ans notre monde où la circulation des hommes, des marchandises et des capitaux rend de plus en plus factices les frontières étatiques, parler anglais est devenu indispensable. Bien que le prétendu statut de langue universelle ne soit quune illusion, un abus de langage (aucune langue na jamais été universelle et langlais en est encore très loin), être anglophone représente de nos jours un facteur de réussite incontournable. On ne saurait le nier. La langue anglaise est même sur le point de simposer comme langue unique de lUnion Européenne, en dépit des prétentions, plus ou moins légitimes, à un partage du gâteau de lallemand, du français, de lespagnol ou de litalien. LEurope de demain serait donc une Europe de bilingues (exception faite bien sûr des Britanniques qui - à tout seigneur tout honneur - sont souvent de piètres polyglottes). À défaut dêtre une Europe de polyglottes, car parler anglais est souvent la solution de facilité qui empêche dapprendre plusieurs langues.
Lavenir de lUnion Européenne passe dautre part aussi par un élargissement vers la partie orientale du continent, même si lacceptation de cet élargissement se fait très timidement, comme sil nous fallait mettre à bas le limes qui nous sépare du monde des barbares. Or, depuis léclatement de lURSS et de la République Fédérale Socialiste de Yougoslavie, lEurope orientale ressemble à une mosaïque ethnique aux ramifications parfois particulièrement enchevêtrées. Si lon regarde une carte des langues parlées en Europe, limpression de diversité à lest du continent est encore plus forte, et notamment dans sa partie sud-orientale, celle qui va des Balkans à la Moldavie. En effet, la richesse linguistique fut, jusquà des temps pas très reculés, exceptionnelle dans cette partie de lEurope. Par exemple à Chisinàu, jusquà la seconde guerre mondiale, vivait une société fortement cosmopolite : à côté des Roumains, Russes et Ukrainiens, vivait dans la capitale bessarabe une forte communauté juive de langue yiddish, ainsi que des Bulgares, Allemands, Arméniens, Grecs, Tsiganes... Le même foisonnement existait à Belgrade sous lEmpire ottoman et jusquà la première guerre mondiale: on y parlait le serbe, la langue de la majorité ethnique, le turc, la langue politique, le grec, la langue culturelle et religieuse, laroumain, la langue du petit commerce, larménien, la langue des marchands de café, le yiddish et le ladino (langue des juifs sépharades). Il est vrai que les villes peuvent faire figure dexception en tant que microcosmes dans lesquels se mêlent des populations diverses, voire bigarrées. Pourtant dans les campagnes du sud-est européen la mosaïque des populations a été un fait également longtemps indéniable. Un des cas les plus remarquables est peut-être celui de la Voivodine, région du nord de la Serbie qui appartint à lempire austro-hongrois jusquen 1918, et où le foisonnement ethnique et linguistique est encore dactualité (seules les populations germanophones y ont disparus à la suite des deux guerres mondiales). Aujourdhui, à côté des deux plus fortes populations, serbe et hongroise, demeurent des villages roumains, ruthènes (de langue ukrainienne), slovaques, russiniens (et oui, cela existe !...), tsigane..., en noubliant de mentionner le cas de villages où ces populations se trouvent également mélangées...

Dans de telles conditions, dans lesquelles différence et proximité sont comme les deux versants indispensables de toute vie sociale, être polyglotte a longtemps été une valeur innée et indispensable de la communauté citadine ou villageoise. La vie sans plurilinguisme était inpensable. En Voivodine, au début du siècle, les citadins parlaient le hongrois et le serbe, souvent encore lallemand; dans les villages tout le monde parlait la langue majoritaire du village, de même que celle de la ou des minorités. Une connaissance, originaire du Banat roumain tout proche, de nationalité (et donc de langue maternelle) croate, parle aussi parfaitement le roumain, mais également lallemand et le hongrois, puisque vivaient aussi des Allemands et des Hongrois dans son village natal.
