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Didier
Schein
Septembre 1996 |
  

ous sommes à la fin du XIXe siècle, dans une banlieue de Bucarest. La Roumanie est un tout nouvel État qui sessaie tant bien que mal à la modernité, et pas tout à fait à la démocratie. La société roumaine, de forte tradition rurale, découvre lindustrialisation et voit la naissance dune classe bourgeoise acculturée à force dimiter lOccident : une société en pleine mutation, dans laquelle les aventuriers ont beau jeu pour tenter de se faire une situation (et tous les moyens sont bons !), tandis que lexode rural vient gonfler les rangs de la « mahala », la nouvelle banlieue de Bucarest.
Au fond dun bistrot se presse un microcosme de la société, petite bourgeoisie en mal de respectabilité, anciens paysans nouveaux pauvres , politicards véreux et arrivistes de toutes sortes. On y vient pour arranger ses petites affaires : corruptions politiques et adultères, ivrognerie, chantages et mesquineries.
Cest ce monde des troquets et de la mahala qua observé Caragiale et quil sest efforcé de peindre dans ses écrits, en utilisant la plus cruelle des armes : lhumour.
Ion Luca Caragiale est né en 1852 à Haimanale, un bourg au nord de Bucarest qui porte aujourdui son nom. Il fut contraint doccuper des emplois très divers pour subsister, la plupart du temps dans le commerce ou ladministration. Il se retira finalement de la vie active, en 1904, à la faveur dun héritage, et sinstalla à Berlin, où il mourut en 1912.
Loeuvre de Caragiale se compose de pièces de théâtre et de nouvelles, appelées « Moments, Esquisses ou Récits » qui paraissaient dans des journaux bucarestois, la plupart dans Moftul Român (La Blague Roumaine) dont Caragiale était lui-même rédacteur.
Le théâtre de Caragiale est pour lessentiel constitué de comédies. Ionesco, qui nhésitait pas à sinscrire lui-même dans sa filiation, considère Caragiale comme le créateur du théâtre roumain. Il est vrai quil lui a apporté une certaine originalité, notamment par son caractère irrespectueusement satirique. Tous les personnages de Caragiale sont des monstres urbains, caricatures de caricatures dune société bourgeoise en construction. Rien ni personne nest épargné : journalistes arrivistes, anciens révolutionnaires de 1848 ou nouveaux trouillards, politiciens magouilleurs, Don Juan grotesques et maîtresses pimbèches... Les comédies de Caragiale, notamment « Une Lettre Perdue » (1884), forment un paysage social peu reluisant de la nouvelle Roumanie des villes, en en montrant toute la mesquinerie et la bassesse. Les armes comiques de Caragiale sont aussi féroces que subtiles : situations absurdes, comportements clownesques de personnages démesurément sanguins, mais aussi un style de langage plein de néologismes et darchaïsmes (ce qui rend très délicat la traduction), avec des longs discours typiquement balkaniques, rebondissant de subjonctives en subjonctives, de façon à ce que tout soit dit, et surtout le superflu, et que personne ny comprenne rien ; tout sattache à montrer lacculturation de ces nouveaux bourgeois qui cherchent à sélever en soccidentalisant (ou en se « francisant »), tout en restant, envers et contre tout, de parfaits bouseux.
Les nouvelles de Caragiale sont à considérer comme un résumé de son théâtre. Les mêmes caractéristiques y interviennent et on peut facilement simaginer les interpréter sous forme de sketches, ce que la Télévision Roumanie a dailleurs souvent réalisé, avec succès.
A côté de ses oeuvres satiriques, Caragiale a écrit un drame en deux actes, « Le Malheur » (1890), dont laction se passe, non plus dans le milieu urbain, mais dans un village de montagne. Si, dans les comédies, tous les personnages sont ridiculisés, ici chacun est un être humain véritable, un homme fait de chair et de souffrances. Caragiale nous peint un monde austère et grave, plein de religiosité et de superstitions, dans lequel personne nest ni véritablement bon ni mauvais, mais où chacun agit selon ce que lui dictent sa conscience et ses douleurs. On plonge au fond de lâme humaine et dans un univers psychologique digne de Dostoïevski. La réalité, lauthenticité roumaine se trouvent dans ce monde paysan que Caragiale ne cherche pas à satiriser, parce quil sait très bien que cest un monde sincère, ou alors il le fait avec tendresse, comme pour le personnage de Ion, le paysan du Fermier Roumain (1893), qui représente, malgrè ses malheurs, une certaine sagesse populaire.
Loeuvre de Caragiale demeure dactualité pour au moins trois raisons. Dune part, Caragiale est, comme laffirme Ionesco, véritablement créateur dun théâtre typiquement roumain, un théâtre plus sanguin quintellectuel, et la tradition de mise en scène roumaine en est héritière. Dautre part, la prose caragialienne qui, en senrichissant constamment au contact de la verve du langage parlé, est devenue dune subtilité aussi puissante que la poésie de Mihai Eminescu, contribuant ainsi à créer une langue littéraire roumaine authentique, place sans hésitation son auteur au rang des grands classiques roumains. Enfin, nous sommes actuellement, en cette Roumanie post-communiste, dans une société en construction, dans laquelle le futur nest pas vraiment clarifié et le passé nest pas encore vraiment passé... Cest, dans un contexte différent, la même situation que connaissait le pays à lépoque de Caragiale. Pour comprendre la Roumanie daujourdhui, il faudrait relire Caragiale, mais les Roumains nont jamais cessé de le lire ni de le représenter on sapercevrait alors que beaucoup de ses tableaux satiriques sont transposables sur les réalités actuelles. La force de Caragiale ne sest toujours pas tarie ; il demeure plus que jamais un des grands écrivains roumains contemporains.
Didier SCHEIN
Bibliographie :
Ion Luca Caragiale :
Une Nuit Orageuse, Monsieur Léonida face à la Réaction, Une Lettre Perdue (Théâtre), traduction dEugène Ionesco. LArche, 1994.
Sur Caragiale :
Eugène Ionesco,
Portrait de Caragiale,
dans Notes et Contre-notes.
Gallimard, 1966.


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