orvan Benoist a été engagé par le Centre Culturel de Skopje pour créer à Kumanovo la seule classe mixte albano-macédonienne de Macédoine. Avec ces élèves, il a monté "Ubu roi" dAlfred Jarry : la troupe, nommée "Vaiaje", a gagné le festival de théâtre amateur francophone de Skopje en avril 2001. Cinq jours plus tard, autour de Kumanovo, la guerre éclatait entre communautés albanaise et macédonienne. Morvan Benoist nous raconte laventure de cette classe multi-ethnique
LUn Est LAutre : Pouvez-vous nous présenter Kumanovo, la ville où vous travaillez ? Quelles sont les différentes communautés ethniques qui y habitent et quels sont les liens qui existent entre elles ?
Morvan Benoist : Kumanovo est la 4e ville de Macédoine, après Skopje la capitale, Bitola au sud et Tétovo à lest. Cest une ville de 80 000 habitants intra-muros et 120 000 habitants en prenant les villages environnants. Cette ville, située au nord-est, est à 10 km de la frontière serbe, 15 km du Kosovo et 60 de la frontière bulgare, elle est donc un carrefour important de personnes et de marchandises en tout genre. Elle représente donc une sorte de ville tampon entre plusieurs milieux communautaires. Cette ville est donc de ce fait, une des villes les plus mélangées de Macédoine. La majorité de la population est formée de Macédoniens (45%), qui sont des slaves. La première minorité est la minorité albanaise qui doit représenter 30% de la population, ensuite viennent deux communautés à niveau égal, la communauté serbe et la communauté rom, chacune environ à hauteur de 10 % de la population. Bien sûr comme dans toutes les villes des Balkans, dautres communautés existent comme les Torbesh (macédoniens islamisés), les Turcs, les Aroumains parlant une langue romane, "cousins lointains" des Roumain
Les liens entre les Macédoniens et les Serbes sont réels, les deux communautés sapprécient et formaient il y a peu la Yougoslavie, il se considèrent commes des cousins.
La communauté albanaise, quand à elle, entretient des relations conflictuelles avec les deux communautés slaves. Une séparation spatiale existe dans la ville, même si elle nest pas matérialisée par un mur et quelle est assez leste, on peut rapidement se rendre compte si nous sommes dans un quartier à peuplement albanais ou un quartier à peuplement macédonien. Certains quartiers sont "mixtes", mais en fait ils représentent les zones de contact entre deux quartiers communautaires.
La communauté rom, quand à elle, vit abandonnée à elle-même et semble accepter cet état de fait avec un fatalisme étonnant. Leurs conditions de vie sont semblables à celles des brésiliens des favellas, bidonvilles, le soleil en moins, et leur intérêt social est dêtre les "rats" de léconomie de Macédoine, ils ont droit aux restes quand il y en a, poubelles
"Les professeurs des deux communautés et tout le monde me promettait bien du courage et pensait que cette classe ne fonctionnerait pas."
LUn Est LAutre : Doù est venue lidée de créer une classe bilingue à Kumanovo ?
Morvan Benoist : Lidée est venue du Centre Culturel Français de Skopje, satellite culturel et linguistique de lAmbassade de France en Macédoine, qui dans une politique de relance du français dans les pays ex-communistes, a lancé un programme de classes bilingue en Macédoine. Ce système se substitue aux anciens programmes de lycée français, trop onéreux, en utilisant les lycées du pays et en proposant un partenariat, où un lecteur français est dépéché afin de monter une section bilingue. Ces sections fonctionnent avec des professeurs du pays, qui dispensent leurs matières, à Kumanovo (mathématique, physique, chimie, biologie et littérature), après avoir été formé à la langue française, un an de formation linguistique et des stages de formation linguistique en France.
A Kumanovo le projet du Centre Culturel était de créer deux classes bilingues, une macédonienne et une albanaise, avec le but lointain de les réunir au niveau de la troisième année de lycée (en Macédoine le lycée compte 4 années et non 3 comme en France), après deux ans de travail séparé.
