celui qui voudrait rentrer chez lui, qui a des parents, qu’il y aille, et celui qui ne veut pas, qu’il reste en Roumanie. Moi, puisque tous les frères étaient mobilisés, les filles s’étaient mariées et les parents étaient vieux et seuls, je suis allé à la maison. Quand j’ai repassé le Prut, j’était en habits militaires et les Russes m’ont arrachés les insignes des épaules et les ont jetées. Et quand je suis arrivé au village, le maire était un certain Sasa Zemba, le fils du directeur de l’école et un des mes anciens collègues d’école. Il avait des sympathies communistes déjà au lycée, il avait lu des livres clandestins et probablement que leurs idées lui plaisaient. Les Russes l’avaient mis maire de sorte que, étant un tantinet instruit et étant communiste, il était devenu l’homme le plus en vue. Quant à moi, il m’a très bien reçu et m’a dit: “Aliosa(8), viens avec moi”. Et il m’a pris sous son aile et m’a inscris au Comsomol(9).

Et le lendemain ils ont commencé à répartir les biens des hommes du village, sans même avoir des dispositions d’en haut. Et la première fois ils sont entrés chez nous, à la maison, avec encore quelques hommes, avec la voiture et les chevaux du boyard du manoir (le boyard Antonevici, ils l’avaient arrêté en premier et l’avaient déjà envoyé en Sibérie). Le père était considéré chiabur(10) cependant personne dans le village n’avait de rancune contre lui, car il n’avait jamais porté plainte à la police et n’avait intenté de procès à personne, indifféremment de la cause ou de l’homme avec lequel il était en brouille. Nous avions un phonographe, j’ai tiré une cruche de vin de la cave, je l’ai mise sur la table, le phonographe jouait et ils ont commencé à enlever les choses des murs. La mère et le père tournaient en rond dans la maison et pleuraient tandis qu’ils disaient: “ça c’t’à vous, ça c’t’à nous, ça c’t’à vous, ça c’t’nous”. Et ils les distribuaient chez les pauvres. Ils sont partis de chez nous et sont entrés chez un voisin, un autre fermier. Et les gens n’ont plus pensé à opposer résistance au moment où ils ont vu que moi aussi j’étais avec eux et plus personne ne s’est opposé. Et ce jour-là nous sommes allés dans quelques cinq, six maisons, nous avons distribué le bétail, ce que chacun avait à la maison, dans le domaine et nous l’avons donné aux pauvres. Le lendemain, un filleul du père, Petia Enache, qui était estropié d’une jambe, est allé à Fàlesti et a porté plainte contre Sasa Zemba au chef-lieu du département parce qu’il s’était mis à distribuer les biens des gens sans ordre d’en haut. Et il dit: “Parrain Aliosa, voilà je suis allé porter plainte contre Sasa Zemba, voilà, j’ai un papier du chef-lieu du département qu’on rende aux gens tout ce qu’on a pris.” Et je suis allé à la maison de la culture où on faisait la horà(11), les phonographes chantaient et dansaient ceux qui se réjouissaient de la victoire des communistes. Et j’ai donné la lettre à Sasa, il l’a lue et a dit: “Si on me le mettait dans la main, je sortirais le revolver et le tirerais sur place.” Et le lendemain il a pris et a rendu aux gens tout ce qu’il leur avait pris. Et il est venu chez nous, et la mère, le père ont renoncé à tout, la mère a seulement dit: “Sasa, rends-moi seulement la table” C’était une table carrée, mais on en soulevait les bords et elle devenait une grande table ronde. Tandis qu’à moi il m’avait pris un bon pardessus que j’ai voulu récupérer mais il l’avait donné à un garçon dont le père, il s’appelait Kukubani, était forgeron chez nous, au village. Et tous ses enfants avaient été baptisés par le père et le père faisait ferrer ses chevaux chez lui et d’autre choses encore. Et ensuite Michia, ce garçon, a prié que je lui laisse ce pardessus et je le lui ai laissé.

