Propos recueillis par
Laurent Girard
Mai 2002

Il y a quelques mois, nous publions un article de Youcef Zirem, journaliste à Alger. Presque en même temps que la France, ce pays vivait aussi au rythme d’élections.
Si en France, le résultat, contesté dans la rue, encourageait les citoyens à un sursaut de participation ; en Algérie ce sont les conditions mêmes du scrutin qui conduisirent de nombreux partis, notamment kabyles à encourager l’abstention.
Il n’est pas question ici de se livrer à une analyse pointue de ces situations contradictoires, de nombreux journaux le feront mieux que nous. En questionnant un journaliste, témoin privilégié de la société algérienne nous avons surtout cherché à en savoir plus sur le contexte social de l’élection, de l’autre côté de la Méditerranée. En effet, de ce pays, nous savons peu de choses d’autant qu’il partage une grande partie de notre histoire et nous reste très proche.

L’Un [EST] l’Autre : Quelles ont été les grandes périodes politiques et économiques de l’Algérie depuis la guerre d’indépendance ?

Youcef Zirem :
Il est difficile de résumer en quelques lignes une période de 40 ans ; cet exercice se complique encore plus dans la mesure où la période de 1962 à 1974 me parait confuse, je suis né en 1964 et tous les témoignages sur cette époque ne sont pas forcément crédibles. Mais essayons de faire une petite synthèse.
Les Algériens ne sont pas encore indépendants et déjà c’est la guerre entre eux : en juillet 1962, l’armée des frontières s’oppose à celle de l’intérieur, bilan : plus de 1500 morts dans des combats fratricides. Le vainqueur c’est Houari Boumédiène, un colonel, chef de
l’état-major qui ne veut pas entendre parler de la légitimité du GPRA (Gouvernement provisoire de la République algérienne). Boukharouba Mohamed (le véritable nom de Boumediène) installe Ben Bella au poste de président avant de le renverser en 1965. De cette année jusqu’à sa mort en 1978, le colonel Boumédiène impose une dictature féroce : tous les malheurs de l’Algérie viendront de cette période. Même l’intégrisme islamique est généré par Houari Boumédiène qui a encouragé cette mouvance pour contrecarrer la gauche et surtout la contestation berbériste. De 1979 à 1992, le pays est dirigé par un autre colonel, Chadli Bendjdedid. Ce dernier fait respirer un peu la société ; il engage une vaste opération d’importation de biens de consommation, il supprime la fameuse autorisation de sortie de l’époque de Boumédiène (et oui, durant 13 ans, les Algériens étaient obligés à Boumédiène et à son équipe l’autorisation de partir à l’étranger !). Chadli Bendjedid fait construire des logements et des
autorautes et permet la création d’associations. Après les tragiques événements d’Octobre 1988 (l’armée tire sur la population et tue plus de 1000 personnes !), Chadli engage des réformes et permet le pluralisme politique. Mais quand le FIS remporte les législatives du 26 décembre 1991, l’armée s’affole, arrête le processus électoral et fait démissionner Chadli Bendjedid. Le pays entre alors dans un cycle infernal de violences multiples qui continuent jusqu’à aujourd’hui.

L&L : Le peuple est-il actif et engagé au sein des partis ou ceux-ci ne sont-ils que des leviers permettant d’accéder à quelques avantages ? Quelle ralation les Algériens entretiennent-ils avec leur dirigeants ?

Y. Z. :
Il y a un fossé entre le peuple et ses dirigeants, entre le peuple et les partis politiques, entre le peuple et la presse. C’est terrible et ce fossé augmente de jour en jour...

L&L : Quels sont les courants politiques en présence aujourd’hui ?

Y. Z. :
Il est difficile de dire qu’il y a des courants politiques en Algérie. Il y a aujourd’hui un parti unique qui se présente sous plusieurs sigles : FLN, RND, MSP, MN, MRN, PT… Ces partis sont tous au pouvoir et profitent de la rente pétrolière. La seule opposition qui existe est celle du FFS et du RCD, deux partis kabyles et celle du FIS, un parti dissous par les autorités au mois de mars 1992.