Après quelques semaines dans la ville, jai proposé au Centre de ne faire quune classe bilingue, mais de la faire mixte directement, car il me paraissait bien improbable vu la haine cordiale qui lie ces deux communautés quaprès deux ans de travail séparé ils acceptent de se mélanger. De même, il fallait insister sur le fait que nous nétions pas en mesure davoir deux classes bilingues, du fait du problème humain et matériel, ce qui était de plus la vérité, car personne réellement au début, ne tenait à cette classe mixte, et tout le monde préférait des classes séparées. Pour me faire adhérer à leurs vues, les professeurs des deux communautés et tout le monde me promettait bien du courage et pensait que cette classe ne fonctionnerait pas.
LUn Est LAutre : Comment louverture de cette classe a-t-elle été perçue par les habitants des communautés macédoniennes et albanaises de Kumanovo ?
Morvan Benoist : Je dois dire que jai toujours fait très attention à me placer à l "orée du bois" entre les deux communautés afin de tenter de réussir le travail qui mavait été confié, monter la seule classe en Macédoine où des élèves des deux communautés les plus en conflit, devaient travailler ensemble. Jai eu un an pour prouver à mes différents interlocuteurs, directeurs décole (lycée et collège où jallais présenter le projet pour linscription délèves), professeurs du projet et professeurs hors du projet, ainsi que toutes les personnes que jai pu rencontrer, que je ne me plaçais pas dans une logique communautaire, mais que cette classe fonctionnerait avec tous les élèves du lycée "Goce Delcev", école dans laquelle étudiaient de manière séparée, des Macédoniens et des Albanais. Jai dans ce cadre été le cristallisateur de toutes les peurs des populations. A mon arrivée, le Centre Culturel Français avait, pour mépauler dans ma prise de contact avec ce nouvel environnement investi une personne de co-responsable de la classe bilingue. Il sest avéré que cette personne sabotait consciemment ou inconsciemment toutes possibilités de travail avec la communauté albanaise, par un état desprit autoritaire et exclusif. Les professeurs albanais se sont donc retirés du projet et mont donné comme explication que de tout temps la France avait de bonnes relations avec les Serbes et les Slaves en général et que cela prouvait que ce projet nétait pas pour eux. Jai donc dû à ce moment-là, aller "à la pêche" aux professeurs albanais afin de sauver ce projet. Les professeurs macédoniens quand à eux, au début, me voyaient plutôt dun bon il, mais ma volonté réaffirmée de travailler avec tous et sans discriminations daucune sorte à commencé à troubler leur relative confiance. Assez rapidemment, jai senti une méfiance de leur part, puis un désintérêt du projet et ensuite une sorte dindifférence affichée. Par exemple certains professeurs que je salue respectueusement depuis maintenant deux ans et demi, affichent encore cette volonté de ne pas me répondre et de passer à côté de moi comme si je nexistais pas.
Au niveau des habitants, je dois dire que limpression que jai eu est que les parents des élèves étaient sceptiques sur la mixité, mais en même temps conscient de lintérêt pour leurs enfants à apprendre une langue étrangère avec un natif et à rentrer dans un projet qui promet à leurs enfants de pouvoir sinscrire dans une faculté française à légal dun élève français.
" Un élève, même si il est étrange pour lui de se retrouver avec des élèves de la communauté voisine quil déteste, ne va pas forcément faire un rejet et semble curieux de voir ce qui va se passer. "
LUn Est LAutre : De quelles façons les élèves ont-ils été "inscrits" dans la classe ? Était-ce leur choix, celui des parents
? Avez-vous eu beaucoup de demandes ?
Morvan Benoist : Afin de faire connaître ce projet, jai au cours de ma première année sur Kumanovo, fait le tour des collèges et expliqué aux directeurs des établissements le projet, rencontré le maximum de professeurs de français afin quils soient mes relais dans les différentes écoles et diffusé, par le biais des télévisions locales, des clips de publicité.
