Didier
Schein

Mai 1995

epuis le 14 avril, la foule se presse au centre Georges Pompidou à Paris. Rien qui ne sorte de l’ordinaire, dira t-on. Pourtant, les courageux qui auront réussi à obtenir leur billet avant de perdre patience, pourront alors entrer dans un monde étrange et fantastique fait d’objets insolites mais d’une beauté lumineuse.
En effet, 38 ans après sa mort, Brâncusi est de retour à Paris. C’est la première rétrospective de son œuvre faite en France depuis 1957. Cent trois sculptures, trente-huit dessins et cinquante-cinq photographies originales de l’artiste, provenant de musées de Roumanie, du musée National d’Art Moderne de Paris ou des collections de musées américains, sont exposés à Beaubourg.
Né en 1876 à Hobita, en Olténie, Constantin Brâncusi a fait ses études à l’École des Arts et Métiers de Craiova, puis à l’École des Beaux Arts de Bucarest. Il part pour Paris en 1903 et y arrive le 14 juillet 1904 en ayant fait une grande partie du voyage à pied. Il entre alors à l’École Nationale des Beaux Arts. De 1916 à sa mort en 1957 il occupera un atelier, impasse Ronsin, dont il fera un univers de légendes.
Si ses premières œuvres sont encore influencées par Rodin, à partir de « La Prière » (1910), son style évolue vers une simplification et une épuration des formes, vers l’abandon de tout détail inutile. « La Princesse X » (1916) n’a plus rien de figuratif ; c’est une forme pure où la tête, la gorge et les seins sont réduits à une courbe géométrique dans laquelle se reflète la lumière. Dès lors l’œuvre de Brâncusi peut être divisée en trois groupes. Le premier évoquerait les mystères de la Cosmogonie, le second les êtres vivants et le troisième les communications entre le Ciel et la Terre.
« La Création du Monde » (1924) est un parfait œuf de marbre d’un lisse prodigieux. « La Muse endormie » (bronze, 1917) n’évoque pas le dormeur mais plutôt la sérénité du sommeil et de ses rêves. Les sculptures en bois sont faites, par contre, de formes rudes aux arêtes tranchantes, pleines de parties creuses et de trous d’ombres. Elles appartiennent à l’histoire de l’homme, à la dualité du Bien et du Mal, comme Adam et Ève (1921), « Socrate » (1923) ou « Le Roi des Rois » (l’Esprit de Bouddha, 1930). Elles donnent l’impression d’être des totems magiques de sorciers africains ou de sculptures primitives que l’on aurait découverts dans quelque caverne des Carpates.
Le groupe des êtres vivants est représenté par des sculptures aux noms d’animaux tels « Le Phoque », « Les Tortues », ou le cycle des « Oiseaux ». Brâncusi n’a cependant pas cherché à représenter la morphologie de l’animal, mais son essence. Ainsi les différentes versions des « Oiseaux dans l’Espace » représentent une flèche matérialisant le vol de l’oiseau. Le mouvement matérialisé devient alors acte spirituel.
Enfin, le thème de la liaison entre le Ciel et la Terre tient autant à l’architecture qu’à la sculpture. Le meilleur exemple traverse toute la ville roumaine de Tîrgu Jiu. C’est un ensemble monumental dédié aux morts de la première guerre mondiale et composé de trois sculptures principales dont la disposition marque le parcours des morts pour arriver au Ciel. Partant de la rivière Jiu, on chemine par la « Table du silence » et la « Porte du baiser », avant d’arriver par un parc à la « Colonne sans fin ». D’une hauteur de 30 mètres, elle est composée de 16 volumes de forme rhomboïdale qui rappellent certaines ornementations de l’architecture des maisons paysannes roumaines. Telle un axis mundi sorti directement des croyances primitives, elle est l’échelle spirituelle qui doit mener l’homme jusqu’au Ciel et à l’Éternité.
Toute l’œuvre de Brâncusi exprime une pureté des formes qui semblent caressées par la lumière, une beauté sereine délivrant les mystères magiques de la Création. C’est un art vrai et réel qui nous parle de l’univers en y intégrant les choses et les êtres. C’est aussi un art extrêmement positif. Brâncusi disait lui même : « Il ne faut pas respecter mes sculptures. Il faut les aimer et avoir envie de jouer avec elles… je veux sculpter des formes qui puissent donner de la joie aux hommes ».

Didier Schein.


Rétrospective Constantin Brâncusi
à Paris au Centre Georges Pompidou,
du 14 avril au 21 août 1995.