Bogdan
Stefan

Septembre 1996

e viens de relire mes articles qui sont parus dans cette série et je dois avouer que je n’en suis pas très fier. Comme je l’ai déjà dit, une histoire (chronique) peut être écrite de mannière différente selon l’axe d’après lequel on choisit de filtrer et d’éclairer les évènements qui peuvent y figurer. En ce qui me concerne, je ne voudrais pas faire sortir les évènements en gros plan, mais plutôt essayer de flairer par leur intermède l’atmosphère de l’époque, de mettre en valeur l’influence qu’ils ont pu avoir sur le développement ultérieur du cinéma roumain et même essayer de faire un parallèle avec son évolution d’aujourd’hui. Voilà comment je voyais ce fil conducteur qui aurait du être commun à tous les articles…
Mea culpa donc, et pour me faire pardonner je vais commencer avec une bonne nouvelle pour tous les cinéphiles (si en plus vous vous intéressez au cinéma roumain, l’adjectif peut se transformer en « réjouissante ») : à partir du mois d’août 1995, en Roumanie, on peut compter jusqu’à deux quand on se réfère aux revues de cinéma. J’ai attendu jusqu’à maintenant pour vous faire part de cela parce que j’avais voulu savoir si cette nouvelle parution qui introduisait une concurrence nécessaire et bénéfique dans son domaine, pouvait maintenir plus longtemps le niveau élevé qu’elle avait établi dès son début. Eh bien aujourd’hui, après six numéros, j’estime qu’elle a non seulement maintenu son haut niveau qualitatif, du point de vue de la forme (qui est semblable à ceux qui parraissent en France), mais elle a constamment progressé en ce qui concerne le fond : diversité et qualité des articles ; Les derniers échos du cinéma roumain, européen et américain, des interviews pertinentes avec des cinéastes, acteurs et autres participants au spectacle du grand écran, des chroniques pétulantes, mais aussi intelligentes sur les derniers films sortis en Roumanie et non seulement, des interventions dans chaque numéro d’un jeune et/ou futur cinéaste roumain, mais aussi des coups de publicité et d’autres matériels qui puissent assurer à la revue la tranquilité financière (portraits des acteurs à la mode), tout en évitant le mauvais goût et les jugements faciles : tout y est.
Peut-être ce n’est que mon enthousiasme d’avoir une nouvelle source d’informations. Mais comment aurais-je pu savoir qu’une nouvelle salle, comparable du point de vue de la qualité du spectacle cinématographique avec celles des pays de l’Ouest (son Dolby stéréo, etc), la première de ce calibre en Roumanie, vient d’ouvrir à Bucarest, et voir qu’il y a d’autres gens par ici qui s’intéressent au cinéma. Pour moi, lire « Procinema » est chaque fois une joie.
Il en était peut-être de même pour les cinéphile de 1931, parce qu’à l’époque, un des premiers ouvrages théoriques sur le cinéma venait de paraître. Il s’agissait de Cours de cinématographie. Son auteur, D. I. Suchianu, peut aujourd’hui être considéré comme l’un des pionniers de la critique cinématographique roumaine.
Un autre travail théorique portant sur les genres cinématographiques et crayonnant des portraits de cinéastes et d’acteurs, « L’Usine de Contes de Ion Cantacuzino », parait en 1935. C’était l’âge d’or du cinéma et à Bucarest qu’on avait surnommé grâce à son charme et à son cosmopolitisme, le « Petit Paris », le cinéma connaissait un formidable élan.
En juillet 1934, le parlement vote la loi Dissescu (dans mon article précédent, j’ai parlé du projet d’une même loi repoussée en 1913) qui stipulait l’introduction d’un Fond National de la Cinématographie. Alimenté par deux taxes : une sur chaque billet d’entrée dans les salles et l’autre sur chaque mètre de film importé en Roumanie, cette institution était vouée à financer la production nationale. Ces prélèvements sont restés jusqu’à aujourd’hui à la base du financement du CNC roumain (qui fonctionne à peu près de la même façon que l’organisme homologue français, moins l’efficacité). D’ailleurs, un premier organisme qui jouait ce rôle, l’Office National Cinématographique (ONC) faisant partie de l’Office National de Tourisme, était le seul organisme d’État ayant des responsabilités précises dans la production, la diffusion, la propagande, le contrôle et la censure (!?). À partir du mois d’avril 1941, l’ONC devient une administration commerciale ce qui aurait dû lui permettre de mieux soutenir la production nationale. Malheureusement la guerre a empêché le directeur de l’ONC, le même Ion Cantacuzino, de mettre en pratique ses objectifs ambitieux.
