Olivier
Jakoboski

Septembre 1996

ieslowski est né le 27 juin 1941 à Varsovie. Son premier métier a été la décoration. Ensuite, il a suivi des études à l’École Supérieure de Cinéma de Lodz en 1969 pour aborder une carrière de documentariste avant de se consacrer à la fiction.
Le hasard, ce grand maître qu’il explorait, le fait mourir d’une crise cardiaque, le 14 mars 1996 en Pologne, à l’âge de 54 ans. « Le Hasard », c’est le titre d’un de ses longs métrages, tourné en 1981, sept ans avant que la gloire le surprenne à Cannes, où le festival projette « Tu ne tueras point », et en fasse en un soir, un très grand cinéaste.
Ce long métrage est le passage le plus noir de son œuvre, « Le Décalogue ». Cette idée de dix films pour les dix commandements lui a été proposée par son ami Krzysztof Piesiewicz. Ces deux hommes se sont rencontrés, par hasard, en Pologne en 1982. Kieslowski essayait de faire un film sur les procès politiques et Piesiewicz était avocat des accusés. Ils se sont donné rendez-vous dans un café. L’interview a duré trente minutes. Après, ils sont restés plusieurs heures à bavarder. Ils se sont découverts une vision du monde commune et ils ont pris l’habitude de se voir tous les jours. En fait, Kieslowski n’a jamais tourné son film sur les procès politiques mais il a demandé à Piesiewicz d’écrire un scénario. Leur première tentative, le long métrage « Sans Fin » a été un semi-échec, mais ils ont récidivé avec « Le Décalogue ».
Ce Chef-d’œuvre tourne, retourne, contourne, détourne chaque commandement du Dieu chrétien pour se donner l’occasion de soulever les questions brûlantes qui se posent à l’homme d’aujourd’hui. Il en profite aussi pour donner une vision implacable et sinistre de la Pologne.

Dix commandements, dix inter-rogations sur la complexité de l’existence.
Seules les complications de la vie intéressent ce déraciné, à la recherche de racines impossibles, étranger à l’idéologie communiste mais aussi à celle de l’Église catholique. Ses personnages et ses anecdotes illustrent les hommes et les femmes d’aujourd’hui confrontés à la difficulté de vivre, de gérer leurs propres contradictions et celles de notre époque, de respecter les règles de vie en communauté. En fait, pour lui, la vie reste et restera toujours plus complexe que toutes les lois et que toutes les littératures.
D’ailleurs les thèmes fondamentaux de ces films, la foi et le doute, la solitude et le néant, la responsabilité et la culpabilité traduisent cette idée.

La foi et le doute :
Dans le Décalogue 1, « Un seul Dieu, tu honoreras », il aborde le conflit entre intuition et raison. Il brise les certitudes rationnalistes d’un homme de science qui ne croit pas en Dieu et qui pourtant, dans le désespoir, se révolte contre Dieu. On comprend que s’il ne croyait pas véritablement en l’existence de Dieu, il ne se révolterait pas contre lui. Il doute souvent, presque toujours, mais pour certains sujets, il affirme. Par exemple, « Tu ne tueras point » est un foudroyant réquisitoire contre la peine de mort. Il affirme aussi son refus de moraliser. Pour lui, il n’est pas de loi morale qui ne doive, parfois être transgressée. Par exemple, dans « Tu ne commettras point de parjure », il démontre que la morale n’a pas raison quand elle peut détruire la vie d’un enfant.

La solitude et le néant :
Bien que présents dans l’ensemble de l’œuvre, Kieslowski aborde plus directement ce sujet dans «Tu ne seras pas luxurieux». Cette solitude est traduite par la multitude de vitres entre ces personnages prisonniers d’eux mêmes, le voyeur candide et la femme désabusée.

La responsabilité et la culpabilité :
Chez Kieslowski, nous sommes proches de l’univers sombre de Dostoïevski. Des êtres aveuglés s’enfoncent dans leur errance avant d’être irrésistiblement, parfois involontairement, happés par la lumière. Kieslowski croit à cet enchaînement de la faute à la rédemption en passant par le pardon. Il dit lui-même : « la faute est un mal nécessaire : elle nous sort de notre solitude en attirant sur nous la compréhension ». Dans « Tu ne mentiras pas », Zofia, professeur d’éthique à l’Université de Varsovie se libère après quarante ans du poids d’une faute.

Le hasard :
N’oublions pas ses interrogations sur le hasard, cet anti-calcul. Pour Kieslowski, le passé n’est jamais passé : il imprègne le présent car il est constitué d’une série de petits hasards qui continuent de déterminer notre destin. Il dit lui-même « distiller goutte à goutte les petits hasards ».
Tel un démiurge, maître du hasard, il prend souvent un malin plaisir à provoquer des cataclysmes dans la vie de ses personnages afin de les pousser à changer de regard : dans « Tu ne convoiteras pas la femme d’autrui », son héros touché par l’impuissance sexuelle se voit obligé d’inventer de nouveaux rapports avec le monde qui l’entoure.

