Propos
recueillis par
A. Székely
&
O. Jakobowski

Mai 1995

onsieur Troubetzkoy entretient des rapports privilégiés avec la Russie dont il est originaire et avec la langue russe qu’il a dû réapprendre à une époque où le pays apparaissait comme le pivot pour l’avenir du monde.
M. Troubetzkoy a été d’autant plus surpris par la chute du communisme en Russie, que cette politique donnait le sentiment de pouvoir durer à jamais.
La fin du système n’a fait que renforcer son intérêt pour la Russie et la littérature russe, en tant que partie intégrante de la culture européenne.

L&L : Peut-on considérer la Russie comme un pays pionnier où quantité de choses sont possibles ?

V.T. :
La Russie retrouve une vocation qu’elle n’a jamais perdue, celle d’être un pays d’avant-garde. Elle s’est prétendue être un pays par lequel le communisme devait arriver et s’est ensuite présentée comme le premier pays à liquider cette politique pour laisser place à la démocratie. Mais celle-ci tarde à venir, ceci est dû à cette idée ancrée dans l’esprit russe : lorsque l’on est en retard, on ne peut rattraper ce même retard qu’en dépassant.
Aujourd’hui, le pays confronté à la liquidation de l’État précédent, voit surgir des obstacles tels que l’économie, le nucléaire et le banditisme.

L&L : La société a-t-elle des bases matérielles et intellectuelles suffisamment solides pour résister à la tempête? Pour assurer un développement de l’économie régionale et mondiale ?

V.T. :
Un ouvrage tel que « La Tragédie soviétique », de Martin Malia (membre de l’European Center d’Harvard) a dressé un bilan au-delà de la propagande positive ou négative, a étudié les réalités. Il nous montre que le but des bolcheviques pendant 70 ans a été de détruire la société civile pour mettre en place la société nouvelle, de créer du neuf en déblayant la société ancienne.
La Russie est aujourd’hui une société sinistrée, le pays est éventré et les ressources naturelles ont été gaspillées. Les problèmes d’environnement sont multiples et importants par leur ampleur : la remontée des sels dans les zones irriguées, la disparition de la mer d’Aral, la pollution nucléaire, l’océan Glacial Arctique transformé en poubelle pour les déchets et la pollution atomique de l’Ienisseï… Tout ce que l’on a pu rêver et imaginer de pire en Occident a cause de la pollution a été réalisé en Russie.

L&L : Est-ce-que le peuple russe a la force et la santé suffisantes pour se relever de « dessous les décombres » ?

V.T. : C’est aléatoire car le fonds génétique est atteint. Les hommes et les femmes sont autant atteints par l’alcoolisme, la mortalité infantile est la plus forte d’Europe… La race est démolie. Le tableau est terrible. Lors de tests pour le service militaire par exemple, un nombre très important de jeunes recrues est refoulé pour des handicaps mentaux et physiques.
Dans le domaine économique, le tableau est contrasté. Il existe de vieilles entreprises rétrogrades et délabrées car l’entretien et le renouvellement n’ont pas été prévus. Dans l’industrie aéronautique et spaciale par exemple, les chasseurs soviétiques pourtant très efficaces, sont inutilisables après quelques centaines d’heures de vol, tandis qu’en Occident, ils peuvent voler quelques milliers d’heures. Dans tous les domaines, on peut remarquer que la productivité est extrêmement faible par rapport aux voisins de l’Ouest.
L’élément positif est qu’il existe des hommes d’affaires en province qui créent des PME. Mais ils sont confrontés à deux obstacles: la précarité car il n’y a pas de lois prévues pour le droit de propriété et la mafia est omniprésente. Un autre élément positif est l’importance des ressources naturelles (pétrole, gaz…) mais elles sont été gaspillées car les Russes ont cru que leurs réserves étaient inépuisables.
Au niveau des ressources intellectuelles il existe des compétences mais l’argent manque. À Moscou la vie d’un chercheur et d’un enseignant est catastrophique car leur salaire ne dépasse pas quelques dollars par mois. Les chercheurs, pour gagner leur vie, utilisent leurs talents en devenant, par exemple, les « nègres » de chercheurs occidentaux. De plus la possibilité de publier des ouvrages scientifiques s’amenuise car l’édition tend à devenir essentiellement commerciale (occultisme, religion et pornographie).

L&L : Pouvez-vous nous présenter brièvement le paysage politique de la Russie ?