Il est toujours très difficile de savoir qui décide, mais quand je me souviens des inscriptions et des premiers cours de la classe bilingue de la première génération, je peux assurer quaucun élève ne semble être venu dans la classe bilingue contre son gré.
En général et le reste de cette interview le prouvera, je trouve ici en Macédoine les élèves beaucoup moins bloqués que leurs parents dans leur mode de fonctionnement cérébral. Un élève, même si il est étrange pour lui de se retrouver avec des élèves de la communauté voisine quil déteste, ne va pas forcément faire un rejet et semble curieux de voir ce qui va se passer. Les adultes, au premier lieu desquels les professeurs sont eux complètement bloqués et diffusent même par leur manière dêtre un rejet de lautre palpable, qui forcément contribue auprès des enfants dont ils ont en charge léducation, à développer encore sil en était besoin, la méfiance et la haine entre ces deux communautés.
LUn Est LAutre : Vous travaillez avec les élèves de votre classe la mise en scène de "Ubu roi" dAlfred Jarry. Pourquoi Ubu ? Quest-ce qui a motivé le choix du spectacle ?
Morvan Benoist : Le choix est totalement subjectif et cest le mien. Jai cherché des pièces de théâtre en français, quelles soient écrites où non par un français, afin de faire créer à un petit groupe délèves motivés quelque chose entre eux.
Ma connaissance théâtrale est très légère, mais il ma semblé très difficile de trouver des pièces pouvant parler de thèmes les plus profonds soient-ils mais avec un comique enracinée dans la pièce, un ridicule permettant à des élèves non-natifs de pouvoir samuser avec la langue française.
Cest un point de vue très personnel mais dans ma conception, le théâtre est un jeu, et le jeu est par définition vivant. Il doit donc y avoir du tragique, mais un bonne part de comique et une relative ouverture du texte afin de donner aux élèves un espace dimprovisation. Le ridicule est aussi de ce point de vue un ressort du théâtre très intéressant.
Bref, Ubu est à cet effet une pièce très bien construite, car elle offre une liberté totale au jeu, elle permet aussi une souplesse au niveau du langage incroyable. Jai dailleurs eu cette année beaucoup de mal à trouver des pièces qui me satisfont autant. (Si vous connaissez des uvres, nhesitez pas, ce sera votre contribution
)
LUn Est LAutre : Comment la culture française est-elle perçue en Macédoine ? A-t-elle un écho important ?
Morvan Benoist : La culture française revêt un aspect vieillot en Macédoine (Gilbert Bécaud, Joe Dassin, Mireille Matthieu
), et même si cette image commence à évoluer (Taxi, Astérix et Obélix, Zazie
) elle reste loin de représenter le "dynamisme" dune culture anglo-saxonne ou américaine omniprésente.
La France représente LE pays de la culture, ce qui nest en fait pas une si bonne chose que ça. Car nous représentons un peu ici une image figée de la culture, Paris, la tour Eiffel, la mode, les cuisses de grenouille
Par contre au niveau du dynamisme culturel nous devons représenter dans lesprit du jeune macédonien avide de nouveautés à peu près ce que peut représenter pour nous le dynamisme culturel autrichien

LUn Est LAutre : Pour les acteurs, que représente le personnage dUbu ?
Morvan Benoist : A vrai dire, je nai jamais parlé réellement avec les élèves de ce quils comprennaient de cette pièce, car ici tout peut très vite se rapporter à la politique et mon but visait linverse, fédérer des jeunes de communautés différentes à la lisière de la guerre, à monter un spectacle traitant de la comédie tragique quest la vie.
Mais, certains Français que nous navons pas pu éviter, ont bien évidemment demandé à mes élèves sils comprenaient ce quils jouaient
Et leurs réponses du reste assez évasive, du fait de lintelligence de la question posée, mont laissé comprendre que le père Ubu avait été compris et cerné, et que les noms doiseaux qui volaient à côté de ceux des représentants politiques les plus éminents de ce pays qui ont amenés, quatre jours après la premiére représentation dUbu à Skopje, la guerre dans les faubourgs de Kumanovo nétaient pas de simples coïncidences.