Parler 3, voire 4 ou 5 langues nétait donc pas un fait exceptionnel dans cette région de lEurope. Cependant, les polyglottes y sont, depuis le début du XXème siècle, et plus encore depuis 1945, sur la défensive. Lapparition dEtats nationaux a placé en position de minorités nationales, donc dinfériorité, des populations qui jusque là avaient, dans les Etats supranationaux que formaient les Empires austro-hongrois et ottoman, une position égale à tous les autres. Peu à peu, et encore plus avec la croissance de lurbanisation, parler une langue minoritaire est devenu un signe darchaïsme, la marque dappartenance à une société villageoise passéiste. Si la modernité encourageait lapprentissage de la langue de la majorité par les minorités ethniques, devenue indispensable pour sadresser aux administrations, pour faire des études et excercer une profession autre quagricole, elle condamnait en retour lapprentissage dune langue minoritaire par les membres de la majorité. Dans les villes de Voivodine, si aujourdhui les Hongrois, Roumains, Slovaques, Ruthènes ou autres Tsiganes parlent tous le serbe ou le hongrois, voire les deux, très rares sont par contre les Serbes bilingues.
Aujourdhui lOccident représente pour les populations de ces pays une nouvelle forme de la modernité. Si langlais semble petit à petit simposer comme langue commune de lUnion européenne, il représente de plus en plus la langue de louverture à louest, la langue du progrès et de lavenir pour les jeunes générations des pays dEurope orientale. Il en arrive même à concurrencer les langues étrangères traditionnellement pratiquées, lallemand en République tchèque, en Pologne et en Hongrie, et le Français surtout en Roumanie, mais aussi en Bulgarie et en Moldavie. Parler anglais est devenu une priorité pour les jeunes de pays qui cherchent à sinsérer dans les réseaux économiques mondiaux et dont la perspective, à plus ou moins long terme, est lintégration dans lUnion Européenne. Ainsi, être polyglotte signifie maintenant de plus en plus, et seulement, parler anglais; alors que pour les générations précédentes il sagissait de sentendre avec ses voisins proches du quartier ou du village. Avec lapparition de cette nouvelle donne, quelles sont les chances de survie ou les possibilités de modification du plurilinguisme traditionnel dEurope orientale ? Limitation des modèles culturels occidentaux naboutirait-elle pas à une acculturation qui en arriverait à menacer la communication intercommunautaire ?

La réponse à ces questions ne peut être uniforme car lEurope orientale se divise en de multiples micro-régions, dont les limites ne se calquent pas forcément sur les frontières étatiques, et qui possèdent chacune de grandes particularités. En ce qui concerne la plupart des anciennes républiques soviétiques, le bilinguisme devrait saffirmer, le russe, la langue de lancienne majorité devenue minorité nationale au poids parfois important (plus de 30% de la population au Kazakhstan, en Lettonie et en Estonie) et prenant peu à peu le statut de langue de communication internationale et commerciale dans le vaste espace de la CEI. Le cas des autres régions dépend à la fois de conditions politiques mais aussi du poids des différentes communautés ethniques minoritaires. Un bilinguisme réel, que pratiquerait les deux communautés, majorité et minorité, a des chances de subsister dans des régions où demeure une forte minorité ethnique, par endroit même majoritaire, et qui y possède un reconnaissance et des droits indéniables. Il sagit notamment des régions de minorité hongroise: la Transylvanie roumaine où habitent encore entre 1,5 et 2 millions de Hongrois et, dans une moindre mesure, le sud de la Slovaquie et la Voivodine. Par contre au Kosovo, lavenir du bilinguisme serbe-albanais sest bien obscurci depuis quelques décenies et ne dépend plus maintenant de la seule volonté des populations, mais aussi des intérêts dacteurs internationaux étrangers à la région. Enfin le cas de régions où demeurent des minorités de moindre importance est extrêmement complexe car correspondant à des situations très diverses. Le bilinguisme nest souvent que le fait des minorités ethniques, les membres de la majorité nationale ne pratiquant plus que leur propre langue maternelle. Souvent même lenjeu de ce bilinguisme pour les minorités réside dans la conservation de la langue maternelle, à côté de la langue nationale parlée dans le pays: tragédie dune situation où le bilinguisme se perd par oubli de la langue maternelle de la communauté. La cause est déjà quasiment enterrée pour les derniers habitants de quelques villages dIstrie (Croatie) parlant encore le valaque ou istro-roumain et elle demeure préoccupante pour les plusieurs centaines de milliers dAroumains en Macédoine, en Albanie, en Bulgarie et surtout en Grèce (dans le massif du Pinde, en Thessalie et dans la Macédoine grecque, les membres de cette communauté représentent une masse encore importante mais, bien que détenant un passeport européen, ny jouissent toujours daucune reconnaissance officielle de la part de lEtat hellénique). Lattrait de la modernité engendre le risque que les jeunes générations ne parlent plus la langue dorigine de la communauté et, parfois, ne la comprennent même plus. A moyen terme, cest la disparition dune langue et dune culture qui est en jeu. Le combat pour le maintien du bilinguisme sidentifie alors avec celui pour la survie dune culture originale. Le maintien dune langue et dune culture communautaire dans les minorités ethniques dépend finalement également dun facteur extérieur: lexistence ou non dun Etat où la minorité en question formerait la majorité nationale capable de soutenir, politiquement et culturellement mais également grâce à des liens familiaux, les communautés doutre-frontière et de défendre leur cause. Cest le cas pour les Hongrois de Voivodine, de Transylvanie et de Slovaquie, ainsi que pour les Roumains de Voivodine, dUkraine et de Hongrie; ça ne lest pas pour les Russiniens et les Ruthènes de Voivodine, ni pour les Aroumains.

