Didier
SCHEIN



8 mars 2002

Le 8 mars. J’ai entendu aujourd’hui à la radio que ce jour est fêté maintenant à Paris. Commerce oblige sans doute. Ici, pourtant, en Russie, le 8 mars est depuis longtemps une des grandes fêtes de l’année, avec la Révolution d’Octobre, Pâques et le Nouvel An. Mais, précisons le quand même pour ceux qui ne le sauraient pas encore, que le 8 mars est la fête des femmes.
Que se passe-t-il donc à Moscou le 8 mars ? Et bien ce jour est ici vraiment très particulier. Pour s’en rendre compte facilement, rien de tel que de se poster quelque part dans la rue, au hasard, où encore mieux, à la fenêtre de votre cuisine, car dans la rue aujourd’hui l’atmosphère est au gel, le sol a pris l’aspect d’une patinoire et le vent perce. Et de l’endroit où vous êtes postés, regardez les gens passer. Les hommes sont tous porteurs de paquets, car ce jour-ci tout le monde fait des cadeaux aux femmes. D’après les sondages, seuls 4% des hommes n’envisageaient pas d’offrir un présent à une femme. Et surtout, tout le monde offre des fleurs : c’est même quelque chose d’extraordinaire ! A la sortie des stations de métro, on ne se fraie un passage qu’avec grande difficulté parmi la foule entassée des vendeurs de fleurs... La mégapole moscovite, avec ses 11 millions d’habitants, se transforme le 8 mars en un immense marché de fleurs : les productions horticoles viennent du Caucase, d’Ukraine, de Hollande, d’Espagne, d’Equateur, de Colombie et que sais-je encore d’où… parfois même mais rarement car le climat ici n’en est pas encore aux bourgeons, de quelques serres solitaires des environs de Moscou. Et bien sûr depuis le début de la semaine les prix du bouquet de fleurs montent de façon vertigineuse. Mais n’est-ce pas là la loi de base de l’économie de marché, que plus un produit est abondant, plus il est cher ? Ou bien alors je n’ai rien compris… En tous cas le chiffre d’affaire doit être faramineux : il n’y a qu’à regarder les gens passer dans la rue pour le comprendre. Tous les hommes avec un bouquet composé, des tulipes, des mimosas, ou une simple rose, selon les budgets… Fréquemment même des femmes rentrent chez elles armées déjà d’un bouquet qu’elles ont reçu des collègues du travail… Tiens, curieux, en voilà un qui revient chez lui les mains vides… il a la démarche, comment dire… hésitante… sans doute a-t-il déjà fêté un peu le 8 mars au travail et rentre-t-il maintenant à la maison mains dans la poche, sam podarok (cadeau lui-même)… car l’homme n’est-il pas le meilleur cadeau pour une femme dans un pays où, depuis la seconde guerre mondiale, ceux-ci sont en déficit…
Le 8 mars est donc un jour où l’on fait plaisir aux femmes. On leur offre des fleurs et des cadeaux, on leur téléphone pour leur présenter ses vœux, on se lève dans le métro pour leur laisser les places assises… c’est vraiment un jour très particulier… Et comme c’est un jour férié, les serveuses de magasins, obligées de travailler un tel jour, sont d’humeur massacrante, au point que l’on se croierait revenu au temps de l’Union Soviétique… Et enfin surtout on fête l’évènement en famille. C’est-à-dire que les jours précédents, en sortant du travail, les femmes sont allées faire les courses et ont traîné de lourds sacs de provisions à la maison ; puis elles ont passé leurs soirées à préparer de nombreux zakouski(1) et diverses salades, puis un plat chaud, et certaines ont préparé elles-mêmes un gâteau pour manger ensuite avec le thé. Et puis, le 8 mars, le soir venu, on peut se mettre à table, ouvrir la vodka et se remplir la panse de toutes ses bonnes choses… Enfin, le repas terminé, les femmes débarrasseront la table et leurs maris, le ventre gonflé et l’œil vitreux, feront la vaisselle… Décidément, le 8 mars est vraiment un jour très particulier !…

(1) Zakouski : sortes de hors d’oœuvre divers (saumon salé, hareng fumé, poisson ou viande en gelée, charcuterie, légumes et champignons marinés, pirojkiI - petits pains farcis - , caviar…) que l’on mange habituellement, comme premiers plats avec de la vodka.