De plus pour les aider dans la construction de leurs personnages respectifs, je me servais dimages dhommes politiques français connus, afin den extraire la suffisance, le ridicule ou le sérieux affiché, quil fallait utiliser pour Ubu et ses personnages.
" Ce qui a étonné le public était plutôt lénergie, la vie que ces élèves et que cette pièce avait réussi à leur diffuser "
LUn Est LAutre : Quant a eu lieu la première du spectacle ? Quelle a été la réaction du public ?
Morvan Benoist : La spectacle a eu lieu le samedi 28 avril 2001 à Skopje dans le cadre du festival francophone de théâtre amateur de Macédoine. Cette date ne prend sa valeur que quand on la met en relation avec dautres plus à même de lui donner un relief.
Depuis le début du mois de mars, la Macédoine était plongée dans un état de torpeur, personne ne sachant réellement ce quil allait advenir, tout le monde espérant la paix, mais redoutant plus réellement la guerre. Et le jeudi 3 mai, soit 5 jours après notre représentation à Skopje et la victoire de cette troupe, la guerre enflammait les abords de Kumanovo, plus précisemment les villages albanais où les rebelles albanais avaient pris position et que larmée macédonienne pilonait afin de tenter de les en extraire.
Si je me souviens bien, le public était content et est venu nous féliciter de notre travail, mais plus que du fait du caractère mixte évident de ce travail, je crois que ce qui a étonné le public était plutôt lénergie, la vie que ces élèves et que cette pièce avait réussi à leur diffuser, un réel échange sétant instauré avec la salle qui, à plusieurs reprises, a manifesté sa joie par des rires, alors que les autres pièces avaient laissés le public à distance, ce qui dans un festival amateur de théâtre de langue étrangère dans un pays, est malheureusement souvent le cas du fait des difficultés linguistique du public.
LUn Est LAutre : Et la réaction des habitants de Kumanovo ?
Morvan Benoist : Malheureusement, la guerre ayant débuté trop tôt (elles débutent souvent trop tôt
) nous devions jouer "Ubu Roi" au "Naroden Teatar od Kumanovo "à notre retour de Bulgarie, récompense de notre victoire à Skopje, mais le jour de notre départ pour la Bulgarie, le 3 mai, la guerre se répandait sur Kumanovo, et donc de Bulgarie, la troupe a du se dissoudre, les 3 Albanais partant se réfugier en Turquie, leurs villages étant pilonés, il leur était impossible de rentrer chez eux. Jai donc ramené les macédoniens en Macédoine, et un élève sest réfugié en Suisse.
Nous navons donc pas eu la possibilité de présenter ce travail, mais la sympathie dune personne que je tiens à signaler ici, M. Goran Ilic, forçat du théâtre sur Kumanovo et qui ma assuré de son soutien, nous permettra le jour où tous les élèves de la troupe se reverront ensemble, de présenter enfin ce spectacle sur Kumanovo.
(Cette troupe sappelle "VAIAJE" du nom des six comédiens qui la forment Valon, Arta, Igor, Ardian, Julija et Elena.)
" Cette pièce a été le lieu pour eux de prendre conscience quils pouvaient travailler ensemble "
LUn Est LAutre : La montée des tensions entre Macédoniens et Albanais a-t-elle eu des répercussions sur les relations entre les acteurs ? Sur leur travail sur le spectacle ?
