Olivier
Jakobowski

Décembre 1995

inéaste grec exilé aux État-Unis, A. revient à Ptolémaïs, sa ville natale, pour la projection exceptionnelle d’un de ses films, violemment controversé. Mais A. est en quête d’autre chose : les bobines mythiques du tout premier film tourné par les frères Manakias, qui à l’aube du cinéma arpentèrent infatigablement les Balkans, sans soucis de clivages nationaux ou ethniques, pour garder témoignage d’une région et de ses mœurs. Ces images primitives, jamais développées, existent-elles vraiment ? et où ?

En cette fin de millénaire, le cinéma semble se désengager des grands problèmes de notre monde et se contente de se regarder le nombril.
Le cinéaste grec Theo Angelopoulos né en 1936, à l’opposé de cette tendance générale de démobilisation des intellectuels contemporains, se propose, sans propagande, sans projet révolutionnaire, sans démagogie de nous faire prendre conscience de l’État du Monde actuel.
Il développe un cinéma de constat mais aussi d’appel à la vigilance, de participation active à l’Histoire, de réflexion. Il nous invite à comprendre l’échec total de la mémoire. Pourquoi la mémoire historique a disparu, pourquoi ne profite-t-on pas des leçons du passé, pourquoi un échec doit en appeler immanquablement un autre ? Il dit avec art et humilité qu’il ignore la solution et que le regard des origines reste invisible. Il sait que la situation est de plus en plus sombre mais il insiste sur la nécessité de ne pas se résigner.
D’ailleurs dans ce monde chaotique et dangereux, son héros solitaire nommé « A » ne renonce pas à retrouver le regard innocent de l’aube du cinéma qui peut aider à comprendre. Au péril de sa vie, il se rendra à Sarajevo pour retrouver les bobines oubliées. Le choix de la lettre « A » pour nommer son personnage traduit la nécessité de retrouver son origine, un point de départ.

Traverser les Balkans, c’est également se confronter à l’échec d’une certaine pensée. De nombreux pays balkaniques ont vécu dans l’espoir de construire une société meilleure. De nombreux hommes politiques se sont référés au marxisme et ont entraîné leurs peuples vers un univers digne de 1984.
Dans son film, l’auteur insiste particulièrement sur la statue de Lénine remontant lentement le Danube. Il nous montre les débris d’un empire totalitaire, les cruautés sinistres du socialisme réel, des peuples balkaniques plongés dans l’obscurantisme et la misère, des rues froides et sombres…

Il s’attaque à l’histoire des Balkans, foyer des deux conflits mondiaux, pour en arriver à une prise de position radicale contre le fascisme serbe et le génocide du peuple bosniaque.

En revenant à l’Odyssée d’Homère et au mythe d’Ulysse, il développe toute une réflexion sur l’aventure humaine, sur son rapport à l’Histoire et à Dieu…
Il donne lui même au récit le caractère d’un mythe en accumulant des éléments immémoriaux : le fleuve Danube, les idoles brisées et les ruines modernes. Son film est un monumental état des lieux. La durée de l’œuvre et les méandres géographiques du parcours qu’il propose traduit le projet de construire l’épopée contemporaine. Que cherche A. dans les bobines oubliées ? Un regard originel et innocent sur l’histoire de l’Homme. Tout comme Ulysse, son regard peut porter toute l’aventure humaine.


Olivier Jakobowski.



Le Regard d’Ulysse
(To Vlema tou Odyssea)
Film grec de Theo Angelopoulos et Tonino Guerra,
avec : Harvey Keitel, Maïa Morgenstern, Erland Josephson, Thanassis Vengos, Yorgos Michalokopoulos.
Durée 3 h 00. Couleur et noir et blanc. VOSTF Anglais et langues balkaniques. Grand Prix Festival de Cannes 95.


Filmographie :

Formix story (inachevé), 1965
L’Émission, 1968
La Reconstitution, 1970
Jours de 36, 1972
Le voyage des comédiens, 1974-75
Les Chasseurs, 1976-77
Alexandre le Grand, 1980
Athènes, 1982
Le Voyage à Cythère, 1984
L’Apiculteur, 1986
Paysage dans le brouillard, 1988
Le Pas suspendu de la cigogne, 91
Le Regard d’Ulysse, 1995



Réactions

Je ne partage pas votre point de vue lorsque vous écrivez qu'Angelopoulos dénonce le fascisme serbe. En effet, Angelopoulos dénonce bien un fascisme mais sans en préciser le camp. La séquence où la famille du vieux cinéaste se fait massacrer à Sarajevo ne montre en aucun cas que les assassins osnt serbes, croates ou bosniaques. ( Ce massacre a lieu dans le brouillard, symbole de l'impossibilité de garder un regard pur, d'un retour vers la virginité, l'innocence de l'Homme.)
Il est impossible d'incomber la responsabilité de cette guerre à un seul camp. Les évenements en ex-Yougoslavie sont issus d'une Histoire et d'un passé très complexes que l'on ne peut expliquer en deux heures de films.
Angelopoulos et trop intelligent et fin pour tomber dans le piège de l'interprétation subjective des évenements qui ont marqué et déchiré ce pays.
Ne perdez pas de vue que le réalisateur a eu le souci de dénoncer une guerre qui a ravagé les moeurs et la richesse d'un pays ( culturelle, cinématographique... ), sans avoir jamais eu la prétention de faire une apologie politique.
SGORKI@aol.com (1 décembre 2002)