Didier
Schein


Octobre 2001

hanghai a toujours occupé une place particulière parmi les villes chinoises. D'abord ville jeune, puisqu'elle ne date que du XIXe siècle, dans un pays où la civilisation urbaine est plusieurs fois millénaire. Elle est d'autre part la ville peut-être la moins chinoise de Chine : en effet, elle garde dans son architecture les traces de l'époque des concessions, de cette époque où, à la fin du XIXe siècle, la Chine s'ouvrait aux puissances capitalistes, en particulier européennes. Ces traces se trouvent à Puxi (en chinois "à l'ouest du Pu", la rivière traversant Shanghai), c'est-à-dire sur la rive gauche, et sont formées, d'une part par le Bund, la rue longeant la rivière, d'autre part par l'ancien quartier des concessions étrangères aux styles particuliers, notamment le quartier anglais construit dans un digne style victorien, au sud de la rue de Nankin, la principale artère commerçante, constamment encombrée, qui traverse Shanghai d'est en ouest, perpendiculairement au Bund.

Quand en 1949 les communistes prirent le pouvoir, Shanghai devient la mal-aimée de la nouvelle République Populaire, à cause de la place qu'elle occupait dans l'ouverture du pays aux capitalistes étrangers. Aussi, bien que demeurant la première métropole chinoise par le nombre d'habitants, la célèbre cité des banquiers victoriens cossus et rondouillards des années 1930 perdit son rôle de capitale économique car, dans un régime communiste, la fonction économique est entièrement subordonnée à la fonction politique. C'est donc Pékin, la capitale politique, qui s'empara de cette place. Shanghai présenta alors le visage étrange d'une grande métropole aux traces d'un passé luxueux, mais dans laquelle un certain laisser-aller prenait la forme d'une absence d'organisation interne et d'un tissu urbain sans séparation fonctionnelle, dans lequel les quartiers d'habitations sont mités par la présence d'usines. C'est peut-être au niveau des transports que la situation de Shanghai prenait son aspect le plus épouvantable : peut-on s'imaginer quelle est la vie dans une métropole de 13 millions d'habitants, s'étendant sur plusieurs dizaines de kilomètres, avec des villes nouvelles satellites, sans métro ! L'état des transports firent de la Shanghai communiste une ville menacée d'étranglement. Quant à ses installations portuaires, elles furent desservies par la politique de fermeture et d'autarcie de la période maoïste et atteignirent un fort niveau de vétusté.
Si, à la fin des années 1970, le début de la politique de développement économique, dénommée par les dirigeants chinois "économie socialiste de marché" consista d'abord en une ouverture de la province du Guangdong aux investisseurs étrangers, à partir des années 1990 Shanghai bénéficia à son tour de mesures favorables à l'accueil des capitaux étrangers. En effet dans les années 1980, c'est surtout le "lobby" cantonais (Canton est la capitale de la province du Guangdong) qui était influent dans les cercles centraux du pouvoir, dans les années 1990, les dirigeants shanghaïens devinrent à leur tour de plus en plus pressants. Shanghai s'associa donc à la politique de libéralisation économique et d'ouverture. Le paysage de la ville, mais même toute l'organisation de la métropole shanghaïenne s'en trouva alors profondément et rapidement bouleversé.

Cette réorganisation trouve son point de départ dans l'ouverture d'une vaste ZES, Zone Economique Spéciale dans laquelle des facilités notamment en matière d'impôts sont faites aux investisseurs étrangers, à Pudong (en chinois "à l'est du Pu"), vaste zone de 522 km2 jusqu'alors mal famée, occupée par des entrepôts, des rizières et des champs de cultures maraîchères. C'est toute la logique urbaine de l'agglomération qui s'en trouve alors bouleversée. Un nouveau CBD ou quartier des affaires s'élève rapidement, face au Bund, à Lujiazui, avec déjà plus d'une centaine de gratte-ciel de verre au style futuriste : celui du Jinmao (Centre financier international), le plus haut du monde, avec ses 88 étages concentre déjà plus de banques étrangères que Canton, Shenzhen et Pékin rénunis. De part et d'autre de ce Manhattan oriental, de vastes espaces accueillent maintenant des entreprises à production à forte valeur ajoutée, dont on attend un effet d'entrainement technopolitain. Au nord, l'agglomération atteint déjà l'embouchure du Yangzi au bord duquel s'édifie le nouveau port de Waigaoqiao, associée à une vaste zone industrielle, qui doit faire renouer Shanghai avec son ancien rôle maritime et commercial. Enfin, à l'ancien aéroport de Hongqiao, à Puxi, devra s'ajouter en 2005 le nouvel aéroport international de Pudong d'une capacité d'accueil de 70 millions de passagers internationaux par an.