Ca se passait à l’automne. Après un mois ou deux est venue une disposition selon laquelle on envoie aussi d’Albinet deux jeunes à l’école de comsomol de Bàlti. Et Sasa nous a envoyés, moi et la fille du forgeron, Valea. Nous sommes allés à Bàlti et là-bas, dès qu’ils ont vu mon autobiographie, ils ont commencé à se demander comment a pu arriver là le fils de Lungu, le plus grand chiabur d’Albinet. Et ils s’en sont pris à moi avec des questions, chaque jour venait quelqu’un du chef-lieu de la Région pour me questionner et me faire faire des déclarations. Et c’est seulement avec l’aide de Sasa qu’ils ne m’ont pas mis dehors même si, finalement, quand nous sommes rentrés à la maison, ils ont donné du travail à Valerka(12) à la maison de la culture, et pas à moi.

Après un mois ou deux on a appelé les instituteurs à un congrès à Chisinàu(13) tandis qu’à ce moment-là ont commencé les bombardements. C’était après le 20 juillet et les Allemands, avec les Roumains, se préparaient à attaquer les Russes. Avant ça cependant, à l’été 41’, avaient commencé les déportations, les commissaires politiques allaient de village en village pour arrêter les chiaburi et l’élite de l’ancien régime. Et un beau jour, quand le père nous a dit d’aller au binage, moi j’ai pris à travers champ, vers Fàlesti, parce que j’avais entendu qu’à la gare s’était rassemblé beaucoup de monde. Mais je n’ai pas pris par la chaussée, mais par les champs de maïs, tout droit. Quand je me suis approché de la gare, je me suis caché là-bas et j’ai vu comment les sentinelles russes faisaient grimper les déportés dans les wagons. Il y avait un fleuve de gens, des enfants, des femmes, des vieux et des hommes de toute espèce. Les déportés étaient les hommes en vue du village, des anciens maires, des hommes instruits et ceux qui passaient pour des vrais chiaburi, des “exploiteurs”. Tous, avec leur famille, étaient poussés dans le train, les enfants d’un côté et les parents de l’autre, on ne les conduisait pas au même endroit.

La majorité des déportations se faisait la nuit. Ils ont voulu prendre le père aussi, mais personne au village n’a voulu signer le papier contre lui et ils n’ont pas pu l’arrêter. Et ensuite, quand ils n’ont plus tenu compte d’aucune sorte de déclaration ou procédure, les gens ont commencé à dormir dans les champs.

