Didier
Schein

Décembre 1995

epuis sa déclaration d’indépendance en 1991, la Macédoine n’a pas défrayé la chronique. Encore peu de monde connaît même son existence. Aucune émeute, aucune guerre n’a attiré à Skopje nos télévisions en manque douloureux de sensations fortes. Pourtant ses particularités ethniques et son environnement hostile promettaient à la Macédoine, la plus pauvre des anciennes républiques yougoslaves, un avenir comparable à la Bosnie. Mais contre vents et marées, elle demeure pacifique et donc à l’abri des tornades journalistiques.
L’initiative de la Maison de la Poésie du Nord - Pas-de-Calais et de l’ATTACAFA d’inviter des musiciens macédoniens dans le cadre du 9e « Festival Pluriel » est donc plus que symbolique ; elle peut-être considérée comme un acte de militant en faveur d’un pays qui a justement fait le choix de la culture pour réunir toutes ses forces disparates.

Les Macédoniens sont des orthodoxes parlant une langue slave proche du bulgare, mais ne forment que 65% des 2 millions d’habitants de la République(1). Elle compte également 21% d’Albanais dans l’ouest du pays, [populations « guègue » au nord et « tosque » au sud(2)], 4% de turcs, 2 à 3% de Tsiganes, 2% de Serbes au nord et un nombre, très variable selon les estimations, de « Sarakatsan » (Lévriers Noirs), des pasteurs transhumants aroumains vivant au confins gréco-macédoniens.
La république de Macédoine a des frontières communes au nord avec la Serbie, soupçonnée de visées expansionnistes, à l’est avec la Bulgarie, qui considère la langue et la culture macédoniennes comme bulgares, au sud avec la Grèce qui récuse à ce pays le droit de porter le nom antique de Macédoine (mais qui par un récent accord, vient d’accepter de lever le blocus économique qu’elle maintenait contre elle), et à l’ouest avec l’Albanie qui soutient les partis albanais de Macédoine. Pays complexe, divers donc, mais dans lequel les disparités, sources de divisions, deviennent des moyens d’unité quand il s’agit de la culture.
Les concerts donnés par Jakov Drenkovski et ses deux musiciens furent justement révélateurs de la richesse de la culture macédonienne mais également de ce phénomène de confluence qui la caractérise.
Ce qui frappe au premier abord, c’est la beauté naturelle des mélodies et de la voix de Drenkovski, pleines parfois d’une mélancolie tout à fait slave. S’accompagnant lui-même à la guitare, Jakov Drenkovski était également entouré (et c’était la première fois qu’il utilisait cette formule) de Stefce Stojkovski au kaval(3), au tarabuka(4), à la dvojanca(5), à la gajda(6) et à la tambura(7) et de Stepan Stojkovski, père du précédent, jouant du kaval mais également d’un petit tambour frappé avec une baguette.
Jakov Drenkovski nous a présenté des morceaux de sa composition, mais il est également interprête de chants traditionnels. Aussi ses propres créations sont-elles marquées de cette source d’inspiration populaire. L’accompagnement instrumental notamment est très caractéristique. On pourrait diviser en deux les quatre lignes mélodiques des interprètes. Stepan Stojkovski réalisant avec la guitare de Drenkovski une sorte de « basse continue », tandis que la flûte de Stefce Stojkovski et la voix de Jakov forment le chant proprement dit. Stepan joue de longues tenues dans le grave, comme une sorte de « bourdon », héritier en fait de « l’ison » des polyphonies vocales byzantines. L’autre flûte, celle de Stefce, réalise des broderies autour de la voix de Jakov, dans un style d’improvisation aux ornementations orientales : il s’agit en fait d’une technique très fréquente dans les musiques traditionnelles, et pas seulement des Balkans, appelée « hétérophonie », selon laquelle les instruments ou les voix jouent la même mélodie mais avec des variations.
Des instruments traditionnels, mais très répandus dans tous les Balkans, et parfois même au-delà, des techniques musicales héritières de Byzance ou du monde arabo-oriental, le tout reste pourtant typiquement macédonien, car tous ces mondes différents se rejoignent harmonieusement dans le confluent des textes poétiques et du chant de Drenkovski. Celui-ci, bien que célèbre chez lui, n’en demeure pas moins un personnage modeste et attachant. Amoureux de la nature, des montagnes et des lacs de son pays, son plaisir est de vivre au milieu de ses abeilles, et de chanter sa Macédoine. Il ne demande rien d’autre. Un véritable poète qui sait mettre dans sa voix toute l’expression de l’amour de sa terre.
La musique de Drenkovski est comme la culture macédonienne : une musique de confluences qui s’est enrichie des diverses sources qui se mèlent dans les Balkans pour chanter l’âme slave de la Macédoine. Une musique profondément authentique.
La Macédoine est un pays qui mériterait d’être connu, pour sa culture comme pour ses beautés naturelles et les survivances de son histoire. C’est un pays de montagnes, de lacs et de rivières. Un pays qu’il faut aussi préserver, pour que sa culture de confluences demeure vive et créative, et parce que là-bas se trouve peut-être la dernière chance de voir dans cette région un état pluriethnique, une petite Suisse des Balkans.

Didier Schein


Notes :

(1) Tous ces chiffres proviennent du recensement macédonien de 1991.
(2) La langue albanaise n’est pas unie, mais elle est formée de deux dialectes : le tosque, au Sud, et le guègue dans le Nord et au Kosovo.
(3) Kaval : longue flûte en bois répandue dans tous les Balkans et jusqu’en Roumanie.
(4) Tarabuka : sorte de hautbois d’origine hongroise.
(5) Dvojanca : double flûte courte.
(6) Gajda : cornemuse probablement d’origine slovaque.
(7) Tambura : luth d’origine perso-arabe.