Géraldine
Sauteron

Mai 1996

e revois ton visage plein de larmes, Tamara, quand nous roulions entre les rangées de maisons dévastées où noircissent les impacts de balles. Mostar, ville en ruines où s’achèvent de se consumer les espoirs de communauté décimées… Ils ont brisé les ponts de Mostar, détruit les liens ténus qui reliaient les quartiers Est et Ouest, les venelles étroites qui irriguaient les cours des Musulmans, des Croates et des Serbes. Mostar de larmes sous un ciel de décembre hante mes souvenirs, les recouvre d’une pluie de cendres grises et noires. La Neretva n’est plus qu’un Styx empoisonné gardé de cerbères multinationaux qui regardent impuissants tourbillonner les cadavres.
Inéluctable danse macabre dans la ville enclavée, où je revois tous ces cœurs dévastés…
Quelques échoppes survivent au milieu des mines et le commerce avec les dignitaires de l’humanitaire continue. Des soldat, vingt ans tout au plus, déambulent dans les ruelles étroites, par petites bandes tandis que crépitent les balles non loin. D’autres, en faction sur les hauteurs de la ville, font rouler des pneus plein d’explosifs qui viennent finir leur course folle contre les façades encore debout. Hier, une jeune femme est morte dans sa cuisine. Elle attendait un enfant.
Mostar ou la mort des civils innocents. Un charnier grandeur nature en forme de décor de théâtre détruit. Le spectacle n’est pas encore fini, l’O.N.U. n’a pas encore applaudi. Mostar tressaute encore, de ses convulsions ultimes, tourne sa face exsangue de cité mort-vivante, tandis que la brume entame d’un halo fantomatique les squelettes de quelques baraques toujours dressées.
Mostar ou la mort des illusions et tes larmes, Tamara… Toi qui pleure des visages connus et aimés, les quelques mois de ta vie dans une cave, sans sortir, sans se laver. La peur au ventre et la tristesse au cœur, ton visage est empreint de sillons venus trop tôt creuser les stigmates de l’horreur omniprésente.
À Mostar il est trop tard pour la paix, pour les bons mots et les poignées de mains chaleureuses entre spectateurs blasés. Une grande faux est venue sectionner les cœurs et les âmes. À Mostar triomphent l’absurde et la mort pour une pantomime finale en forme de tragédie granguignolesque au pays de la peur.
Je revois ton visage plein de larmes, Tamara et j’entends le leitmotiv inlassable des kalachnikov pendant que peu à peu l’horreur m’envahit…

Géraldine SAUTERON


Géraldine Sauteron s’est rendue en Bosnie-Herzégovine, à Mostar, dans le cadre d’une action humanitaire en décembre 1995.