V.T. :
Il est très confus. Eltsine est l’homme au pouvoir mais sa force réside dans le fait qu’il n’y a personne qui ait l’envergure de s’opposer à lui. Il est arrivé aux commandes de l’état en s’opposant farouchement à Gorbatchev. Sa montée en puissance est due à cet antagonisme Cependant il est seul aujourd’hui.
Dans l’opposition, on trouve Jirinovski qui est le plus puissant en chiffres et que l’on peut comparer à un poujadiste. Il draine les mécontents et les laissés pour compte qui expriment une nostalgie nationaliste. Jirinovski joue sur la peur des juifs, des francs-maçons et des minorités sur le sol russe. Malgré ses 28% d’électeurs il n’existe pas en tant que réelle force politique car son discours n’attire pas les élites et les intellectuels.
Les démocrates sont eux, de moins en moins nombreux. Ils n’ont pas de prises concrètes sur la réalité car ils ont plutôt des aspirations que des analyses.
Eltsine en digne héritier du bureaucratisme soviétique n’a pas un véritable comportement démocratique, mais il utilise cette « pancarte » pour se donner une image crédible à l’extérieur et attirer les aides et capitaux étrangers indispensables. En fait, les démocrates sont condamnés à l’impuissance à cause du chaos ambiant, de la corruption et de la criminalité. Désormais les Russes ne parlent plus de démocratie mais de merdocratie.
C’est pourquoi certains se tournent vers l’idée de monarchie constitutionnelle, pour eux, le retour d’un tsar serait une chance très importante.
L’exécution du tsar Nicolas II en 1918 a bouleversé le peuple pour qui il est devenu un martyr. Beaucoup de Russes lui vouent un culte, ainsi qu’à toute la famille impériale. Par exemple, une messe est célébrée chaque jour en son honneur sur l’emplacement de la maison Ipatiev à Sverdlovsk-Iekaterinbourg. La raison de cette adoration est que les Russes sont aujourd’hui écœurés par le spectacle de la politique. De ce fait, certains désirent un médiateur, un arbitre moral. Ce n’est pas seulement une mode mais l’aspiration à une autorité non élue qui détiendrait un charisme moral et spirituel. L’origine de cette aspiration est une vieille idée orthodoxe russe qui considère que l’homme est corruptible et que le pouvoir rend avide. En fait, les Russes pensent que la morale est une valeur qui se retrouve dans l’ancienne noblesse, et qui s’est toujours mise au dessus des hommes.
Il est à préciser que la monarchie révèle un profond pessimisme sur la nature humaine et exprime un besoin de pureté. Depuis la révolution, les Russes considèrent qu’ils ont été gouvernés par un régime de « concierges et de salopards ».

L&L : Après des années de laisser faire, la Russie qui aspire à retrouver ordre et discipline est-elle prête à nouveau à se laisser transformer en un État policier ?

V.T. :
Elle peut le faire. L’ex-KGB qui vise au retour de ses anciens privilèges, a sa propre armée qui a pour rôle d’écraser les soulèvements populaires. Mais elle ne veut pas le faire car elle a besoin pour vivre de l’argent des pays riches.

L&L : Andrei Kontchalovsky, auteur du film « Riaba ma poule » dit : « les Russes n’ont pas été créés pour la démocratie ». Qu’en pensez-vous ?

V.T. :
Cela est vrai d’une certaine manière. On peut difficilement concilier empire et démocratie. Dès le XVIIe siècle, la Russie a emprunté la voie impériale. Aujourd’hui comme l’a dit Soljienitsine, elle a eu raison de se débarrasser de son empire. C’est un véritable retour sur elle-même et la possibilité de créer sa propre forme de démocratie sans plaquer le schéma occidental sur la réalité russe. En fait, il y a un trajet russe vers la démocratie. Le problème est que ce pays a certes une tradition démocratique de justice et d’égalité mais il lui manque le juridisme comme garantie du droit. De plus l’idée de la loi à laquelle on obéit sans y être obligé n’existe pas. La loi n’est respectée que si elle est appliquée par les oukazes(1).

L&L : Les derniers sondages accordent 8% d’avis favorables à Eltsine. À votre avis est-il un homme fini ?

V.T. :
Sa seule force comme je l’ai dit est l’absence de remplaçants. Il est malade et son alcoolisme a déjà défrayé la chronique. D’une manière générale, l’alcool n’est pas mal vu par le peuple russe mais il ne veut pas que son chef d’État soit considéré comme un alcoolique à l’étranger. Son état d’ébriété ne serait pas un réel danger pour ses prises de position car il est entouré de conseillers compétents et pragmatiques, qui l’aident à prendre les décisions. Néanmoins on peut redouter l’influence du général Korjakov, le chef de sa garde personnelle forte de 4000 hommes.