L&L : Quels est le poids de chaque secteur dans l’économie aujourd’hui ?

Y. Z. :
Économiquement, c’est la catastrophe. Le pétrole fait vivre le pays et les innombrables trafics font le reste. Depuis la signature des accords de rééchelonnement de la dette extérieure en 1994, près de 600 000 personnes ont perdu leur travail. Le passage de l’économie étatique à l’économie de bazar ne se fait pas sans dégâts. On parle d’économie de marché mais en réalité c’est un mensonge. La violence elle-même est entretenue à dessein par les cercles mafieux du pouvoir pour ne pas aller vers de véritables réformes économiques. Ces cercles qui profitent du secteur de l’import-import gagne des sommes colossales et s’opposent à toute production de biens de consommation sur le territoire algérien.
L’agriculture peine à retrouver ses marques, il se pose un problème de terres appartenant à l’État qu’on ne veut pas privatiser mais qui ne sont guère rentables pour le moment. Le trabendo, l’économie parallèle est la seule économie vraie en Algérie et la corruption est devenue une institution à tous les niveaux.

L&L : Quel est l’état des services publics, poste, distribution d’eau et d’électricité… ?

Y. Z. :
La poste fonctionne correctement dans l’ensemble. La distribution de l’eau pose d’énormes problèmes ; Alger la capitale et bien d’autres villes ne sont approvisionnées en eau qu’un jour sur trois et ce, seulement pendant quelques heures durant la nuit. S’il y a bien un secteur où les autorités algériennes ont, depuis l’indépendance, mis le paquet c’est celui de l’électrification. Cette opération a permis l’arrivée de l’électricité dans les zones les plus reculées.
Mais les autres services publics laissent à désirer : les banques ont un retard inimaginable ; pour exemple, certaines d’entres elles mettent 9 mois pour donner un chéquier à ceux qui viennent d’ouvrir un compte chez elles. Les banques algériennes sont un frein à tout investisseur étranger désirant tenter le marché algérien. Les hôpitaux algériens sont des « mourroirs » à tel point que les dirigeants algériens ne se soignent qu’à l’étranger. L’école et l’université voient le niveau de l’enseignement baisser de jour en jour.

L&L : Assiste-t-on à l’émergence d’un milieu associatif qui prendrait le relai de l’État défaillant, comme en France avec les Restos du cœur. Ces organisations ont-elles un réel poids ?

Y. Z. :
Le mouvement associatif algérien est un mythe ; si sur le papier il y a des dizaines de milliers d’associations, dans la réalité seule une centaine activent. Et encore : moins d’une dizaine parmi celles qui activent sont réellement autonomes. Les autres se contentent de se placer pour le partage de la rente pétrolière grâce à leur proximité avec le pouvoir.

L&L : Quelle est la composition ethnique et sociale du peuple algérien ?

Y. Z. :
Dans l’ensemble, le peuple algérien est constitué d’Arabes et de Berbères. Les connaisseurs disent que la grande majorité des Algériens est berbère ; même les arabophones d’aujourd’hui. Les autres origines (turque par exemple) ont apparemment fini par se dissoudre dans le reste de la population.

L&L : Quelles sont les valeurs qui fonde la notion de « nation algérienne », sont-elle plus historiques ou sociales que linguistiques ou ethniques ?

Y. Z. :
Je ne sais pas si la nation algérienne existe ; je ne sais pas si le terme « nation » veut dire quelque chose réellement. Je préfère le terme de « patrie » qui renvoie plus à un territoire géographique, à la terre, au lieu de naissance, aux espaces qui abritent l’enfance de tout un chacun… L’Algérie est un pays qui est, tel qu’il est aujourd’hui, né seulement il y a 40 ans ; la guerre de libération est la référence suprême des dirigeants du pays mais la jeunesse commence à se poser des questions sur ce passé récent ; un passé tellement ressassé, galvaudé, raconté avec démesure.