8 janvier 2002

L’euro est arrivé !

Ayant passé les vacances de Noël en France, j’ai eu la chance d’assister à la sereine et glorieuse introduction de l’euro. De retour à Moscou, et sachant que la Russie est un pays d’avant-garde où, par exemple, les cassettes vidéo " pirates " de tel film hollywoodien à succès sont mises en vente à Gorbuchka, le grand marché en plein air de l’audio-visuel moscovite, avant même leur sortie sur les écrans américains, je me demandais si l’euro allait " sortir " d’abord en Europe… ou en Russie.
En me rendant aujourd’hui à mon travail, j’ai eu la réponse à ma question : la Russie, une fois n’est pas coutume, a eu du retard, très léger certes, mais un retard quand même conséquent. Pourquoi donc l’euro n’a-t-il pas pu arriver en Russie avant d’être introduit en Europe ? Ce n’est pourtant pas faute d’avoir essayé. Mais, comme une monnaie sans existence légale ne peut entrer sur le territoire russe, l’euro s’est retrouvé bloqué pendant deux semaines à la frontière… en attendant le 1er janvier.
Mais maintenant, 2002 est arrivée, tout est rentré dans l’ordre. Dans certains bureaux de change moscovites, et même dans un quartier éloigné du centre comme le mien, on peut maintenant changer des euros. Le problème cependant est que l’on ne possède pas encore le moyen graphique de représenter le symbole désormais célèbre de la monnaie européenne (que je ne pourrais d’ailleurs moi-même former sur mon ordinateur). Alors, sur la devanture des bureaux de change, en-dessous du cours du $, se trouve maintenant indiqué, à la place du Deutsche Mark, il y a encore peu deuxième devise en vue dans ce pays, un cours de change, légèrement inférieur à celui du $, mais sans aucune indication quant à la nature de la devise dont il est question... L'euro est arrivé à Moscou, oui, c’est bien vrai, mais il reste encore incognito…


7 novembre 2001

Aujourd’hui est peut-être le seul jour de l’année où, le matin, en me rendant au travail, je peux trouver une place assise dans le métro. Le 7 novembre est jour férié en Russie, on fête la révolution d’octobre, qui a vu l’avènement au pouvoir des bolcheviks en 1917. Moi, comme je travaille pour une institution française, je suis un des rares moscovites à travailler ce jour-là et j’avoue que c’est presque avec joie que je m’installe le matin bien corfortablement dans le métro… pour continuer un peu ma nuit trop tôt achevée.
Mais attendez, me direz-vous, nous sommes en 2001, la Russie est bien la Russie et non plus l’URSS. Et pourtant on fête la révolution d’octobre ! Et oui, ici, depuis la chute de l’URSS, on réalise un joyeux mélange avec les commémorations de tout ordre. Le même régime fête tous les ans la révolution d’octobre, fête communiste par excellence, qui a abouti au renversement puis à l’exécution de Nicolas II, dernier tsar de Russie, et fait un enterrement solennel pour les restes découverts de ce même Nicolas, que l’on sanctifie par la même occasion ! ! Pour le moins contradictoire, n’est-ce pas ? Le régime russe actuel semble en mal de légitimité, qu’il se cherche des modèles si différents les uns des autres… Dans cette recherche de modèles, Monsieur Putin n’est pas le dernier à avoir semé la zizanie lorsqu’il décida, peu avant le dernier nouvel an, de rétablir l’ancien hymne de l’URSS comme hymne de la Fédération de Russie. Il est vrai que quelques mots avaient été modifiés… par le même homme qui avait déjà écrit les deux versions précédentes, l’une au temps de Staline, l’autre sous Brejnev, Serguei Mikhalkov, poète pour enfants et père du réalisateur bien connu.
J’arrive à la station Oktiabrskaia, où se trouve mon lieu de travail. A côté de la station, voici la place d’Octobre, dernier endroit de Moscou où tient encore debout une statue de Lénine. Le lieu grouille déjà de drapeaux rouges, malgré que le soleil se soit à peine levé et que la fraîcheur semble annoncer l’hiver. De loin, viennent jusqu’à moi des chants héroïques clamés dans un haut-parleur. Les alentours, comme l’ambassade de France toute proche, sont bien gardés par une foule de miliciens. Soudain, parmi la foule, un type accourt presque vers moi, un brassard rouge autour du bras et une pile de journaux dans les mains :
– Gazetu Bolchevik, tovarich ! (Le journal Bolchevik, camarade!)
– Sposiba, tovarich ! (Merci, camarade!)
Et je prends le journal.
Et, chemin faisant, je me demande : pourquoi est-il venu justement, vers moi alors qu’il y avait foule tout autour ? Ma barbiche et ma casquette me donneraient-elles un air de ressemblance avec l’illustre tovarich de la statue ?… Je passe alors en vitesse à côté des miliciens, le visage enfoui dans mon col et me dépêche, dans le vent glacial, d’arriver à mon travail.