Le soir on entendait toujours qu’on a amené je ne sais combien de gens du village un tel, d’un autre je ne sais combien, enfin... Cette nuit-là sont venues du chef-lieu du département quatre charrettes dans quatre villages. Et l’une d’entre elles est venue même chez nous au village et s’en est allée chez l’ancien maire. Celui qui était responsable pour notre village, Baranovschi, un NKVD-ist(14), avait de la sympathie pour moi, grâce à Sasa Zemba. Une fois, j’avais mis sur le cheval une haute selle, une selle d’officier, que j’avais reçue du mari de Nadia, ancien officier dans l’armée du tsar, et je me promenais à cheval dans le village. Et lui, quand il m’a vu à cheval, il m’a fait signe du doigt et m’a dit: “Aliosa...”, non, “Camarade Lungu, ainsi m’appelait-il, znaciti(15) (il disait znaciti à chaque parole), repose-toi à la maison, ne déambule plus à cheval dans le village.” Eh, et cette nuit-là, vers onze heures et demi, minuit, l’homme de service de la mairie a frappé à notre porte pour me transmettre l’ordre du camarade Baranovschi de sceller le cheval et de venir chez Dionisie Olaru, l’ancien maire. Je l’ai dit au père et il a soupiré profondément, il savait de quoi il était question, et parce qu’il ne savait pas si j’allais revenir ou non, nous avons fait nos adieux et il a dit, selon l’usage: “Pardonne-moi, je ne sais si on se reverra.” Baranovschi était, revolver en main, au milieu de la cour et Domnica, la femme de Dionisie, sortait de la maison des tapis, des oreillers, des vêtements, tout ce qui leur était permis de prendre avec eux, autant que la charrette pouvait en contenir. Dionisie était monté dans la charrette et était gardé par le charretier tandis que Domnica, entre deux voyages, se laissait aller à un éclat de larmes. Je suis entré à cheval dans la cour, je suis descendu de cheval, et Baranovschi: “Znaciti, camarade Lungu, reste sur le côté, ici, quelque part.” Après qu’ils eurent terminé de charger la charrette, il a encore dit: “Znaciti, camarade Lungu, tiens-moi le pied que je monte à cheval et toi monte dans la charrette.” Nous sommes sortis du village par la chaussée, vers le chef-lieu du département, vers Fàlesti, là-bas probablement avait dû être fixé le point de rencontre. Il était vers trois heures du matin, ou même vers quatre heures parce que, comme c’était l’été, le jour commençait à pointer. Nous avons passé le pont au-dessus du iaz(16) et là-bas, sur l’autre rive, nous nous sommes arrêtés car on entendait les charrettes des autres villages. A ce moment, Dominca dit: “Camarade Baranovschi, il y a chez Peisa une robe à moi, à laquelle je tiens très fortement. J’aimerais la récupérer, si nous restons encore ici.” Peisa était une juive, vieille fille, couturière du village. Baranovschi demeure un moment, réfléchit, m’appelle à part et me dit: “Znaciti, camarade Lungu, tu connais Peisa, tu sais où elle demeure.” “Eh, bien sûr.” ”Znaciti, va donc et amène la robe de Domnica. Mê’, znaciti, ne lui dis rien.” Je suis monté à cheval et quand je suis arrivé chez elle, j’ai frappé à la vitre, Peisa est apparue et je lui ai dit: “J’ai besoin de la robe de Domnica.” Et elle, sans que je ne lui ai rien dit, elle a su: “La pauvre, pauvre d’elle.” Et quand je suis revenu à la charrette, j’ai voulu donner la robe à Domnica, mais le camarade Baranovschi m’a crié: “Non, non, camarade Lungu, non. Znaciti, apporte-la d’abord ici.” Et il l’a prise et il a cherché s’il n’y avait pas quelque chose de caché dedans, un revolver ou quelque chose. Puis il la lui a donnée. Et quand sont arrivées les autres charrettes, il m’appelle sur le côté et me dit: “Camarade Lungu, va à la maison, mê’ znaciti, ne dis rien au père. (Et il me fait le signe de la main à la gorge, pour garder sa langue) Dans deux ou trois jours je t’enverrai aussi le cheval.” Et en vérité, le surlendemain il m’a envoyé le cheval, mais la selle n’y était plus. Et après encore deux ou trois jours, quand on commença à bombarder sérieusement Fàlesti et Bàlti, je suis allé au chef-lieu du département, il y avait une sentinelle là-bas et je dis: “J’ai à faire avec le camarade Baronovschi.” Et quand je suis arrivé chez lui, il avait les larmes aux yeux parce que les Russes avaient déjà commencé à se retirer et les routes n’arrivaient plus à contenir tous les Roumains et les Allemands, il se passait alors un déploiement de forces: “Qu’est-ce qu’il y a, camarade Lungu ?” Je dis: “Camarade Baranovschi, la selle là, j’y tiens très fort.” Mais lui se frappe la tête comme ça et dit: “Camarade Lungu, znaciti, t’as encore besoin de ta selle maintenant ? Sois content que je t’ai aidé et que tu t’es sauvé.” Et je suis parti. Mais de Domnica et de Dionisie Olaru je n’ai plus jamais entendu parler. Cette été-là, eux deux et le vieux qui avait été secrétaire de mairie, pisari(17), à l’époque des tsars, ont été l’obole de notre village pour la Sibérie.