Morvan Benoist : Forcément, elle a eu des répercussions, mais mon rôle était de tenter de faire que les élèves veuillent continuer à travailler ensemble, alors que leurs communautés propres sans y être opposés ny adhérait pas. Mon rôle a donc été dinsuffler une énergie afin de leur faire prendre conscience que cetait notre projet à tous, pas seulement celui du professeur, et que cetait eux qui se retrouveraient sur scène, nous avons donc réussi par cette espèce de fuite en avant à ne pas nous focaliser sur la crise qui sinstallait. Évidemment les élèves nétaient pas et ne sont toujours pas daccord sur de nombreuses questions politiques, étant donné léducation contradictoire que lon injecte dans la tête de ses enfants issus de la même terre. Mais cette pièce a été le lieu pour eux de prendre conscience quils pouvaient travailler ensemble, que le préalable nétait pas dêtre daccord pour travailler, mais de travailler pour trouver des points daccord, quil ne servait à rien de "fermer les stores" de la Macédoine, en proclamant létat de guerre, et de régler les problèmes en comité fermé, mais de commencer par travailler afin de pouvoir régler les désaccords.
À lheure actuelle où lon parle de paix, de concorde et de réconciliation nationale, la guerre de lannée dernière et ses répercussions font que les communautés albanaise et macédonienne sont maintenant complètement séparées, les lycées qui même sils fonctionnaient de manière séparée, les élèves apprenant dans leur langue natale, les lycées donc, étaient malgré tout des zones où les élèves se voyaient. Suite à lagression dun professeur par un élève, les élèves sont aujourdhui séparés spatialement, et nont donc plus aucun contact entre eux.
Pour les élèves en eux-mêmes, je pense quils ne voyaient pas où tout cela allait les mener, mais que lexpérience les intéressait et ils lont tentée. Une preuve est que je viens de recevoir un message dun élève qui me dit (je cite de mémoire) " je ne veux pas que la troupe et Ubu en restent là, et je veuxque laventure continue en France et en Macédoine".
" Aujourdhui une tension reste palpable et rien nest réellement réglé "
LUn Est LAutre : Votre travail théâtral a été interrompu par la guerre qui opposa les forces macédoniennes aux rebelles albanais. Que sest-il passé exactement à Kumanovo ?
Morvan Benoist : Kumanovo est, comme nous lavons déjà vu, une zone tampon entre trois aires de peuplement, serbe, albanais et macédonien. Suite à léclatement de la Yougoslavie, le facteur serbe est moins présent sur Kumanovo, mais il reste présent.
Kumanovo pourrait-être schématiquement décrit ainsi, la zone à louest de la ville est une zone à majorité de peuplement albanais, alors que celle à lest est macédonienne.
Le 3 mai, lUCK (les rebelles albanais) ont investis la majorité des villages à peuplement albanais et en ont interdis laccès aux forces de police et darmée macédoniennes. En réponse, larmée macédonienne a commencé à bombarder ces villages. Dans la ville de Kumanovo même, la paix a été préservé, seul un restaurant albanais a été plastiqué, mais na entraîné que des dégats matériels. Le couvre-feu a été instauré, tantôt à neuf heures du soir, tantôt à dix heures puis onze heures. Mais une tension très forte était palpable, les tirs de mortiers, les tirs dhélicoptères, les manuvres des chars, les tirs de kalachnikovs, tout cela sentendait parfaitement durant la journée et mieux encore durant la nuit. Cette athmosphère a perduré du 3 mai à la mi-août, date à laquelle laccord dOhrid (accord entre les USA, lEurope et les différents partis politiques de Macédoine) ont permis de sortir dune logique de confrontation pour aller vers une logique de règlement du conflit par une voie politique. Aujourdhui une tension reste palpable et rien nest réellement réglé, laccès aux villages albanais est toujours coordonné à la création de patrouilles de police mixte, qui ne voit le jour que très lentement ; la loi damnistie a été votée jeudi 7 mars 2002, il y a trois jours, soit plus de dix mois après le début des conflits à Kumanovo et plus dun an après le début du conflit en Macédoine.
