Didier
Schein

Septembre 1996

ous étions, Lolek et moi, occupés à manger des mogettes, en buvant une fillette de rouge, à Pougne-Hérisson petit village de Gâtine, en Poitou. Le festival du Sacré Nombril avait attiré la grande foule par cette journée ensoleillée. Nous étions donc en train de nous restaurer tranquillement sur une grande prairie transformée, pour l’occasion, en cantine-buvette quand, presque étouffés par le brouhaha des paroles et des couverts entrechoqués : boum ! boum ! boum !… nous parvint comme un un rythme de batterie très lointain mais insistant. « Tu entends ? cesont eux ! Ils arrivent ! » On tendit l’oreille et se mit à manger plus vite. Le son persistait, sembla se rapprocher, puis disparut. Ils ne viennent pas encore ; on reprit une fillette de vin pour le fromage. Mais voilà que ça recommence : boum ! boum ! boum !… cette fois plus proche. En un clin d’œil, on eut terminé le repas. Le son devint peu à peu plus clair, puis presque présent, et enfin, envahit tout l’espace. Nous rejoignîmes l’attroupement qui s’était constitué à l’entrée de la prairie. Au milieu, dans la poussière sèche, Kocani Orkestar, la virtuose fanfare tsigane de Macédoine était tout simplement en train de faire sa promenade et de sidérer tout le monde à coups de tzig-badaboum-boum ! tsig-tsig-boum ! et de soli endiablé de trompette.
Composé de six cuivres et d’un tampan, sorte de grosse caisse à deux faces surmontée d’une cymbale, Kocani Orkestar est un des ensembles tsiganes les plus célèbres de Macédoine. « Chez nous, nous nous produisons dans tout le pays, à Kocani, mais aussi à Skopje », nous dit moitié en allemand, moitié en français Naat Veliov, le trompettiste et chef de la fanfare, quand nous avons pu l’approcher, un peu plus tard à la buvette. « Nous jouons pour les fêtes, pour les mariages, un peu partout, ajoute Naat. Un jour, on a donné un concert à la Télévison macédonienne et, le soir même, on m’a téléphonné : c’était Stéphane(1), et il nous a proposé de nous faire tourner. » Et depuis quatre ans, Kocani Orkestar se promène un peu partout en Europe. Il a enregistré un CD, qui est un échantillon du talent du groupe et des diverses influences dont se nourrit sa musique : le folklore des Balkans, bien sûr, mais aussi les musiques turque, indienne, le jazz… Un deuxième CD, en préparation, comprendra même des mélodies de Bob Dylan.
Leur prestation dans la prairie terminée, Naat et ses compères donnèrent rendez-vous à tout le monde, dans la soirée, sur la place du village. Avec quelques autres petits malins, nous sommes allés à leur rencontre, à la sortie de leur loge.
Ils étaient là dans la rue, certains discutaient avec des passants, un autre loucha sur une fille et nous fit un clin d’œil : « misto !(2) ». Pendant ce temps, le tampan faisait monter la pression, tranquillement : tzig-badaboum-boum !… Et puis, sans s’en rendre compte, du même air désinvolte, ils se mirent en route. Peu à peu les cuivres lancèrent la mélopée, calmement, avec assurance : la promenade reprenait son cours ! … La fanfare fit quelques haltes pour absorber comme par magie, les passants qu’elle rencontrait sur sa route. Petit à petit, le cortège enfla. Sûrs d’eux, les tsiganes conduisaient ce petit monde à la noce… à la fête de la Saint-Georges(3)… on ne savait pas trop où, mais on pouvait comprendre à la démarche de plus déhanchée du public que certains allaient bientôt quitter la Terre…
Enfin, le cortège arriva sur la grande place où la foule attendait. La fanfare de Kocani monta sur l’estrade et alors… on ne savait plus très bien… ça a dû commencer par une trapeza, une introduction lente à la trompette sur un rythme de tampan en sourdine, et ensuite : tsig-badaboum-boum ! tsig-tsig-boum !… ça se mit à tourner… les ora succédaient aux cocek(4), les soli s’enchaînaient, improvisés comme des chorus fous de jazz… et ça tournait, et ça chaloupait… les gens tournaient sur place, certains comme dans une valse, d’autres devenaient derviches… boum ! badaboum !… et la Terre aussi se mit à tourner, peu importe dans quel sens… Pougne-Hérisson… Istambul… Belgrade… Kocani… on était quelque part entre Orient et Occident… et tout tournait… partout… de joie… d’ivresse… ça ne s’est pas arrêté depuis… et boum !
Lolek a disparu. Il s’est penché un peu trop sur le rebord du tuba. Il a été emporté par le maelstrom qui mène droit vers le cœur du monde. Sacré Nombril !

Didier SCHEIN


Notes :

1. L’une des responsables de Mukalo Production, firme belge qui manage Kocani Orkestar et le Taraf de Haïdouks.
2. « Jolie », en langue rom.
3. Saint Georges est le patron des tsiganes.
4. La ora (ronde) est une danse répendue dans tous les Balkans et en Roumanie ; le cocek est une danse de femmes en Serbie, Bosnie et Macédoine.


Discographie :

Kocani Orkestar :
A Gipsy Brass Band
CD WM 592 324