Avant de commencer l’offensive de juin 1941, les Allemands ont bombardé avec force l’aérodrome de Bàlti. Moi, les Russes m’ont emmené, la nuit, avec la charrette, pour faire des papiers et fixer les points de repères militaires et civils dans chaque localité, pour quand ils allaient revenir. Dans le village nous avions un dépôt d’armements et de vêtements et, quand ont commencé les bombardements des Allemands, toute la garde a fui et il n’est resté qu’un soldat russe qui s’est caché chez le forgeron du village, chez Kukubani, lui aussi d’origine russe. Sachant cela, je suis allé avec un ami, nous avons pris au dépôt des costumes militaires (des ghimnastiorcà comme on appelait ses pardessus légers, de printemps), nous sommes allés à la maison et nous nous sommes amusés d’étonnement en nous habillant en militaires et en imitant les Russes. Puis, une partie de ces effets, nous l’avons cachée dans une remise à nous, avec un ballot de mahorcà(18) que nous avions trouvé là-bas. Le lendemain ou le surlendemain, avec un soldat allemand qui était venu en avance au village, nous avons pris ce Russe, nous l’avons fait grimper dans une charrette et donné aux Allemands.

Mon frère Manea est mort en 1940, quand nous étions encore occupés par les Russes. Et quand les Roumains sont entrés en Bessarabie, en juin 1941, l’armée a arrêté les communistes directement à la maison. Ils les jugeaient en un clin d’oeil et les mettaient en prison. Et alors ils ont arrêté Sasa et il me semble qu’ils ont arrêté aussi ses parents... non, ses parents étaient depuis longtemps réfugiés en Roumanie. Sasa Zemba n’est pas resté longtemps en prison, deux ans il me semble ou quelque chose comme ça, parce qu’après, quand j’étais à Iasi, réfugié, il est venu chez moi et il est resté une nuit entière à discuter. Il disait: “Tu as vu, Aliosa, que de bien j’ai fait pour toi mais toi tu n’as pas pu me sauver de la prison. Ce n’est rien, c’est la vie.” Et après que les Russes soient revenus en 1944, il est resté à Albinet et il s’est marié avec une Russe. Et à chaque fois que j’allais à Albinet, il n’y avait pas une fois que je m’arrêtais par chez lui, avec un cadeau ou quelque chose. Il était instituteur au village et en dehors de ça il ne faisait rien, il lisait seulement et buvait, il avait une chambre pleine de livres de haut en bas, il lisait et écrivait des poésies.

De moi, ils ont voulu me faire le maire, parce qu’ils savaient que j’avais été avec les communistes sans le vouloir. Et malgrè que je n’ai pas accepté parce que je voulais ouvrir une boutique, ils ont fait de moi une sorte d’aide du maire. Je les ai pourtant laissés tous à leur sort et me suis mis au commerce parce qu’il était resté après les Russes une mutitude de marchandises et de matériaux et surtout ce grand ballot de mahorcà. J’ai vendu cette mahorcà et j’ai réussi à me procurer de l’argent avec lequel je suis parti acheter de la marchandise à Iasi. Dans le magasin d’Albinet je vendais des produits de manufacture, de bonneterie, des étoffes, des batiks, des verres de lampe, du gaz lampant que j’amenais en tonneaux du dépôt et toute sorte de marchandise d’épicerie. La marchandise, je l’amenais de Iasi, de Cernàuti, de Bârlad, selon le cas. D’habitude, le transport depuis Iasi, je le faisais en charrette à chevaux. A Cernàuti ou à Bârlad, cependant, j’allais en train, tandis que la marchandise je l’amenais aussi par voie ferrée, jusqu’à Fàlesti. A Cernàuti, la majorité des commerçants étaient juifs, je passais chez eux commande contre remboursement, la marchandise t’arrivait à la maison et quand tu la recevais, tu envoyais alors l’argent. Les CFR(19) était à l’époque comme une armée, tu pouvais compter sur eux, sans faute. Par exemple, on m’a envoyé une fois un ballot de marchandise de Iasi et, probablement que par erreur, ils ont écrit Floresti au lieu de Fàlesti et, quand je suis allé récupérer ma marchandise, je ne l’ai pas trouvé. Et les CFR, après que j’eus gagné le procès, m’ont alors dédommagé et l’argent de dédommagement m’a suivi par tous les lieux par où j’ai battu le pavé quand j’étais réfugié jusqu’à ce qu’il me soit finalement tombé dessus à Râmnicu Sàrat.