L'ancien centre de Puxi subit maintenant cruellement la concurrence de Pudong. Tout se passe comme si l'on voulait effacer les traces du passé, qu'il soit celui de l'époque des concessions ou de celle de Mao. Encore occupée par de nombreuses entreprises d'Etat, aux équipement anciens et parfois polluants et dont la réforme s'annonce difficile, avec une moyenne de 100 000 licenciements par an, Puxi connaît maintenant une pauvreté accrue : 1,5 millions de personnes, soit 12% de la population shanghaïenne, vivrait en-dessous du seuil de pauvreté. A Puxi, beaucoup d'habitants vivent encore dans des lilong, constructions traditionnelles de deux ou trois niveaux où de miniscules logements, suroccupés et insalubres, entourent une cour. Le développement de Pudong s'accompagne d'un vieillissement accéléré de Puxi. Les rénovations s'accompagnent souvent de relogements des habitants dans les villes nouvelles créées à la fin des années 1950, éloignées et mal desservies. Du point de vue de la division fonctionnelle de l'espace, Shanghai opère une rédéfinition brutale : elle passe d'un système dans lequel la séparation entre habitations et entreprises était absente à une différenciation, digne de Le Corbusier, entre quartiers d'habitations (à Puxi et de plus en plus dans les villes nouvelles) et quartiers de travail (à Puxi et de plus en plus à Pudong). Shanghai retrouve ici le modèle d'urbanisme occidental, après 40 ans de parenthèse maoïste.
Les deux centres de Shanghai sont en outre gérés par des administrations différentes, marquées par des idéologies difficilement compatibles ; aussi malgré les discours officiels sur leur complémentarité, illustrée par la nouvelle ligne de métro qui relie le Bund et la rue de Nankin à Lujiazui, il s'agit bien d'une situation de concurrence qui s'établit entre Puxi et Pudong. L'espace shanghaïen connnaît donc une dualisation croissante, dans laquelle Pudong se réserve la meilleure part : avec seulement 12% de la population, Pudong réalisait en l'an 2000 25% du PIB municipal grâce aux multinationales étrangères, avec un taux de croissance double de celui de la municipalité dans son ensemble (23% contre 10% pour la période 1992-1995). Alors que Puxi s'englue dans la réforme d'un secteur industriel hérité de l'époque communiste et inadapté à une logique de concurrence, Pudong s'affirme comme l'une des trois grandes portes de l'ouverture de la Chine, avec le couple Hong Kong - Guangdong et Pékin, vers la globalisation et à la division internationale du travail. Il est vrai cependant que la brusque renaissance de Shanghai au capitalisme connaît certaines limites : les nouvelles tours ne sont occupées qu'à 30% de leur capacité car les survinvestissements ont provoqué un phénomène de bulle immobilière et une flambée des prix de location des surfaces de bureaux (23 dollars/m2 en 1990 contre 190 dollars en 1995) ; certaines entreprise préfèrent même s'installer à Puxi où les prix sont beaucoup moins élevés. D'autre part la nouvelle bourse de Shanghai, qui ne pèse que 15% de la capitalisation de celle de Hong Kong, demeure d'intérêt encore très limité. Enfin, la croissance de l'économie de Shanghai est en grande partie tributaire de la situation internationale, comme l'a montré le ralentissement enregistré lors de la crise asiatique de 1997.
L'avenir de Shanghai se pose certainement en question de rang. Quelle place connaîtra la nouvelle Shanghai capitaliste ? Est-elle destinée à devenir un pôle de développement régional, la "tête de dragon" annoncé par les dirigeants chinois qui doit à terme draîner et entraîner par son dynamisme une vaste région qui, le long de la vallée de Yangzi, rendu navigable jusqu'à Chongqing par la construction du barage des Trois Gorges, le plus grand du monde, doit atteindre la province la plus peuplée de Chine, la région fertile du Sichuan, au pied déjà du plateau du Tibet : en tout près de 300 millions de personnes, avec les métropoles pluri-millionaires de Hangzhou, Wuhan, Chongqing et Chengdu ? Ou bien recouvrera-t-elle sa place de capitale économique de la Chine, une nouvelle Chine lancée sur un chemin hésitant entre socialisme et capitalisme, mais une place qu'envient aussi Hong Kong et Pékin ? Ou bien encore Shanghai réussira-t-elle son pari de devenir une grande métropole internationale, pouvant discuter d'égale à égale avec Taipei, Séoul, voire Osaka ou même Tokyo ?
L'avenir de Shanghai n'est pas simple à deviner : il dépend certainement de Shanghai elle-même, de sa capacité à résoudre ses propres contradictions, contradictions sociales et spatiales, mais aussi contradictions idéologiques. Il dépend aussi des intrigues de pouvoir qui se jouent dans les cercles étroits du parti et auprès desquels les "lobbies" régionaux rivalisent d'influence. Il est ensuite tributaire certainement de la conjoncture de l'économie mondiale dans laquelle toute la façade maritime chinoise tend à s'intégrer. Mais aussi Shanghai ne peut pas vivre sans arrière-pays et elle en a un vaste à sa disposition, le long de la vallée du Yangzi ; aussi son avenir dépend-il donc enfin de celui des réformes entreprises, d'un pas toujours mal assuré, depuis 20 ans maintenant en Chine et surtout du rythme auquel la RPC voudra bien faire intégrer l'intérieur du pays, rural, surpeuplé et sous-développé, dans "l'économie socialiste de marché".


Didier SCHEIN


Prochain article : Des grains, des hommes...et des bêtes, les mutations de l'agriculture chinoise.