Didier
Shein

Février 1995

tefan Niculescu a le regrettable privillège de faire partie des grands compositeurs inconnus. Il faut dire qu’il a aussi le désavantage d’être roumain. Or l’ignorance de la spécificité de la culture roumaine de la part de l’Occident a contribué à cloîtrer les créateurs roumains dans leur pays, ex-Europa.
L'école roumaine de musique contemporaine est pourtant une des plus riches et des plus inventives, et Stefan Niculescu, au même titre peut-être qu’Anatol Vieru, un des compositeurs les plus importants de sa génération. Il est de toute évidence une des personnalités essentielles de l’avant-garde roumaine, mais aussi mondiale.
Né à Moreni en 1927, Stefan Niculescu fait ses études au conservatoire de Bucarest, avant de se lancer dans la composition dans les années 50. Après une courte période néo-classique, il est des premiers Roumains qui appliquent le structuralisme sériel, avec des œuvres comme « Inventions » pour clarinette et piano (1963-65) et « Trio à cordes » (1957). Mais il sent vite le besoin d’explorer de nouvelles sonorités et, abandonnant le sérialisme, il commence à construire une œuvre où la rigueur formelle s’allie à l’utilisation de procédés aléatoires. Ainsi la partition de « Tastenspiel » pour piano (1968) se compose de six feuilles dont l’ordre est laissé à la liberté de l’interprête. Mais le plus marquant dans sa musique est la violence, l’agressivité extrême des sonorités. « Eteromorfie » pour orchestre à cordes (1967), « Formanti » pour orchestre (1968), « Triplum II » pour clarinette, violoncelle et piano (1963) en sont des exemples significatifs : l’auditeur se trouve agressé par une violence inouïe. D’ailleurs, une des rares fois où le public a sifflé une musique contemporaine à Bucarest a été la création de « Eteromorfie » en 1969 à la Philarmonie.
À la suite de son opéra pour théâtre de poupées « Cartea cu Apolodor » (1975), Niculescu laisse définitivement au passé toute trace de sérialisme et s’intéresse de plus en plus à un phénomène très utilisé dans la musique populaire : « l’hétérophonie ». Dans ce procédé les musiciens jouent ensemble le même thème, la même mélodie mais avec des variantes. Utilisé de façon remarquable dans « Ison II » pour quatorze instruments à vent et percussions (1976), l’hétérophonie confère à cette œuvre un charme étonnant, tout imprégné d’une couleur byzantine : une musique archaïque et moderne dans laquelle la violence n’est pas exclue, mais paraît maintenant intégrée dans une musique d’essence non-violente.
Le temps est maintenant à l’apaisement et à l’accomplissement de la personnalité artistique du compositeur. Stefan Niculescu arrive alors à créer des formes adaptées à ses mixtures hétérophoniques, telle que la « Synchronie » où les thèmes musicaux se répètent de façon syncronisée ou désyncronisée. Il s’agit là d’un apport révolutionnaire à la théorie musicale européenne.
La musique de Niculescu s’adoucissant toujours, utilisant des matériaux qu’il étudie dans les musiques de tradition orale, devient une musique de la lumière, comme dans la monumentale « IIe Symphonie » (1980), ou l’ensoleillé « Cantos » pour saxophone et orchestre (1984), dédié au saxophoniste français Daniel Kientzy, ou les « Sincronie » I à IV (1979 à 1987). Par l’utilisation d’une nouvelle modalité, peut-être à la fois plus moderne et plus archaïque que celle d’Olivier Messiean, la musique de Niculescu semble émaner de cette terre roumaine que l’on découvre en pleine lumière.
Comme l’écrivait dans un article le compositeur Anatol Vieru, il y a chez Stefan Niculescu une ouverture d’esprit vers toutes les directions géographiques, spirituelles ou temporelles, une curiosité fascinante pour le monde et une croyance goethéenne en la grandeur lumineuse de l’esprit humain.


Didier SCHEIN

Discographie :

IIe Symphonie, opus dacium
in : Romanian Contemporary Music,
Olympia CD 416.

Cantos, IIIe Symphonie concertante
pour saxophone et orchestre
in : The Romanian Saxophone,
Olympia CD 410.