L&L : Il a été beaucoup question des revendications culturelles kabiles. Ces revendications ont-elles un pendant politique sous la forme de partis indépendantistes ou autonomistes ?

Y. Z. :
Les revendications kabyles ne datent pas d’aujourd’hui, elles ne sont pas seulement culturelles. L’idée de l’indépendance de l’Algérie est une idée kabyle. Dans les années trente, le PPA, le parti nationaliste algérien possédait près de 14 000 militants dont 11 000 kabyles. En 1948, les militants kabyles voulaient imposer les références berbères dans la définition de l’identité algérienne mais cela avait créé un conflit parmi ceux qui se battaient pour l’indépendance de l’Algérie. Les militants kabyles avaient alors décidé de laisser cette question pour après l’indépendance. Mais à l’indépendance, Ben Bella et Boumediène ne voulaient plus entendre parler de cette question. En 1980, la Kabylie se révolte pour les libertés, pour la démocratie, la langue berbère. Le régime répond par la répression. Depuis le mois d’avril 2001, la Kabylie est en rébellion contre le régime d’Alger. Les Kabyles ont élaboré une plateforme de revendications de 15 points et attendent son acceptation par le pouvoir. Parmi ces revendications : le jugement des gendarmes et de leurs chefs qui ont assassiné 115 personnes en Kabylie, le suprématie du politique sur le militaire dans la gestion des affaires du pays, la reconnaissance du berbère comme langue nationale et officielle, l’instauration d’une allocation chômage pour tous les chômeurs du pays. Deux partis sont à majorité kabyle, le RCD et le FFS mais ils ne plaident pas pour un quelconque séparatisme. En revanche, le MAK (le Mouvement pour l’autonomie de la Kabylie), né durant l’été 2001, ne se gêne pas pour demander l’autonomie de la Kabylie. Dans la réalité générée par les tragiques événements du Printemps noir, la Kabylie est déjà autonome et a dit non aux élections législatives du 30 mai 2002.

L&L : Quels sont les traits culturels qui différencient les Kabyles des Arabes ?

Y. Z. :
Les Kabyles sont plus politisés que le reste de la population d’Algérie ; depuis toutes ces années, la revendication de la démocratisation du pays n’émane que de Kabylie. Rythmée par les valeurs musulmanes, la vie quotidienne des Kabyles et des autres Algériens se ressemble même si la langue parlée par les uns et les autres est différente.

L&L : L’Algérie vit-elle sous la menace d’un séparatisme Kabile ou le sentiment national algérien est-il assez puissant ?

Y. Z. :
Les plus grands nationalistes algériens (à l’intérieur ou à l’extérieur du pouvoir) sont Kabyles. Pour l’instant les partisans du séparatisme kabyle ne sont pas nombreux mais les jeunes Kabyles ne veulent plus supporter ni les exactions du régime militaire ni les errements des islamistes. S’il n’y a pas de changement de comportement au niveau des dirigeants algériens, l’idée de séparation prendra inévitablement le dessus en Kabylie.

L&L : L’Algérie est à la confluence de plusieurs ensembles géographiques (Afrique et Méditerranée), culturels (monde arabo-musulman et latin-méditerranéen), de plus la colonisation et l’émigration lui font poser un pied en Europe occidentale. Où situerais-tu toi-même ce pays ?

Y. Z. :
L’Algérie a une position géostratégique qui lui permet d’être à l’écoute du Monde. Plusieurs influences se sont de tout temps exercées sur les Algériens et aujourd’hui on sent qu’ils sont un peu perdus… Orient, Occident, Islam, arabité se combattent quand ils ne se complémentent pas pour former une certaine option universaliste. La langue française aurait pu être un outil pour aller rapidement vers la modernité mais le régime de Boumediène, avec la complicité de la France officielle ont sabordé ce mouvement naturel des Algériens. Oui, la France en soutenant un régime pourri a toléré la régression de la langue française en Algérie ; la France officielle s’est contenté d’obéir aux lobbies financiers qu’il y a entre les Algériens et les Français. La France officielle continue d’ignorer les aspirations du peuple algérien au rapprochement avec le peuple français. En ce qui me concerne, je ne crois même pas aux pays ; je respecte surtout les hommes et les femmes, sous toutes les latitudes, qui se battent pour la dignité, les libertés et les droits de l’homme. Je salue toutes et tous ceux qui font bouger les choses pour la compréhension entre les peuples ; je suis de tout cœur avec eux qu’ils soient arabes, israéliens, français, berbères ou autres.