La préservation du plurilinguisme en Europe orientale est ainsi fortement dépendante de facteurs politiques. Alors que lEtat-nation représente toujours le modèle de développement pour ces Etats, mais aussi pour la communauté internationale, doit-on considérer que le plurilinguisme est, dans létat actuel des choses, sérieusement menacé ? Le fait est indéniable. Le réglement des différentes crises yougoslaves nous ont montré que les Tudjman, Milosevic et Izetbegovic défendaient en fait le même projet que les acteurs internationaux: la construction dEtats-nation unitaires sur les ruines de lancien Etat multi-ethnique yougoslave. Pourtant actuellement des exemples de mosaïques ethniques demeurent encore dans notre continent, pour lesquelles il paraît urgent dinventer un projet de société civile, dans lequel le plurilinguisme devrait tenir une place primordiale. Il sagit de la Moldavie où le bilinguisme officiel roumano-russe masque en fait une situation plus complexe car le russe, bien que seconde langue de la République, est la langue de communication intercommunautaire (les Ukrainiens, Gagaouzes, Juifs, Bulgares, etc, sont souvent pour la plupart russophones mais encore rarement roumanophones). Il sagit ensuite de la Macédoine où le problème est dune urgence toute actuelle, mais ne se limite pas quà un dualisme macédo-albanais, puisque demeurent dans le jeune Etat également dimportantes minorités turque, tsigane (pour ces deux communautés la confession musulmane renforce la cohésion de la communauté), serbe, aroumaine etc. Il sagit enfin bien sûr de la Voivodine, dont le cas a déjà été évoqué. Lhistoire nous montre que depuis un siècle le modèle occidental de lEtat-nation sest peu à peu imposé à lest du continent: car si la Yougoslavie nétait en fait quun dernier morceau des empires pluriethniques austro-hongrois et ottoman, les trois dernières mosaïques énoncées ci-dessus ne sont plus que des petits bastions sérieusement menacés. Et avec eux, menacées également les minorités qui y vivent. LEtat-nation serait-il donc le seul modèle viable ? Lorganisation confédérale sur une base cantonale a pourtant assuré la longévité dun Etat comme la Suisse dont, que lon sache, les quatre communautés linguistiques nont pas recours à langlais pour se comprendre. Le projet est donc viable et mérite dêtre imaginé. Lintégration des ces régions dans une Union Européenne qui oserait jouer le risque dune décentralisation extrême serait peut-être une solution. Est-elle utopique ? Lhistoire nous apprend également que lattrait de la modernité, la soif de progrès nest jamais éternelle: en souvrant sur lextérieur, lhomme perd finalement un peu de lui-même et, tôt au tard, vient le besoin irrésistible de se retrouver et de réapprendre les traditions de son terroir.
Didier SCHEIN
Pour en savoir plus
Depuis sa création en 1991, le Centre international de recherche en aménagement linguistique (CIRAL), autrefois connu sous le nom de Centre international de recherche sur le bilinguisme, s'intéresse au domaine de l'aménagement linguistique, tout particulièrement à l'étude des situations linguistiques et des phénomènes de contacts interlinguistiques à l'échelle nationale et internationale. En mettant la section aménagement linguistique à votre disposition, le CIRAL veut concrétiser cet intérêt en favorisant la diffusion et l'échange des connaissances dans ce vaste domaine de recherche et d'intervention sociale qu'est l'aménagement linguistique.
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