Didier
SCHEIN

Août 2001

ans notre monde où la circulation des hommes, des marchandises et des capitaux rend de plus en plus factices les frontières étatiques, parler anglais est devenu indispensable. Bien que le prétendu statut de langue universelle ne soit qu’une illusion, un abus de langage (aucune langue n’a jamais été universelle et l’anglais en est encore très loin), être anglophone représente de nos jours un facteur de réussite incontournable. On ne saurait le nier. La langue anglaise est même sur le point de s’imposer comme langue “unique” de l’Union Européenne, en dépit des prétentions, plus ou moins légitimes, à un partage du gâteau de l’allemand, du français, de l’espagnol ou de l’italien. L’Europe de demain serait donc une Europe de bilingues (exception faite bien sûr des Britanniques qui - à tout seigneur tout honneur - sont souvent de piètres polyglottes). À défaut d’être une Europe de polyglottes, car parler anglais est souvent la solution de facilité qui empêche d’apprendre plusieurs langues.
L’avenir de l’Union Européenne passe d’autre part aussi par un élargissement vers la partie orientale du continent, même si l’acceptation de cet élargissement se fait très timidement, comme s’il nous fallait mettre à bas le limes qui nous sépare du monde des barbares. Or, depuis l’éclatement de l’URSS et de la République Fédérale Socialiste de Yougoslavie, l’Europe orientale ressemble à une mosaïque ethnique aux ramifications parfois particulièrement enchevêtrées. Si l’on regarde une carte des langues parlées en Europe, l’impression de diversité à l’est du continent est encore plus forte, et notamment dans sa partie sud-orientale, celle qui va des Balkans à la Moldavie. En effet, la richesse linguistique fut, jusqu’à des temps pas très reculés, exceptionnelle dans cette partie de l’Europe. Par exemple à Chisinàu, jusqu’à la seconde guerre mondiale, vivait une société fortement cosmopolite : à côté des Roumains, Russes et Ukrainiens, vivait dans la capitale bessarabe une forte communauté juive de langue yiddish, ainsi que des Bulgares, Allemands, Arméniens, Grecs, Tsiganes... Le même foisonnement existait à Belgrade sous l’Empire ottoman et jusqu’à la première guerre mondiale: on y parlait le serbe, la langue de la majorité ethnique, le turc, la langue politique, le grec, la langue culturelle et religieuse, l’aroumain, la langue du petit commerce, l’arménien, la langue des marchands de café, le yiddish et le ladino (langue des juifs sépharades). Il est vrai que les villes peuvent faire figure d’exception en tant que microcosmes dans lesquels se mêlent des populations diverses, voire bigarrées. Pourtant dans les campagnes du sud-est européen la mosaïque des populations a été un fait également longtemps indéniable. Un des cas les plus remarquables est peut-être celui de la Voivodine, région du nord de la Serbie qui appartint à l’empire austro-hongrois jusqu’en 1918, et où le foisonnement ethnique et linguistique est encore d’actualité (seules les populations germanophones y ont disparus à la suite des deux guerres mondiales). Aujourd’hui, à côté des deux plus fortes populations, serbe et hongroise, demeurent des villages roumains, ruthènes (de langue ukrainienne), slovaques, russiniens (et oui, cela existe !...), tsigane..., en n’oubliant de mentionner le cas de villages où ces populations se trouvent également mélangées...