L&L : Le gouvernement algérien a choisi d’honnorer la mémoire de Saint Augustin, personnage incontournable de l’histoire culturelle et politique de l’Occident chrétien, né sur le territoire actuel de l’Algérie, que pense-tu de cette comémoration ?

Y. Z. :
Saint Augustin est l’Algérien le plus connu de par le monde ; même si elle est d’abord politicienne la commémoration par les autorités algériennes de l’œuvre de ce grand penseur me fait chaud au cœur.

L&L : Y a-t-il d’autres personnalités historiques qui sont partagée par les deux rives de la Méditerranée et qui peuvent les lier ?

Y. Z. :
De nombreuses personnalités peuvent participer au dialogue entre l’Algérie et le reste du monde. Mon modèle est Albert Camus, le meilleur écrivain algérien. Ce prix Nobel de littérature est d’abord Algérien ; peu d’intellectuels ont, comme lui, eu une relation charnelle avec la terre qui l’a vu naître, ainsi qu’avec les habitants du pays. Albert Camus a écrit, en octobre 1938, dans Alger Républicain (un journal où j’ai commencé ma carrière de journaliste en septembre 1991) des reportages pour dénoncer la misère dans l’Algérie profonde, pour dire aux autorités françaises de l’époque leur injustice vis à vis des Kabyles et des Arabes. Par la suite, l’auteur de l’Étranger avait tenté de s’opposer à la violence entre les Français et les Algériens mais il avait compris que c’était impossible. Albert Camus avait alors choisi le silence jusqu’à ce qu’il meure dans un accident de voiture.

L&L : Quel sentiments les Algériens entretiennent-ils avec la France et les Français ?

Y. Z. :
Aujourd’hui, des millions d’Algériens rêvent de la France ; d’une façon ou d’une autre, ils persistent à croire que c’est encore leur pays. Dommage que la junte militaire d’Alger et la France officielle se liguent contre cet amour. Dommage que la France officielle fasse confiance à un régime assassin qui ne cesse de critiquer la France dans le discours mais qui fait ses affaires à Paris. Personnellement, je n’ai aucun complexe à aimer profondément la langue française, à suivre de près les mutations du pays de Patrick Modiano, à rêver un impossible rêve : que l’Algérie et la France fassent à nouveau le même pays !

L&L : Quel est le poids réel de la langue française ? Son utilisation correspond-elle avec un statut social particulier.

Y. Z. :
La langue française en Algérie n’a aucun statut mais c’est, de loin, la langue dominante. Les décideurs du pays, les économistes, les scientifiques utilisent la langue française. Une vingtaine de quotidiens paraissent dans la langue de Victor Hugo en Algérie, vingt ans après l’arabisation de l’école !

L&L : Les Algériens connaissent-ils bien la vie culturelle, sociale et politique françaises ?

Y. Z. :
Beaucoup d’Algériens suivent de près la vie française ; depuis maintenant une décennie les Algériens captent les chaînes de télévision françaises. Les débats politiques français ne laissent pas indifférents les Algériens. En revanche, les manifestations culturelles françaises (cinéma, littérature, musique…) sont plutôt suives par une certaine élite.

L&L : Quel est l’état de la production culturelle en Algérie ?

Y. Z. :
La production culturelle en Algérie laisse à désirer ; pour exemple dans le secteur de l’édition, il ne paraît pas plus de 200 livres par an ! (en France ce chiffre se situe entre 40 000 et 50 000 titres). Peu de films sont réalisés, peu de pièces de théâtre sont mises en chantier tandis que la création musicale stagne. Seule la culture officielle faite de festivals inutiles et coûteux a véritablement droit de cité. Le système algérien a, de tout temps, eu peur des créateurs libres et autonomes.