Quand j’arrivais avec la marchandise, en deux ou trois heures je vendais tout et je partais immédiatement en chercher d’autre. J’ai fait quelques trois ou quatre voyages seul, puis, un beau jour, quand je suis revenu de Cernàuti, le père m’a dit que son filleul, Sasa Marcu, était de par chez nous. Il voulait ouvrir lui aussi une boutique et il s’était informé sur moi, pour savoir si je ne voulais pas qu’on soit camarades, associés. Nous nous sommes associés et, puisque moi j’avais le domaine à la sortie du village, tandis que lui avait sa maison dans le centre, on a finalement fait la boutique chez lui. Entre temps je suis aussi devenu son parrain, je lui ai baptisé une petite fille (il avait six enfants). Moi je suis parti en refuge, mais lui est resté en Bessarabie et les Russes l’ont arrêté. Ils ne l’ont pourtant pas tenu longtemps en prison et, à la fin, il est devenu brigadier au colhoze d’Albinet. La dernière fois quand je suis allé chez lui, il ne m’a plus reconnu, il restait au lit et, après que je lui ai dit qui j’étais, le parrain Aliosa, il a commené à pleurer: “Je n’ai rien à te servir, il n’y a plus rien dans la maison...” Et maintenant je ne sais plus, je ne suis pas allé de par là-bas depuis deux ans, s'il vit encore ou non, s'il est mort...

Moi j’étais toujours sur les routes. Sasa Marcu était à la maison et vendait la marchandise. Après un an, pourtant, je me suis marié et on a divisé la boutique en deux: “Parrain Sasa, ai-je dit, pour que nos femmes ne se disputent, que l’un ait pris plus et l’autre moins, si petite que soit la bagatelle que nous avons, nous la divisons par deux, même si on doit en perdre l’utilité. La balance, le comptoir, les étagères, tout l’inventaire, nous les rassemblons et nous les tirons au sort, les étoffes on les divise en deux, toute la marchandise on la pèse et on la répartit kilogramme par kilogramme.” Et nous nous sommes séparés en paix et bons amis et à chaque fois que j’allais chercher de la marchandise, j’en apportais à lui aussi.

A la fin de 1941, le Prut était libre, on tenait des marchés de bétail à Bivolari et à Fàlesti. J’avais un ami maquignon de bétail qui faisait du commerce de part et d’autre du Prut et plus particulièrement avec un gendre de mon futur beau-père, Dumitru Arhip. En passant par chez eux, à Tabàra, ce maquignon a vu qu’ils avaient des filles à marier. Moi j’avais 27 ans et, à chaque fois qu’il venait chez moi, le soir, avant de fermer la boutique, je comptais l’argent, on buvait un verre de vin et il me disait toujours: “Aliosa, pourquoi ne te maries-tu pas, voilà que je t’ai trouvé une fille dans un tel endroit, en Roumanie, je m’en vais te marier là-bas. Tu la verrais, belle, bonne ménagère, j’ai parlé avec elle et elle me dit toujours: [Eheh, à chaque fois tu me dis que tu viens avec un gendre, et tu n’amènes personne.] ”Et moi je répondais toujours que je n’ai pas le temps, que les routes, le commerce... La mère, que Dieu lui pardonne, me disait elle aussi la même chose, que je me marie, que je me marie, qu’elle allait bientôt trépasser et moi j’avais 27 ans et c’était le moment où elle devait me savoir mis en ménage. Eh, bien sûr...

Un beau soir, j’étais rentré d’une noce et la mère avait fait de la chiscà(20), on venait juste d’égorger le cochon de Noël. Et devant un verre de vin, le maître du village (il s’appelait Toma et était d’Urziceni) dit: “Marraine Natasa, tu sais que je te le marie moi, Aliosa, maintenant, en un tournemain.” Et il y avait aussi avec nous le parrain de Sasa Marcu, de Miorcani, qui connaissait lui aussi Dumitru Arhip et Tincuta. Il avait deux bons chevaux, je leur ai harnaché le traîneau que m’avait fait un grand maître d’Albinet, un traîneau de luxe, de promenade, et allez en Roumanie. Et il faisait un de ces gels, dans les moins 20, moins 25 degrés, le Prut gelé, on est passé directement dessus et nous sommes arrivés à Tabàra vers dix heures du soir. Tout cela se passait vers janvier, février 1942, oui, parce qu’à l’automne 42’ nous nous sommes mariés.