La région de Kumanovo est la région où il y a eu le plus de combats et de destructions, un village comme Matejce est décimé, un village comme Slupcane est criblé de balles et de tirs de mortier et un village comme Opaje comprend un nombre de maisons brulées de lintérieur assez conséquent. Dans certains villages, Slupcane, Vaksince ou Lojane, lélectricité est réapparue bien après la fin de cet hiver qui a été aux dires des habitants de la Macédoine un des plus froids depuis de nombreuses années. De nombreuses personnes ont donc passées cet hiver dans des conditions de vie très dures, cela ne les a pas aidés à panser leurs plaies.
La cohabitation sur Kumanovo a toujours été compliqué et conflictuelle, mais la guerre du printemps-été 2001, a agrandie encore, sil en était besoin, le fossé qui existe entre ces deux communautés.
LUn Est LAutre : Comment les retrouvailles entre les acteurs se sont-elles passées ?
Morvan Benoist : Depuis le 5 mai et léclatement de la troupe, VAIAJE na pas encore pu se réunir en entier. Un élève poursuivant des études supérieures en France, un autre en Suisse, il ne reste que quatre membres en Macédoine. Mais les élèves qui ont pu se rencontrer tiennent à la poursuite de cette expérience et tous attendent avec impatience notre prochaine venue en France.
Certains conservent des relations, alors que le climat actuel où rien nest encore véritablement réglé appelle plutôt au repli sur soi-même et sur sa communauté.
LUn Est LAutre : Votre spectacle a reçu des récompenses en Macédoine, puisque vous avez gagné un concours de théâtre à Skopje. Quels sont les futurs projets de "Vaiaje" ?
Morvan Benoist : Vaiaje compte donc venir en France à deux reprises ce printemps-ci afin de présenter son travail dans deux festivals de théâtre amateur, à Rennes du 1 au 7 avril, puis à Brest du 1 au 7 mai. Ensuite lautre projet est de monter UBU à Kumanovo, avec laide du "Naroden teatar od Kumanovo" et de Goran Ilic. Ensuite il nous faudra faire évoluer ce projet vers quelque chose de différent, les élèves étant maintenant à la faculté, et souvent séparés, je ne suis moi-même pas sûr de pouvoir rester encore longtemps en Macédoine, ces deux voyages seront donc le moment pour les élèves de décider ce quils veulent faire de ce beau, mais fragile, jouet quils ont crées.
" La police nous laissa repartir un peu ahurie, un élève macédonien venait de sauver la mise à son collègue de théâtre albanais. "
LUn Est LAutre : Laventure de "Vaiaje" a-t-elle changé quelque chose pour les acteurs, dans leur rapport avec les membres des autres communautés ethniques (et pas seulement avec les acteurs de la troupe), dans leurs sentiments vis-à-vis de la Macédoine, ou tout simplement dans leur vie quotidienne ?
Morvan Benoist : Effectivement laventure de Vaiaje a changé, pour les acteurs, leurs conceptions de lautre, entre eux comme pour limage quils perçoivent de lautre communauté. Ceci est plus ou moins palpable en fonction des élèves et de leur sensibilité.
Je vais juste vous raconter un événement qui reflète bien ce qui a pu changer dans la tête des acteurs.
Le 3 mai 2001, nous devions partir de Kumanovo pour la Bulgarie afin de présenter notre travail. Jarrive à Kumanovo, pour régler quelques problèmes administratifs et là, la ville mapparaît en état de siège, larmée est partout, une tension angoissante commence à se sentir dans le regard de la population, tout le monde en est sûr, la guerre va débuter.
Les élèves albanais de la troupe sont des villages, deux dentre eux arrivent à quitter leur village, mais un dernier, tenant le rôle du père Ubu, ne peut arriver à Kumanovo.
Les forces militaires sont en position, il ne peut plus quitter son village. Par chance, les autorités macédoniennes navaient pas encore coupés les lignes téléphoniques, je peux donc joindre cet élève. Il me propose de passer à travers champs, afin de rejoindre une vieille gare où je devrais me trouver avec une voiture afin de le ramener à Kumanovo. Cest cela ou le spectacle tombe à leau.