L&L : Quels sont les principaux médias, presse, radio, tv. Ont-ils une réelle indépendance à l’égard de l’État ?

Y. Z. :
Tous les médias lourds (radios et TV) sont propriétés de l’État ; ils n’ont aucune liberté. La télévision algérienne est complètement ridicule dans la mesure où elle a oublié son service public et se contente de transmettre la propagande du chef de l’État et des généraux.

L&L : Quels sont les médias étrangers accessibles en Algérie ?

Y. Z. :
Grâce au satelite, toutes les télévisions mondiales sont accessibles au public algérien. Les chaînes françaises et du Moyen Orient (telle la fameuse El Djazira) sont les plus regardées. Du côté de la presse écrite, les Algériens des villes peuvent depuis plus d’une année lire le Monde, le Figaro et France Soir.

L&L : Quel regard portes-tu sur l’actualité française des derniers mois ?

Y. Z. :
Personnellement, je lis chaque jour le Monde, en plus de quelques autres revues françaises (L’Express ou Le Figaro Magazine). Je ne suis pas donc très loin de l’actualité française. Je suis déçu que Lionel Jospin, un homme honnête et travailleur, ne devienne pas le président des Français, mais je suis content que son départ soit l’occasion d’un certain déclic. Un délic capable de faire bouger les choses dans le bon sens. En revanche, je suis étonné que les autorités françaises trouvent du mal à régler le problème corse. Quand j’entends parler J.-P. Chevènement sur ce sujet, je ne comprends pas qu’on puisse encore tenir à un certain centralisme qui n’est bénéfique pour personne. Sinon, ce que je suis le plus en France, ce sont les parutions de livres. À défaut d’avoir les livres, je lis les commentaires du Monde des livres et du Figaro des livres. Je me régale chaque jeudi en lisant la chronique de Patrick Besson du Figaro.

L&L : En lisant tes nouvelles, il ressort que la société algérienne est très oppressante, du point de vue politique mais aussi par rapport à la tradition. Comment la jeunesse contourne-t-elle cette oppression ?

Y. Z. :
La société algérienne n’a pas encore permis l’expression de l’individualité ; elle est donc oppressive. Dans mon recueil de nouvelles, écrit d’un seul jet, j’ai tenté de témoigner d’une réalité d’enfer, à un moment où je pouvais être tué à n’importe quelle minute. Les personnages de toutes mes nouvelles sont d’une façon ou d’une autre perdus, marginalisés, sans aucun espoir mais ils tiennent encore, ils continuent à de battre, parfois contre eux mêmes…

L&L : Un humoriste algérien, Fellag, est très connu en France. Existe-t-il un « humour algérien » ? Les Algérien utilisent-il l’ironie au quotidien ?

Y. Z. :
L’humour algérien est ce qu’il y a d’exceptionnel dans ce pays de fous. L’Algérie est un pays de fous dans la mesure où rien ne marche normalement. Mais le terme le plus utilisé par les Algériens est celui-ci : normal. Le lieutnant Boumarafi qui a assassiné, le 29 juin 1992, le président Boudiaf a dit cette phrase : « Je l’ai tué, normal ! » Face au désespoir, l’ironie est d’un grand secours. Fellag a su saisir quelques facettes de cet humour mais il a , en vérité, copié un grand homme de théâtre, vivant en France : Mohand Ouyahia, un mathématicien qui a, entre autres, traduit les contemporains chinois en kabyle.

L&L : Le rapport entre les sexes semble aussi fait de violence et de méconnaissance réciproque. Quelles en sont les principales causes ?