Et quand nous sommes arrivés, les grelots du traîneau, du tapage, les chiens (ils devaient avoir sept ou huit chiens car c’était un grand domaine, avec beaucoup de moutons) ont commencé à aboyer. A la porte c’est Tincuta elle-même qui nous a ouvert: “Qui est là ?” “Mademoiselle, voilà, nous sommes venus de Bessarabie, voilà comme ci et comme ça...” Mais elle se met les mains à la tête, elle va à la maison, ils étaient tous là-bas: “Mère, père, voilà qu’on est venu de Bessarabie.” Et eux: “Malheur à nous, par ce temps-là, avec ce gel... Appelle-les dans la maison, au moins ils ne peuvent ni rester là ni repartir.” Et elle est revenue, elle a ouvert la porte, nous avons tiré le traîneau devant la maison, j’ai mis les baranite sur les chevaux (j’avais des baranite(21) en peau de mouton, grands, faits spécialement pour envelopper les jambes et les genoux des chevaux, l’hiver, quand je partais sur les routes) et nous sommes entrés dans la maison. “Bonsoir.” “Bonsoir.” Le parrain de Sasa Marcu est entré directement dans le sujet: “Regardez, monsieur Arhip, comme je vous l’ai promis, je suis venu de Bessarabie, comme ci et comme ça...” “Vous avez bien fait d’être venus.” Et il a sorti une cruche de vin et alors j’ai pris moi aussi courage et j’ai dit: “Monsieur Arhip, il m’a parlé de la fille, de vous. Moi je veux me marier, le temps passe...” “Eh bien monsieur, mais cela ne se fait pas comme tu batterais des mains. Il faut que je vienne moi aussi connaître vos parents, que je vois d’où vous êtes, parce que quand même nous ne sommes pas à la foire.” Et nous avons établi que je devais encore passer par là-bas. Etant cependant occupé par le commerce, avec les affaires, je n’y suis plus retourné. Quelques mois sont passés et ce maquignon de bétail passait toujours par chez nous et me disait: “Tu n’es plus passé par Tabàra, pa’ce que le vieux et même la fille me disent: [Tu te vantes, monsieur, et patati et patata, que s’il voudrait, il viendrait...]”

Enfin, un beau dimanche, je n’étais parti nulle part, il faisait un temps de pluie et je me suis décidé d’aller chez eux. J’ai sellé le cheval, je suis monté et je suis parti. Quand je suis arrivé à Tabàra, chez eux, je n’ai trouvé que les deux filles, qui étaient restées à la maison. Tincuta et sa soeur plus petite de deux ans. J’ai demandé où étaient les parents et elles m’ont dit qu’ils étaient allés à la foire, à Glodeni, de sorte que je suis resté deux ou trois heures, pendant lesquelles elles m’ont servi du café, avec de la confiture, ils ne sont pas venus et je suis parti. Et à nouveau je n’y suis pas allé un bout de temps, pas beaucoup de temps, dans les deux mois, je crois. Finalement je me suis pourtant décidé à y aller encore une fois. Et j’y suis allé, et cette fois-ci je les ai tous trouvés à la maison, et nous nous sommes entendus pour que le dimanche suivant ils viendraient parler avec mes parents. En vérité, le dimanche à dix heures, sont apparus les beaux-parents avec la future épouse. Nous les avons reçus, nous avons discuté avec tout le monde et nous avons décidé de faire la noce le 4 octobre 1942. Et c’est ainsi que ça s’est passé.

Le samedi matin nous sommes allés avec tous les invités d’Albinet à Tabàra et nous sommes restés là-bas de l’après-midi jusque vers le soir. Le soir quand nous sommes partis, il faisait beau, chaud, grande poussière sur la route, sécheresse, les jentes des charrettes entraient dans la poussière comme dans du sable. Le dimanche, tous les invités se sont rassemblés à Albinet, dans les 30 à 35 personnes, des parents, des amis, des filleuls, des parrains. Nous sommes allés à l’église, au mariage, et puis nous sommes venus à la maison, où la noce a continué toute la nuit. Le lendemain matin nous nous sommes reposés, l’après-midi nous nous sommes de nouveau mis à table et vers le soir la fête a recommencé.

