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André
Székely
Février 1995 |
  

écrivain tchécoslovaque Milan Kundera est très célèbre en France. La sortie dun de ses romans ou de lun de ses essais littéraires éveille lattention dune grande partie du public. Ce succès, lécrivain ne la pas tellement recherché, mais comme il le souligne : « On doit presque toujours son succès au fait dêtre mal compris ». Kundera est un homme qui vit en secret, dans lombre parce quil ne veut pas devenir prisonnier des médias et de la « dictature de lactualité » en particulier.
Son uvre est ambiguë et souvent mal interprétée. Il y a deux causes principales à cela. Tout dabord, le fait que Kundera se soit réfugié en France en 1975 a permis à la critique occidentale de lui coller, avec empressement, létiquette utile de dissident alors que Kundera est avant tout un écrivain. Ensuite, le public a apprécié Kundera parce quil écrivait de belles histoires faciles à comprendre. Ces appréciations et jugements hâtifs perdent lessentiel ; luvre telle quelle nous appraît et quil faut saisir.
Kundera nest pas un Soljénitsyne qui dénonce les cruauté du communisme, les souffrances humaines face à la tyrannie. Kundera se propose de décrire les balbutiements des hommes prisonniers du fossé qui sépare leurs actes de leur expression par le langage. Son premier roman, « La Plaisanterie », paru en 1968 nest pas un réquisitoire contre le stalinisme mais une histoire damour entre deux personnages, Ludvik et Lucie.
Pourtant, les français ont, pour la plupart effectué une lecture politique du livre, et cela pour plusieurs raisons. La date de parution : 1968, alors que la Tchécoslovaquie décide de se libérer du joug soviétique lors du printemps de Prague. Il est donc aisé de voir dans ce roman un témoignage dune époque, dy trouver les symboles dune révolte.
Ce qui va renforcer cet aspect politique en France, cest quAragon ait décidé de préfacer ce livre (sans lavoir lu), afin den faciliter la publication. Son texte : « Je me refuse à croire quil va se faire là un Biafra de lesprit. Je ne vois pourtant aucune clarté au bout de ce chemin de violence » est capital pour éviter doublier les événements de Prague, mais il névoque pas le roman. Cest nourri par cette réputation que circulera « La Plaisanterie » en France. Les obstacles népargneront pas le livre par la suite, ce qui nécessitera lintervention de lauteur, qui devra sélever contre linterprétation univoque des journalistes : « Le roman est un art profondément anti-idéologique, car lidéologie nous présente toujours le monde du point de vue dune seule vérité. Cest pourquoi, je le répète, le roman est un art anti-idéologique, et il est, dans notre monde tellement idéologisé, nécessaire comme le pain ».
Dans « lArt du Roman », Kundera expliquera sa conception et son héritage personnel du roman, à savoir : Rabelais, Cervantès, Diderot, Kafka, Musil
Cette image de dissident doit sestomper derrière le visage moins éphémère quest celui du romancier expérimentateur. Mais une nouvelle fois luvre devra être défendue par lauteur, car un mal profond lui colle à la peau. Celui qui ronge luvre de lintérieur : la traduction.
En 1979, Alain Finkielkraut interviewe Kundera pour le « Corriere della Sera » et lui pose cette question : « Votre style, fleuri et baroque dans La Plaisanterie est devenu dépouillé et limpide dans vos livres suivants. Pourquoi ce changement ? ». Quelle ne fut pas la stupéfaction de lécrivain tchèque à lécoute des qualificatifs employés ! Pendant des années cette uvre était parue en France sous ce terrible affublement qui la dénaturée. Mais maintenant, si lon déplace le problème fondamental de la traduction pour sinterroger sur le sens de luvre, en la lisant dans les meilleures conditions, alors le véritable obstacle surgit.
Un obstacle que beaucoup de lecteurs nont pas franchi, pour ne voir dans les romans de KUNDERA que des histoires intéressantes et bien écrites. Derrière le masque dune littérature inoffensive et saisissable se cache un acide qui sécoule avec lenteur pour nous faire entrer dans « lère du soupçon », pour reprendre le titre de Nathalie Sarraute. Kundera démonte les mécanismes des relations humaines avec méthode, calme, lucidité, broie lentement toutes les valeurs auxquelles on réfère sans jamais oser les remettre en question, sur un ton léger, virevoltant. Mais il faut aller plus loin, accepter le défi de Kundera et pénétrer plus en avant, dépasser les limites visibles comme il nous y convie, atteindre des profondeurs inconnues en choisissant déclater de rire pour ne pas succomber à leffroi donné par la réalité mise à nue.
Malgré des apparences trompeuses, la littérature de Kundera appartient à la plus grande littérature, une littérature totale. Mais pour en arriver au noyau central, il faut déjouer des pièges complexes, camouflées derrière un style qui ne déroute pas du premier abord. Lorsque le lecteur est piégé, traqué, une fois aux mains, il retourne inéluctablement vers cette source qui constitue luvre de Kundera.
Tous les obstacles qui freinent la lecture de Kundera sont autant dindices de sa valeur. La plupart des gens qui lisent « La Valse aux adieux » ou « Le Livre du rire et de loubli » sans pénétrer dans les strates profondes qui se succèdent, des strates noircies, extrêmement complexes de lâme humaine.
On touche le fondamentalement humain en lisant Kundera, lacte de lire prend la valeur dune métempsychose, lâme voyage très loin dans le puits de lorigine. Lire devient acte de violence pour une nouvelle naissance.
André Székely


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