Y. Z. :
Les rapports entre les sexes sont un peu biaisés par la tradition, la religion et l’hypocrisie des Algériens. Mais, chez les jeunes générations on peut noter de grands changements. La sexualité, elle-même, des jeunes filles algériennes dans les villes se métamorphose. Depuis maintenant une dizaine d’années, les rapports sexuels en dehors du mariage sont assez fréquents. Mais, c’est difficile de quantifier ces mutations à l’échelle du pays. Avec la paupérisation d’une grande partie de la population, la prostitution touche de nombreuses jeunes filles ; les grand hôtels de la capitale sont devenus un point de chute de filles de 18 à 25 ans, belles à souhait, elles gagnent leur vie en vendant leurs corps aux nouveaux riches et ne se font aucun complexe ni remords…

L&L : Tu as édité quelques ouvrages en Algérie. Cela fut-il une chose aisée ?

Y. Z. :
J’ai publié un recueil de nouvelles à Alger en 2000 (intitulé L’âme de Sabrina, chez El Barzakh). Cela s’était fait sans aucun problème ; le livre avait eu un réel succès au niveau des lecteurs et des médias mais la distribution n’avait pas vraiment suivi. En dehors d’Alger, le livre était introuvable. Lorsqu’il m’arrivait de parcourir le pays profond, on me demandait mon livre et j’étais souvent gêné, je ne savais pas quoi répondre à ces nombreuses sollicitations.

L&L : Tu es venu en France l’an dernier pour proposer un manuscrit chez des éditeurs parisiens. Quel sont les difficultés que tu as rencontrées et les conclusions de cette aventure ?

Y. Z. :
En janvier 2001, j’étais venu à Paris avec dans mes baggages un roman et un essai. J’ai donné mes écrits à quelques éditeurs parisiens mais je crois qu’ils ne les ont même pas lus ! Ce n’est pas aussi grave que ça ; j’ai eu le temps de visiter certaines curiosités de la Ville Lumière et j’étais agréablement reçu par mes cousins installés à Paris. Mon essai intitulé Les Non-dits de la tragédie algérienne sort finalement au mois de septembre 2002 à Bruxelles ; je crois que c’est un livre qui ne va pas passer inaperçu.

L&L : Ces dernières années, la France a commencé à faire un inventaire sur son histoire algérienne. Quelle est ton opinion ? Quels sont les point essentiels, et secondaires, qui restent encore à sortir de l’ombre ?

Y. Z. :
Sincérement je ne me sens pas vraiment concerné par ces histoires de guerre d’Algérie et autres. Pour moi, c’est de l’Histoire ; il suffit de la raconter sans tricherie. Moi, je me bats contre la torture que le pouvoir algérien fait subir encore aujourd’hui aux Algériens ; la torture des français est déjà lointaine.

L&L : Concernant la guerre, les Algériens ont-ils encore du ressentiment à l’égard de la France ?

Y. Z. :
Je suis sûr d’une chose : les Algériens n’ont aujourd’hui ni ressentiment ni rancune envers les Français. J’ai vécu moi-même des situations difficiles à croire : des anciens combattants algériens disant leur regret de s’être battus contre les Français en voyant les injustices terribles de l’Algérie indépendante !

L&L : Qu’est ce qui pénalise aujourd’hui le développement démocratique et économique de l’Algérie ?

Y. Z. :
L’Algérie est l’otage de ses dirigeants ; l’Algérie est entre les mains de militaires qui ne veulent pas la lâcher. Les gens qui dirigent l’Algérie sont les mêmes depuis 1962 et ils ne sont pas prêts à abandonner leur prise. Ces gens là, corrompus et assassins, sont soutenus par les puissances occidentales qui ne voient l’Algérie que comme un baril de pétrole et un territoire où l’on peut faire des affaires louches.

L&L : Quels sont les atouts de ce pays dans une économie mondialisée ?

Y. Z. :
L’Algérie est un pays extrêment riche : 1200 km de côte, pétrole et gaz à gogo, or et uranium, fer et autres minerais, vastes plaines pour l’agriculture, une population jeune et vivace. Mais toutes les initiatives qui échappent au contrôle des décideurs sont interdites. Le terrorisme lui-même est entretenu pour continuer à faire des affaires sans être inquiété. Par une méthode ou une autre, les éventuels investisseurs étrangers sont découragés pour que continue le règne de l’import-import.