Nous sommes restés tous les deux à Albinet, nous habitions maintenant à un bout du village. La boutique, je la tenais toujours dans le centre, dans le domaine du parrain Sasa Marcu, mais, après environ un mois, Tincuta a dit qu’il serait bien de faire boutique séparée. Le père avait eu une maison dans le centre, au temps des tsaristes, il avait tenu lui aussi une boutique, Monopole il l’appelait. Il avait donné la maison à un frère mais celui-ci n’avait pas voulu y aller et l’avait vendue à un notaire. Celui-là, à son tour, l’a vendue à un chef de poste qui, finalement, a été muté pour raison disciplinaire, pour des infractions, dans le département de Hotin. Comme je savais son adresse, je suis allé chez lui (il s’appelait Rosca et il était originaire des environs de Botosani) et nous avons tout de suite conclu le marché, nous avons fait les actes (que j’ai encore maintenant) et j’ai ouvert la boutique dans la maison qui était maintenant de nouveau la nôtre.

En ce temps-là, en Bessarabie, tout le monde, de n’importe quelle nation qu’il fut, vivait dans la paix et dans l’amitié. Il n’y avait aucune jalousie entre nous, on ne se souvenait même pas que celui-là était tsigane ou celui-là était juif, jidan(22). Les tsiganes demeuraient dans des baraques ou dans des maisons en brique de torchis et ils n’étaient pas trop travailleurs, ils allaient et venaient plutôt en mendiant. On ne parlait pas de vol alors, ils n’y avait pas de voleurs, mais seulement des brigands qui vagadondaient sur la grande route et que les gendarmes attrapaient. En fait, il n’y avait même pas trop de quoi voler parce que tout le monde avait de quoi manger et de quoi vivre, si tu travaillais une journée, tu pouvais vivre dans l’aisance une semaine, ainsi il faisait bon vivre. Ou bien, sinon, on allait mendiant de maison en maison et chacun te donnait au moins un demi kilogramme de farine de maïs, un oeuf ou deux, ou ce qu’il avait dans la maison, les mendiants ne repassaient la porte sans aumône. Ainsi était la coutume, si tu faisais l’aumône, elle était reçue pour l’âme des morts, pour la bonne marche du domaine. Pour faire le feu, on trouvait du bois sec dans la forêt, il y avait peu de monde, les épis des champs suffisaient pour tous.

En ce qui concerne les controverses ou les disputes, si deux hommes étaient en brouille, ils appellaient deux vieux du village, deux propriétaires, et ils les jugeaient eux, pourquoi as-tu fait ça, qui est coupable, réconcilliez-vous, toi donne-lui raison, qu’as-tu besoin d’aller aux assises. Et tout le monde était satisfait, de rares cas allaient jusqu’au procès, à Bàlti ou à Fàlesti, une route de 6 km.

A côté du lac se trouvait le moulin d’un allemand, Pafingolds, qui avait eu beaucoup de chance avec des parents d’Allemagne de qui il avait reçu un moteur pour le moulin. Ensuite, avec l’argent gagné, il avait fait un autre moulin à blé, un meilleur. Les gens venaient depuis le Royaume(23) pour moudre là-bas de sorte que le moulin marchait à continuer, on l’arrêtait seulement le dimanche matin, le temps que le prêtre fasse son service. Les charrettes avec des hommes restaient 3 ou 4 jours pour moudre, il y avait beaucoup de pain, beaucoup de blé... Ensuite, tout de suite après l’arrivée des Russes, en 1940, Pafingolds est parti, il s’est rapatrié car ils avaient été annoncés à l’avance et tous ceux qui l’ont voulu sont partis sans entrave.