21 octobre 2001

Aujourd’hui le vent de l’est siffle un air strident dans notre cour, soulevant des bourrasques de feuilles mortes. Une petite pluie fine vous cingle le visage. Les passants, chargés de sacs, se pressent vers leur domicile, percés jusqu’au travers de leur manteau par l’air froid et humide. Seul Lambada ne se presse nulle part. Il déambule tristement sur son parking privé, avec sur le visage son air préoccupé des mauvais jours. Il n’y a rien à faire : aujourd’hui Lambada est condamné à rester sur place… sa belle innamarka ne veut pas se mettre en route…


18 septembre 2001

On dirait que la boucle est bouclée. Tout est rentré dans l’ordre. Aujourd’hui Lambada a fait venir des ouvriers qui ont fait des trous dans le sol, posé des piquets et tendu des chaînes, tout le long de la bande de terrain communal. A nouveau quel sens de la collectivité chez Lambada qui a fait profiter tout le monde de ses ouvriers. Et quelle générosité, puisqu’il a offert à chacun une parcelle pouvant contenir deux ou trois voitures ! Ainsi, à nouveau, toute la bande de terrain est clôturée et ressemble à nouveau à un parking privé. Les éventuels visiteurs, voire l’ambulance des urgences, comme celle qui est venue, je ne sais pourquoi, une nuit, il n’y a pas longtemps, se gareront où ils peuvent… s’ils le peuvent encore… Quant à savoir quelle sera la réaction des services municipaux, je ne doute pas que la personne concernée aura reçu ce qu’il faut pour renoncer à une nouvelle honteuse intervention contre le droit à la propriété privée…


22 août 2001

J’ai eu aujourd’hui la réponse à une question que je me posais il y a deux jours. Un importun a eu l’audace de se garer à la place réservée de Lambada. Celui-ci ne s’est pas gêné pour montrer ses droits. Il s’est empressé de garer sa voiture, dès qu’il est arrivé, dans le sens de la longueur, juste derrière celle de l’importun… de sorte que celui-ci s’est vu empêché de partir…


20 août 2001

Ça y est ! Aujourd’hui la contre-attaque est lancée contre les services municipaux… Et qui est au centre de la révolte ? Bien sûr Lambada ! On a annoncé aux propriétaires de voitures qu’il était interdit de clôturer un terrain public. Qu’à cela ne tienne ! Aujourd’hui Lambada a trouvé la parade : on peut le voir depuis le début de l’après-midi déambulant dans la rue… un pot de peinture blanche et un pinceau à la main… Il a été le premier à montrer l’exemple en écrivant à la peinture, devant son garage, le numéro d’immatriculation de sa voiture… comme pour dire " place réservée ". Maintenant fièrement, la figure ronde et rouge, le sourire jovial et sûr de lui et de son bon droit, il offre à tous ses collègues propriétaires de voiture son pot et son pinceau… et même il leur montre, leur explique à chacun comment il faut mieux s’en servir… vraiment Lambada est un homme qui a de la ressource, près à tout pour protéger sa famille et son patrimoine… Même nos voisins, un couple de peintres, qui se moquaient de Lambada et de sa clôture, la première fois que nous les avons vus, le jour de notre emménagement, se sont empressés de suivre l’exemple et d’écrire leur numéro d’immatriculation devant leur place de parking privé. Je me demande quand même si des simples chiffres écrits à la peinture seront de taille à dissuader les étrangers de stationner à cet endroit… et puis, nous sommes maintenant en août, d’accord, ça va encore… mais dans quel mois, ça sera l’hiver, tout sera recouvert de neige et alors qui fera attention à la peinture blanche ? En tous cas, quel beau sens de la solidarité chez Lambada ! Quel sens de la collectivité dans sa lutte… pour la défense de la propriété privée !…