L’essor tout à fait spécial du cinéma roumain (dans le contexte de la multiplication sans précédent des salles, surtout à Bucarest) se traduit aussi par le grand nombre de premières importantes de long-métrages de fiction. Ce sont, pour la plupart des coproductions et si, à la fin des années 20, on essaye toujours de sortir du cadre étroit du théâtre filmé en tournant dans des décors authentiques à l’extérieur des studios (Napasta, Le Malheur; réalisateurs : Eftimie Vasilescu et Ghita Popescu, première le 20 janvier 1928 et Povara, « Le Fardeau » ; réalisateur : Jean Mihail, première le 15 septembre 1928), les films du début des années 30 apportaient une nouveauté : l’implication des grands comiques populaires. Constantin Tanase produit et joue son propre rôle dans « Visul lui Tanase », (Le Rêve de Tanase), un film sonore réalisé en 1932 par Bernd Aldor (un Allemand) qui décrit les péripéties d’un acteur roumain à Berlin ; le couple de comiques Stroe et Vasilescu sont les acteurs et interprètes de la seule comédie musicale entièrement autochtone Bing-Bang faite en 1935.
Mais le plus important long-métrage de cette période (et certains critiques s’accordent à estimer qu’il s’agit de la plus importante production du cinéma roumain dès son début et jusqu’en 1948) est « O Noapte furtunoasa » (Une Nuit tourmentée, réalisation de Jean Georgescu ; première le 22 mars 1941).
Réalisé dans des conditions techniques extrêmement difficiles dûes à la guerre, « O Noapte furtunoasa » constitue la mise en images d’une comédie célèbre de Caragiale, écrivain très populaire même (et surtout) aujourd’hui. Le découpage, le montage utilisant les plans visuels en contrepoint et les raccords, mais aussi l’interprétation en font un repère dans l’histoire de la cinématographie roumaine.
En 1980, Lucian Pintilie reviendra sur l’œuvre de cet écrivain (mélant l’intrigue de « D’ale Carnavalului » avec d’autres nouvelles de Caragiale) pour filmer le très expressif spectacle de cette caractéristique nationale roumaine qu’on ap-pelle « l’euphorie du désastre » ou « le règne de la déconnade », dans son film « Scènes de Carnaval » (voir l’article sur Pintilie dans L’Un [EST] L’Autre N°2).
Un autre sujet d’un film des années 30, « Ciuleandra(1) » (réalisation de Martin Berger, première le 31 octobre 1930), a été repris dans les années 80 par un autre réalisateur, Sergiu Nicolaescu, quelqu’un que je considère par sa personnalité et son œuvre, à l’opposé de Pintilie, et dont le dernier film est sorti le 1er mars dernier. Annoncé à grand bruit comme la première coproduction Etats-Unis-Roumanie, « Point Zero » (qui se prend pour une fiction d’aventures située en décembre 1989) ne m’a offert que la vague certitude que les coproducteurs qui vont suivre dans le même genre auront un point de départ, bien que celui-ci soit nul.
Quant à moi, j’attends une autre première (au mois de septembre), celle de « Prea Târziu » (Trop Tard), un film sur les mineurs, leur vie et la Roumanie d’après 89. Un film dont vous avez peut-être entendu parler à Cannes 96 et que je vous invite à voir. Un film signé Lucian Pintilie.


Bogdan Stefan
correspondance de Iasi


Post-scriptum : En ce qui concerne l’autre attendue première franco-roumaine, « Asfalt Tango » (Nid de poules) de Nae Caranfil, je vous invite à lire, dans le numéro 496 des Cahiers du Cinéma, un matériel sur son tournage à côté duquel vous pourrez traouver un autre article : «Le cinéma roumain dans l’impasse». Tu parles...


Note :

1. Ciuleandra : danse roumaine dont la vitesse et le rythme s’accélèrent progressivement.


Bogdan Stefan poursuit des études de sciences économiques à l’Université
Al. I. Cuza, à Iasi, en Roumanie. Titulaire d’une bourse du programme « Tempus », il étudia de 93 à 95 l’économie à l’Université de Lille I et la filmologie à l’Université de Lille III. Il fut, durant cette période, également projectionniste au Kino-Ciné, cinéma classé Salle Art et Essai à Villeneuve d’Ascq. Il poursuit depuis maintenant plus d’un an cette «Chronique du cinéma roumain» dans les colonnes de L’Un [EST] l’Autre et travaille sur de nouveaux projets cinématographiques en Roumanie.