Pour les Juifs, quand sont alors entrés les Allemands en Bessarabie, ça a été dur. Ils les ont tout de suite tous arrêtés et ils les ont mis dans un camp, indifféremment qu’ils étaient riches ou pauvres. Ceux qui ont été plus rusés et se sont rendus compte de ce qui les attendait étaient partis à temps en Roumanie. Ceux qui étaient attachés à leurs biens et à leurs amis, à leurs parents et qui sont restés en Bessarabie, ils les ont tous mis dans des camps, absolument tous, jusqu’à Peisa la couturière ou bien ils les ont fusillés comme des chiens. Ils avaient fauté eux aussi, il est vrai, en 1940, en se mettant du côté des Russes et en harcelant les troupes roumaines qui se retiraient.

Au début, la guerre ne nous a affecté en rien, si ce n’est par le fait qu’une partie des parents et des amis était mobilisée sur le front. En ce qui me concerne, je ne sais plus comment ça se fait qu’ils n’aient pas fait attention à moi et je n’ai pas été mobilisé contre les Russes en 1941. En fait, n’était pas mobilisé tout le monde et spécialement ceux qui faisait du commerce ou une autre activité bénéfique à l’Etat roumain, au moins durant la première phase. Les nouvelles du front n’étaient pas terribles et nous commencions à comprendre que les Allemands allaient perdre la guerre, et nous avec eux, et nous savons que si les Russes viendraient de nouveau de par chez nous, il ne fallait pas à en attendre grand bien. Après que nous nous fûmes refugiés en Roumanie, deux de mes frères ont été mobilisés et ont combattu sur le front, au début contre les Russes et ensuite, après le 23 août 1944(24), vers l’ouest, contre les Allemands.

(à suivre...)

Traduit du roumain par Didier SCHEIN

Notes :
(1) Bien que la Bessarabie faisait partie de la Roumanie depuis 1919, Alexei Lungu continue de faire la distinction entre l’ancien Etat et sa région d’origine, anciennement possession de la Russie tsariste.
(2) Cotroceni: il s’agit du Palais Royal, dans le centre de Bucarest.
(3) Schimbas (pluriel schimbasi): autrefois soldat qui ne faisait son service que 7 jours par mois.
(4)Schimbàsoi: diminutif de schimbasi.
(5) lei : monnaie roumaine (au singulier leu).
(6) En 1940, suite à un ultimatum lancé à la Roumanie et, conformément à l’accord secret entre Hitler et Staline, l’URSS s’empara de la Bessarabie.
(7) Le Prut: rivière, affluent du Danube, qui forme la frontière entre la Roumanie et la Bessarabie.
(8) Aliosa: en russe, diminutif d’Alexei.
(9) Comsomol: en russe, sigle de Kommunistitcheski Soiuz Molodioji (Union Communiste de la Jeunesse).
(10) chiabur (pluriel chiaburi): en roumain, paysan cossu, correspondant au koulak russe.
(11) La horà: danse traditionnelle roumaine, ronde collective.
(12) Valerka: diminutif de Valea.
(13) Chisinàu: capitale de la Bessarabie.
(14) NKVD-ist: membre du NKVD, policie politique soviétique, ancêtre du KGB.
(15) znaciti: en russe, donc.
(16) iaz: étang artificiel aux abords du village, utilisé notamment en cas d’incendie.
(17) pisari: ancien mot roumain pour désigner un secrétaire, un rond-de-cuir.
(18) mahorcà: variété de tabac de qualité secondaire, cultivée pour des utilisations industrielles.
(19) CFR: abréviation de Càile Ferate Române (Chemins de Fer Roumains).
(20) chiscà: terme régional, sorte de boudin.
(21) baranite (au singulier baranità): sorte de housse pour couvrir les chevaux.
(22) jidan: sobriquet roumain pour appeller les Juifs.
(23) le Royaume: ainsi appelait-on la Roumanie d’avant l’unification de 1919, pour la distinguer des nouvelles provinces, la Bessarabie et la Transylvanie, rattachées après la Première Guerre Mondiale.
(24) le 23 août 1944, un coup d’Etat organisé par l’ensemble de la classe politique et le Roi Mihai aboutit à l’arrestation du chef du gouvernement pro-allemand, le maréchal Antonescu, et à un retournement d’alliances (la signature de la paix avec l’URSS et la déclaration de guerre à l’Allemagne).