15 août 2001,

Aujourd’hui il y grande animation dans notre quartier. Nous habitons dans une longue " barre " de 7 étages, perdue parmi d’autres dans une immense cour boisée, garnie de bacs à sable et jeux pour enfants, de hangars, d’écoles, collèges et je ne sais quoi encore. Devant notre immeuble, de l’autre côté de l’allée macadamisée qui permet aux voitures d’y accéder, se trouve une bande de terre qui appartient à la municipalité de Moscou. Depuis longtemps, les habitants de notre immeuble possèdant une voiture – ce n’est pas encore le cas de tout le monde ici, loin de là – ont accaparés ce petit terrain, long comme l’immeuble de plusieurs centaines de mètres et large de quelques mètres. Ils y ont planté des piquets et tendu des chaînes fermées par des cadenas pour en barricader l’entrée… ainsi ils pouvaient être sûr d’avoir une place réservée pour leur voiture, juste sous leurs fenêtres… Privatisation non autorisé, mais qui s’affiche sans crainte au grand jour. En fait, les habitants de notre immeuble n’ont rien fait ici d’exceptionnel : partout, dans Moscou, on peut voir devant les immeubles ces étroites bandes de terrain soigneusement clôturées.
Or, aujourd’hui, que s’est-il passé ? Les ouvriers, qui depuis le début de l’été tondent l’herbe, coupent les branches des arbres dans notre quartier et je ne sais quoi encore, ont arraché, selon des ordres reçus, les piquets et ont laissé les chaînes gisant lamentables sur le sol… symboles d’une propriété privée tragiquement bafouée, avant même d’avoir légalement existée!…
Alors c’est l’atroupement devant notre entrée. Pourquoi justement devant notre entrée, alors que notre immeuble en a une dizaine ? Parce que dans notre entrée habite Lambada, au second étage, juste en-dessous de chez nous. Lambada, bien sûr, n’est pas son vrai nom, mais un surnom que nous lui avons trouvé car son ancienne voiture annonçait à tout le quartier, de sa petite musique bien connue, quand elle partait, arrivait, faisait marche arrière… etc… Maintenant Lambada a changé de voiture, il s’est acheté une innamarka (voiture étrangère) qui se déplace silencieusement… mais le surnom lui est resté. Et Lambada est très affairé aujourd’hui : l’affaire le préoccupe, c’est évident… il déambule dans la rue d’un groupe à l’autre, discutant, gesticulant, montrant le terrain et les chaînes étalées piteusement sur le sol, plaisantant aussi avec l’un ou l’autre… et téléphonant sur son portable à Madame Lambada qui passe l’été à la datcha avec les enfants, pour la mettre au courant de l’évolution de la situation…
Moi, j’avais d’abord observé la scène de la fenêtre de la cuisine, sans comprendre les raisons de cette animation. Mais il a suffit de sortir quelques secondes dans la rue pour comprendre ce qu’il se passait, rien qu’en écoutant quelques bribes de conversation. Une femme de notre entrée est en train de plaisanter avec Lambada et d’autres locataires : " Chez nous ils vont refaire un appartement communautaire1 ! " Lambada rit mais d’un air jaune… on a comme l’impression que l’affaire ne va pas en rester là…



1. Appartement communautaire : à l’époque de l’URSS, type d’appartements partagés entre plusieurs familles, avec une cuisine commune et une chambre par famille. En voie de disparition à Moscou, les appartements communautaires sont encore nombreux à Saint-Petersbourg.