L&L : Qui sont les nostalgiques du soviétisme ?

V.T. :
La Russie se trouve dans un état de pénurie évident, le peuple se dit : « du temps de Staline on avait du pain et de la viande ». Depuis, on assiste à une baisse du niveau de vie. Les paysans qui autrefois se rendaient à la ville pour acheter les denrées de base accueillent aujourd’hui les citadins. La situation s’est inversée.

L&L : On parle d’un rapprochement entre « anciens rouges » et « nouveaux bruns ». Ces rouges-bruns sont-ils une grande force politique dans ce pays ?

V.T. :
Il existe une curieuse alliance entre la grandeur de la Russie et celle de l’Union Soviétique. Ce syncrétisme se manifeste lors des défilés où l’on voit des portraits de Staline côtoyer ceux de Nicolas II. L’opinion publique est manipulée par le colportage de la peur du Juif du franc-maçon, ultime figure de l’espion de l’Occident qui désire coloniser la Russie. Mais en fait, cette idéologie attire les laissés pour compte et les pauvres mais ne possède aucune force électorale. Sa puissance est uniquement médiatique, par l’utilisation de la violence et de l’agitation. C’est une idéologie résiduelle et diffuse qui ne reflète pas la réalité.

L&L : La mafia russe grâce à ses ramifications internationales est capable de livrer des matières nucléaires dans n’importe quel endroit du globe. Contrôle-t-elle la Russie ?

V.T. :
La mafia russe est extrêmement puissante. Elle n’est pas neuve car elle est issue des anciennes structures de la nomenklatura. L’élément nouveau est qu’elle s’exporte. Par exemple, elle travaille à Paris alors qu’auparavant notre capitale n’était qu’un lieu de retraite. Rien qu’à Moscou, 157 assassinats ont été commandités l’année dernière, par cette mafia. Elle contrôle tout et ne se contente pas de la drogue, de la prostitution et du jeu comme en occident. Tous les commerçants et les industriels sont racketés. De plus, elle bénéficie d’une certaine popularité car elle assure l’ordre dans certaines régions, mieux que la police officielle. Elle sponsorise aussi les retraites des anciens combattants qui n’est que de trois dollars par mois. Enfin, elle va jusqu’à offrir aux jeunes la possibilité d’entrer dans ses rangs et de participer à ses affaires. Omniprésente et agissant à visage découvert, elle a souvent pour cadres d’anciens membres de l’administration soviétique, devenus hommes d’affaires.

L&L : Les officiers de l’ex-Armée Rouge ont voté massivement pour Jirinovski. Cette armée est-elle devenue un corps étranger au pays capable d’envisager un nouveau putsch ?

V.T. :
Le vote pour Jirinovski représente un vote de rancœur. L’Armée Rouge a quitté les territoires et les pays qui se sont libérés du joug soviétique. Elle les a quittés dans la honte et dans la ruine et elle désire retrouver son prestige. Elle est confrontée à une baisse de son niveau de vie et est devenue une armée de « gueux ». Elle a subi la honte de voir l’Allemagne investir dans la construction de locaux pour son retour au pays. Il y a aussi le problème des anciens d’Afganistan qui peuvent être comparés à nos anciens de l’OAS. Ils sont revanchards et rancuniers mais ils ne sont pas organisés. Ils se sentent trompés et trahis. Aujourd’hui, beaucoup sont utilisés pour la surveillance musclée et armée des banques. En fait on a aussi assisté à une véritable déliquescence de l’armée. Les militaires ne sont pourtant pas un corps étranger et ne se préparent pas à un putsch. Il leur reste des intérêts à coller à Eltsine (trafics , etc…).

L&L : L’Église orthodoxe est-elle renaissante ?

V.T. :
Staline a persécuté les non-orthodoxes mais a fait un pacte avec l’orthodoxie qui impulsait le nationalisme. Khroutchev les a persécutés en faveur de l’athéisme prôné par l’idéologie communiste. Ensuite sous Brejnev, on est retourné à l’intolérance molle. De son côté, Gorbatchev a fraternisé avec l’Église. Son intention était de charger les orthodoxes de redonner une morale au peuple et de le remettre au travail. Depuis lors, on assiste à une renaissance de toutes les religions et de toutes les sectes.

L&L : 150 millions de Russes et 28 millions de non-russes. Quels sont les principaux groupes non-russes ? Quels sont les plus menaçants pour le pouvoir central ?