Evitant dutiliser ma voiture personelle, des plaques étrangères entraînant à ce moment de tension extrême une paranoïa policière, je prends un taxi et un élève macédonien décide de maccompagner afin de faciliter les contacts éventuels que nous aurions avec la police. Grand bien lui en prit, arrivant à la vieille gare à lheure convenue, nous dûmes attendre lélève albanais une bonne vingtaine de minutes, car il dut slalommer un peu plus que prévu afin de ne pas être vu.
Mais la police macédonienne ne comprenant pas ce que nous faisions ici commença à nous interroger, mon macédonien me permet de faire rire les filles, mais pas vraiment de dérider la police trois minutes avant la guerre ; lélève macédonien réussit donc à expliquer ce que nous faisions là. A ce même moment, lélève albanais fit son apparition, la scène était complètement absurde, mais est en fait une bonne parabole de ce que pourrait être ce pays. La police après la fouille réglementaire nous laissa repartir un peu ahurie, un élève macédonien venait de sauver la mise à son collègue de théâtre albanais.
Plus tard, chacun de ses deux élèves ma reparlé de cette aventure.
Lélève macédonien ma avoué que sa famille ne voulait pas quil vienne avec moi chercher lélève, pas par méchanceté, mais plus par peur de ce que cela pourrait entraîner pour lui si la guerre éclatait plus encore.
Lélève albanais de son côté ma avoué quil noublierait jamais ce quil avait fait pour lui, le risque quil avait pris pour venir laider, alors que lui mavouait quil ne savait pas si il aurait fait pareille dans le cas contraire. Question que lon peut tous se poser, non ?
Enfin bref, la troupe au complet nous sommes partis en direction de la Bulgarie.
Au sortir de Kumanovo, un très beau point de vue permet dembrasser toute la plaine qui donne sur les villages albanais. Ce jour-là, nous ne vîmes que lembrasement sous les tirs de mortiers et dhélicoptères des forces en présence, alors que trois élèves albanais et trois élèves macédoniens allaient représenter ensemble la Macédoine, au festival de Burgas.
Notre arrivée à Burgas se fit très tôt, vendredi matin. Après une courte nuit, nous nous devions dêtre dès le vendredi présent au festival où nous avions été invités. Ce vendredi reste pour moi, le jour le plus difficile ainsi que le plus beau que jai eu lhonneur de passer avec ces élèves.
Ce jour-là, les élèves ont dépensé le maigre argent quils avaient afin de se tenir au courant de ce qui se passait chez eux. Les nouvelles les plus contradictoire nous arrivaient, de " tout va bien ", à " les villages sont rasées ". Après une journée où nous avons tenté de nous divertir coûte que coûte, alors que le cur ny était quà peine, il nous a bien fallu nous poser la question à savoir était-il encore intéressant de continuer à faire comme si rien ne se passait, et surtout les élèves étaient-ils en condition de jouer cette pièce alors que la guerre battait son plein.
Nous nous sommes donc réunis, tous ensemble, et les élèves ont décidé de ne pas jouer et daller se réfugier, pour les Albanais dès le lendemain en Turquie.
Une fois cette décision prise, il nous restait une soirée à passer ensemble, quallions-nous en faire ?
" la véritable représentation avait eu lieu, et elle avait eu lieu pour ceux pour qui elle avait réellement une importance "
Je pense que pour les élèves, comme pour moi, cette soirée que nous avons réussi à garder sur bande vidéo restera un des plus beaux souvenirs et une des plus belles réussites de VAIAJE.