Dans de telles conditions, dans lesquelles différence et proximité sont comme les deux versants indispensables de toute vie sociale, être polyglotte a longtemps été une valeur innée et indispensable de la communauté citadine ou villageoise. La vie sans plurilinguisme était inpensable. En Voivodine, au début du siècle, les citadins parlaient le hongrois et le serbe, souvent encore l’allemand; dans les villages tout le monde parlait la langue majoritaire du village, de même que celle de la ou des minorités. Une connaissance, originaire du Banat roumain tout proche, de nationalité (et donc de langue maternelle) croate, parle aussi parfaitement le roumain, mais également l’allemand et le hongrois, puisque vivaient aussi des Allemands et des Hongrois dans son village natal.
Parler 3, voire 4 ou 5 langues n’était donc pas un fait exceptionnel dans cette région de l’Europe. Cependant, les polyglottes y sont, depuis le début du XXème siècle, et plus encore depuis 1945, sur la défensive. L’apparition d’Etats nationaux a placé en position de “minorités nationales”, donc d’infériorité, des populations qui jusque là avaient, dans les Etats supranationaux que formaient les Empires austro-hongrois et ottoman, une position égale à tous les autres. Peu à peu, et encore plus avec la croissance de l’urbanisation, parler une langue minoritaire est devenu un signe d’archaïsme, la marque d’appartenance à une société villageoise passéiste. Si la modernité encourageait l’apprentissage de la langue de la majorité par les minorités ethniques, devenue indispensable pour s’adresser aux administrations, pour faire des études et excercer une profession autre qu’agricole, elle condamnait en retour l’apprentissage d’une langue minoritaire par les membres de la majorité. Dans les villes de Voivodine, si aujourd’hui les Hongrois, Roumains, Slovaques, Ruthènes ou autres Tsiganes parlent tous le serbe ou le hongrois, voire les deux, très rares sont par contre les Serbes bilingues.
Aujourd’hui l’Occident représente pour les populations de ces pays une nouvelle forme de la modernité. Si l’anglais semble petit à petit s’imposer comme langue commune de l’Union européenne, il représente de plus en plus la langue de l’ouverture à l’ouest, la langue du progrès et de l’avenir pour les jeunes générations des pays d’Europe orientale. Il en arrive même à concurrencer les langues étrangères traditionnellement pratiquées, l’allemand en République tchèque, en Pologne et en Hongrie, et le Français surtout en Roumanie, mais aussi en Bulgarie et en Moldavie. Parler anglais est devenu une priorité pour les jeunes de pays qui cherchent à s’insérer dans les réseaux économiques mondiaux et dont la perspective, à plus ou moins long terme, est l’intégration dans l’Union Européenne. Ainsi, être polyglotte signifie maintenant de plus en plus, et seulement, parler anglais; alors que pour les générations précédentes il s’agissait de s’entendre avec ses voisins proches du quartier ou du village. Avec l’apparition de cette nouvelle donne, quelles sont les chances de survie ou les possibilités de modification du plurilinguisme traditionnel d’Europe orientale ? L’imitation des modèles culturels occidentaux n’aboutirait-elle pas à une acculturation qui en arriverait à menacer la communication intercommunautaire ?


La réponse à ces questions ne peut être uniforme car l’Europe orientale se divise en de multiples micro-régions, dont les limites ne se calquent pas forcément sur les frontières étatiques, et qui possèdent chacune de grandes particularités. En ce qui concerne la plupart des anciennes républiques soviétiques, le bilinguisme devrait s’affirmer, le russe, la langue de l’ancienne majorité devenue minorité nationale au poids parfois important (plus de 30% de la population au Kazakhstan, en Lettonie et en Estonie) et prenant peu à peu le statut de langue de communication internationale et commerciale dans le vaste espace de la CEI. Le cas des autres régions dépend à la fois de conditions politiques mais aussi du poids des différentes communautés ethniques minoritaires. Un bilinguisme réel, que pratiquerait les deux communautés, majorité et minorité, a des chances de subsister dans des régions où demeure une forte minorité ethnique, par endroit même majoritaire, et qui y possède un reconnaissance et des droits indéniables. Il s’agit notamment des régions de minorité hongroise: la Transylvanie roumaine où habitent encore entre 1,5 et 2 millions de Hongrois et, dans une moindre mesure, le sud de la Slovaquie et la Voivodine. Par contre au Kosovo, l’avenir du bilinguisme serbe-albanais s’est bien obscurci depuis quelques décenies et ne dépend plus maintenant de la seule volonté des populations, mais aussi des intérêts d’acteurs internationaux étrangers à la région. Enfin le cas de régions où demeurent des minorités de moindre importance est extrêmement complexe car correspondant à des situations très diverses. Le bilinguisme n’est souvent que le fait des minorités ethniques, les membres de la majorité nationale ne pratiquant plus que leur propre langue maternelle. Souvent même l’enjeu de ce bilinguisme pour les minorités réside dans la conservation de la langue maternelle, à côté de la langue nationale parlée dans le pays: tragédie d’une situation où le bilinguisme se perd par oubli de la langue maternelle de la communauté. La cause est déjà quasiment enterrée pour les derniers habitants de quelques villages d’Istrie (Croatie) parlant encore le valaque ou istro-roumain et elle demeure préoccupante pour les plusieurs centaines de milliers d’Aroumains en Macédoine, en Albanie, en Bulgarie et surtout en Grèce (dans le massif du Pinde, en Thessalie et dans la Macédoine grecque, les membres de cette communauté représentent une masse encore importante mais, bien que détenant un passeport européen, n’y jouissent toujours d’aucune reconnaissance officielle de la part de l’Etat hellénique). L’attrait de la modernité engendre le risque que les jeunes générations ne parlent plus la langue d’origine de la communauté et, parfois, ne la comprennent même plus. A moyen terme, c’est la disparition d’une langue et d’une culture qui est en jeu. Le combat pour le maintien du bilinguisme s’identifie alors avec celui pour la survie d’une culture originale. Le maintien d’une langue et d’une culture communautaire dans les minorités ethniques dépend finalement également d’un facteur extérieur: l’existence ou non d’un Etat où la minorité en question formerait la majorité nationale capable de soutenir, politiquement et culturellement mais également grâce à des liens familiaux, les communautés d’outre-frontière et de défendre leur cause. C’est le cas pour les Hongrois de Voivodine, de Transylvanie et de Slovaquie, ainsi que pour les Roumains de Voivodine, d’Ukraine et de Hongrie; ça ne l’est pas pour les Russiniens et les Ruthènes de Voivodine, ni pour les Aroumains.