V.T. :
Il existe des minorités sur le sol russe mais plus de 25 millions de Russes en dehors des frontières. Ces Russes sont parfois persécutés et on les oblige à apprendre la langue locale. En ce qui concerne la Tchetchénie, elle est la seule province à majorité caucasienne. Les autres sont à majorité russe. Comme la mafia a besoin d’un voile pour cacher ses méfaits elle accuse les minorités de tous les maux, en particulier les « Tchetchènes ». En vérité, certains russes veulent préserver l’unité car ils pensent que le tissu social va filer si on laisse faire les choses. Par contre, il existe des provinces qui désirent être de nouveau rattachées à la Russie. Ces le cas de la Crimée qui est à majorité russe et désire quitter l’Ukraine. En fait le problème est que le pouvoir central a toujours mené une politique coloniale proche de Jules César, c’est à dire diviser pour régner. Il a donc entretenu la menace des minorités mais en vérité il n’existe pas réellement de menaces.

L&L : On dit qu’à chaque crise, la Russie est traversée par des courants de pensée contradictoires. Les uns cherchent une nouvelle identité dans la promotion des valeurs slaves, langue, religion, besoin d’un tsar père ; les autres dans un asiatisme des grands espaces qui les opposent à tout ce qui ressemble à l’Europe et les fait regarder vers le sud et l’est. Ils cultivent les valeurs de la ruralité et de la nostalgie du passé. Qu’en pensez-vous ?

V.T. :
Il est vrai qu’il existe un problème de l’identité russe. La Russie a conquis de nombreuses populations non russes et a mené une politique de russification. Il y a aussi de nombreuses religions: judaïsme, islam et même le bouddhisme.
Cette mosaïque de peuples est la conséquence de l’instabilité territoriale. La Russie a très peu de frontières naturelles et pour se défendre elle a senti le besoin de conquérir les voisins et les voisins des voisins. Mais aujourd’hui, la Russie est revenue à son territoire du XVIIe siècle et elle n’a plus de glacis protecteur. . La Russie ressent l’anxiété de l’identité nationale et elle se pose la question « qu’est ce qu’être russe ? » et ressent la nostalgie du passé. Elle développe l’idée de raccorder les fils, de retrouver l’unité. Le bolchévisme a été un véritable système de destruction et a créé un désert en démolissant le passé pour le quitter. Désormais, la société est traumatisée et composée de déracinés. La Russie est devenu « le pays aux fils arrachés ».

L&L : Andrei Kontchalovski, dans Riaba ma poule, fait dire à son héroïne : « en mille ans, rien n’a changé au village, rien du tout. C’est peut-être aussi bien comme ça que doivent aller les choses ». Qu’en pensez-vous ?

V.T. :
Oui et non. Cette thèse est à la fois optimiste et pessimiste. En fait, les choses ont changé. Par exemple les femmes ont changé. Dans le film, la femme russe ne veut pas d’un homme parce qu’il a réussi. Aujourd’hui, les femmes russes, très belles avec des yeux de verre, sont des calculatrices qui veulent accrocher un étranger pour échapper à l’usine et à la misère. Elles sont aujourd’hui sans pitié. De plus, les Russes pour la première fois de leur histoire doivent se débrouiller seuls. Depuis trois siècles, le Russe a été sous l’emprise d’un régime autoritaire. Il a été condamné à être passif et obéissant. Aujourd’hui, le Russe est confronté à une anarchie féconde dans le sens que cette situation nouvelle peut donner quelque chose…

L&L : Il dit lors d’entrevues que les héros russes sont tous des perdants, que la richesse est considérée comme un péché, que le Russe n’est pas rationnel mais émotionnel, qu’il existe en Russie une absence de responsabilité personnelle vis à vis du devoir.

V.T. :
Le Russe n’est pas une essence qui existe depuis toujours. Pour la première déclaration, c’est en partie vrai. Le peuple russe a une attirance particulière pour les martyrs et les gens qui font pitié. En ce qui concerne la richesse, cette idée est renforcée par leur éducation soviétique qui affirme que l’on ne s’enrichit qu’en volant l’autre. Déjà les koulak(2), possesseurs terriens étaient mal vus de vouloir s’enrichir. Il est vrai que le Russe est en général émotionnel. Ceci est la conséquence de sa passivité. Contrairement à l’Occident, il y a en Russie une absence d’impératifs catégoriques. Si on fait le mal, on règlera cela avec Dieu, si on le règle. D’une manière générale on observe une démission devant l’obligation.

Propos recueillis par
André Szekely et Olivier Jakobowski



Note :

1. Oukaze : édit promulgué par le tsar, ordre impératif, décision arbitraire.
2. Riche paysan propriétaire.