Alors que la discussion entre les élèves étaient depuis le matin assez complexe, nous nous sommes décidé à faire les cafés afin de nous divertir. Il y avait une ambiance de complicité et démotion entre les élèves quil ma été donné de voir que très très peu souvent. Lalcool aidant, nous sommes rentrés nous coucher et là sest passé une folie collective que personne ne sexplique encore aujourdhui. Tout le monde avait investi sa chambre, mais personne ne pensait à dormir. Le couloir du dortoir est alors devenu une scène de théâtre improvisée, où tous les élèves se sont nerveusement lâchés, ainsi que moi, et ont donnés 20 minutes dun spectacle dimprovisation totale. Chaque élève a inventé un rôle qui collait à sa personnalité et une folie verbale, en français, sest emparé de nous tous. Bref nous nous jouions pas le lendemain, mais la véritable représentation avait eu lieu, et elle avait eu lieu pour ceux pour laquelle elle avait réellement une importance, un sens, ceux qui savaient ce que cela représentait pour eux.
Le lendemain, le départ des élèves albanais se fit dans les pleurs de tous, sauf des garçons, parce que quand même
Et à ce jour, nous navons pas pu nous revoir tous ensemble et visionner cette cassette-vidéo.
Je ne sais après cela vous dire, si quelquechose a changé, mais je sais que plus jamais je nai entendu mes élèves rire aux blagues racistes que les communautés séchangent, et tous me parlent de ces moments avec une émotion qui me fait comprendre quils nont, comme moi, toujours pas bien compris ce qui sest passé.
LUn Est LAutre : Comment imaginez-vous lavenir de la Macédoine ? (Question pour les acteurs)
Morvan Benoist : Je nai à aucun moment de mon travail avec ces élèves entamé de discussions politiques et tenté de les questionner sur une question, certes importante, mais en même temps aussi complexe et aussi difficile que celle-ci. Je pense quà 17 ans, il est très difficile de se confronter à la réalité que le pays qui vous a vu naître va peut-être disparaître un jour où lautre, ou sombrer dans une guerre civile.
Je ne leur ai donc pas posé votre question.
Mais je peux tenter de vous expliquer ce quil ma semblé comprendre de ce quils laissaient transfuser de leurs sentiments.
Tous pensent quil y aura toujours des problèmes en Macédoine, que la politique est trop présente ainsi que la mafia, ce qui entraîne un développement économique toujours retardé. De plus tous ont aussi conscience dune certaine confusion entre des problèmes de vie en général difficile pour tout le monde, avec le rejet de cette responsabilité sur le voisin, processus largement alimenté par les politiques, les médias et lenvironnement social en général, même sil est évident que lon est aujourdhui plus égal en Macédoine suivant son appartenance où non à la communauté majoritaire.
Enfin, je pense quils essayent de ne pas penser à lavenir, et tentent au jour le jour de se construire un futur.
Il me semble de plus en plus difficile, voire même déplacé de ma part, de leur poser cette question pour mentendre répondre " je ne sais pas ", tout en voyant ces jeunes sinvestir complètement dès quon leur propose quelque chose de constructif.
Je botterais donc en touche votre question en répondant que la plus belle preuve du futur de la Macédoine se trouve dans linvestissement de ces jeunes dans des actions qui ne sont malheureusement que trop rares, voire inexistantes aujourdhui en Macédoine.
Propos recueillis par Didier SCHEIN
Morvan Besnoit a également créé deux associations en Macédoine, ALUCINOVO et CLASSE-BILINGUE, une à vocation culturelle et lautre linguistique, seules associations mixtes de Kumanovo, afin de monter le maximum de projets, et que si nos lecteurs potentiels voulaient sinvestir dans des projets de ce type, il a quelques projets qui lui tiennent particulièrement à cur, et quil aimerait voir se réaliser :
projet de création du premier lieu mixte dexpression culturelle à Kumanovo, baptisée "Cosmopolite Diffusion"
projet de création dun festival de musique dans lequel les élèves des différentes classes bilingue, deux cette année, trois lannée prochaine, soit 75 élèves, seraient investis.
Recherche toujours plus importante de partenaires en France, lycées, associations de développement, festival de théâtre amateur
qui aimeraient sinvestir avec eux et renforcer plus encore cette dynamique unique.
Contact :