La satyre :
Il aime aussi se moquer de certains travers de ses semblables. Par exemple, dans « Tu ne convoiteras pas les biens d’autrui », il plonge dans l’univers monstrueux et ridicule des collectionneurs repliés égoïstement dans leur propre passion.
En 1990, il tourne « La double vie de Véronique », son premier film français, avec Irène Jacob. Il rêvait d’en sortir simultanément dix-sept versions, dans dix-sept salles parisiennes avec chaque fois d’infimes changements. Rêve impossible, l’obligation commerciale l’obligea à s’en tenir à une seule version.
Cette œuvre est plus au-delà de la réalité que le reste de sa production mais on y respire toujours l’air du temps. C’est l’histoire de deux Véronique, l’une est française et l’autre est polonaise. Elles ne se connaissent pas mais elles sont identiques et étrangement liées.

Dans « Trois couleurs : Bleu, Blanc, Rouge », « polars de l’âme », il nous livre une réflexion sur la trinité de la Révolution française : la liberté, l’égalité et la fraternité. Les trois films sont autonomes mais ont tout de même des points communs.
« Bleu » est le drame de la liberté intérieure. Il nous dit que la liberté totale est en contradiction avec la nature humaine et que l’amour est plus important que la liberté. En fait, l’Homme aime dépendre de quelque chose ou de quelqu’un, puisqu’il est toujours à la recherche de l’amour.
« Blanc », comédie noire et grinçante, aborde le thème de l’égalité. Il affirme que l’égalité est un leurre, d’où l’échec du communisme ; et surtout, que si cette véritable égalité triomphait, elle aboutirait à un système concentrationnaire. Il insiste sur le fait qu’il existe une contradiction entre liberté et égalité, mais que cela importe peu quand une femme et un homme réapprennent à s’aimer. Ce film est aussi l’occasion de décrire, d’un manière humoristique, la folie actuelle de la réalité polonaise. Des Polonais qui oublient d’un coup cinquante ans de communisme et veulent, du jour au lendemain, devenir des capitalistes.
« Rouge » est d’un genre plus difficile à cerner et traite de la fraternité. Il nous montre un juge à la retraite qui passe son temps à écouter les conversations téléphoniques de ses voisins afin de renforcer son mépris pour l’humanité et de se persuader qu’hommes et femmes continuent d’être trahis aujourd’hui comme hier ; comme lui jadis et, comme une jeune femme nommée Valentine qui, elle, a toujours cru en la fraternité. Le juge entend tout et Valentine ne voit pas la méchanceté du monde. Depuis que le juge a rencontré Valentine, il renonce à entrevoir les turpitudes humaines. L’ex-cynique joue du hasard pour aider le destin.
Chez Kieslowski, peu importe comment et de quoi vivent ses personnages, il réfléchit sur l’être humain et veut filmer son âme. Il casse l’image de l’autre afin de déceler ce qui est vrai. Il parsème ses films de signes, de références et de symboles.
Il est « le physicien de la métaphysique ». Il nous raconte le Monde en ayant toujours des contacts directs avec lui. Il se définit, d’une certaine manière, comme un physicien cherchant une relation entre les éléments microscopiques pour expliquer le mystère de la vie.
Il est aussi l’artisan du doute. Il considère lui même que son métier lui permet de partager ses doutes avec ses spectateurs.
Mais il est surtout un joueur. Il considère qu’un film n’est avant tout qu’un jeu. De la première à la dernière image, il joue avec le spectateur et l’entraîne souvent là où il ne veut pas aller. Par exemple dans « Rouge », certains ont cru voir un happy end, croire que l’amour a le dernier mot et que tout est bien comme cela. Ce serait oublier que chez Kieslowski, joueur, pessimiste et artisan du doute, tout reste compliqué. Il dit dans une de ses interviews : « À vrai dire, chez moi, l’amour est toujours en conflit avec les éléments. Il crée des dilemmes. On ne peut pas vivre sans, mais on ne peut pas vivre avec. Chez moi, les happy-ends sont rares ». Son talent est de nous intriguer, de brouiller les pistes pour nous pousser à nous interroger, de ne nous donner aucune réponse claire pour nous déranger. Pour tenter de découvrir ce qu’il poursuit, il nous faut être extrêmement attentif. Tout d’abord, pour aborder la métaphysique, il préfère la physique et travaille dans le concret. Les objets sont comme autant d’indices qui vont nous aider à percer le mystère. Pour nous entraîner au cœur de l’essentiel, il ne traite pas de grands événements mais insiste sur les petits faits. En fait, chaque détail a une importance. Chef d’orchestre du hasard en tant que cinéaste, il prévoit au millimètre près le déplacement d’un comédien, la place d’une chaise, la fraction de seconde où le silence s’installe, le débit de l’eau qui s’écoule dans un verre.
Sur le plateau de « Rouge », Jean-Louis Trintignant, admiratif, s’exclamait : « Il me sidère à chaque instant. Je n’ai jamais vu ça de ma vie! Par exemple, là, il m’a demandé de regarder ma montre jusqu’à tel mot de ma réplique. Pas celui qui suit, ni celui qui précède… J’ai connu, bien sûr, beaucoup de réalisateurs qui donnaient de forte indications ; psychologiques généralement, ce qui est stupide et sans intérêt. L’acteur a forcément réfléchit sur le caractère de son personnage et, sauf surprise, le réalisateur lui raconte en détail ce qu’il sait déjà. Kieslowski, lui, nous fait entendre ce qu’on ne sait pas ».

Olivier Jakobowski