La préservation du plurilinguisme en Europe orientale est ainsi fortement dépendante de facteurs politiques. Alors que l’Etat-nation représente toujours le modèle de développement pour ces Etats, mais aussi pour la communauté internationale, doit-on considérer que le plurilinguisme est, dans l’état actuel des choses, sérieusement menacé ? Le fait est indéniable. Le réglement des différentes crises yougoslaves nous ont montré que les Tudjman, Milosevic et Izetbegovic défendaient en fait le même projet que les acteurs internationaux: la construction d’Etats-nation unitaires sur les ruines de l’ancien Etat multi-ethnique yougoslave. Pourtant actuellement des exemples de mosaïques ethniques demeurent encore dans notre continent, pour lesquelles il paraît urgent d’inventer un projet de société civile, dans lequel le plurilinguisme devrait tenir une place primordiale. Il s’agit de la Moldavie où le bilinguisme officiel roumano-russe masque en fait une situation plus complexe car le russe, bien que seconde langue de la République, est la langue de communication intercommunautaire (les Ukrainiens, Gagaouzes, Juifs, Bulgares, etc, sont souvent pour la plupart russophones mais encore rarement roumanophones). Il s’agit ensuite de la Macédoine où le problème est d’une urgence toute actuelle, mais ne se limite pas qu’à un dualisme macédo-albanais, puisque demeurent dans le jeune Etat également d’importantes minorités turque, tsigane (pour ces deux communautés la confession musulmane renforce la cohésion de la communauté), serbe, aroumaine etc. Il s’agit enfin bien sûr de la Voivodine, dont le cas a déjà été évoqué. L’histoire nous montre que depuis un siècle le modèle occidental de l’Etat-nation s’est peu à peu imposé à l’est du continent: car si la Yougoslavie n’était en fait qu’un dernier morceau des empires pluriethniques austro-hongrois et ottoman, les trois dernières mosaïques énoncées ci-dessus ne sont plus que des petits bastions sérieusement menacés. Et avec eux, menacées également les minorités qui y vivent. L’Etat-nation serait-il donc le seul modèle viable ? L’organisation confédérale sur une base cantonale a pourtant assuré la longévité d’un Etat comme la Suisse dont, que l’on sache, les quatre communautés linguistiques n’ont pas recours à l’anglais pour se comprendre. Le projet est donc viable et mérite d’être imaginé. L’intégration des ces régions dans une Union Européenne qui oserait jouer le risque d’une décentralisation extrême serait peut-être une solution. Est-elle utopique ? L’histoire nous apprend également que l’attrait de la modernité, la soif de progrès n’est jamais éternelle: en s’ouvrant sur l’extérieur, l’homme perd finalement un peu de lui-même et, tôt au tard, vient le besoin irrésistible de se retrouver et de réapprendre les traditions de son terroir.

Didier SCHEIN


Pour en savoir plus

Depuis sa création en 1991, le Centre international de recherche en aménagement linguistique (CIRAL), autrefois connu sous le nom de Centre international de recherche sur le bilinguisme, s'intéresse au domaine de l'aménagement linguistique, tout particulièrement à l'étude des situations linguistiques et des phénomènes de contacts interlinguistiques à l'échelle nationale et internationale. En mettant la section aménagement linguistique à votre disposition, le CIRAL veut concrétiser cet intérêt en favorisant la diffusion et l'échange des connaissances dans ce vaste domaine de recherche et d'intervention sociale qu'est l'aménagement linguistique.

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