Didier
Schein

Septembre 1996

es musiques folkloriques sont entourées de nombreux préjugés. Certains sont causes d’impopularité et d’autres de succès. On les juge parfois dépassés, démodés, tels des phénomènes culturels d’un autre temps, presque des atteintes aux valeurs de progrès et de modernité de notre civilisation occidentale. Ou bien, on les considère comme issues d’un monde rural disparu depuis l’apparition de l’électricité. Certains leur accorderont alors quelque valeur comme pour un témoignage historique ou ethnographique d’une société passée. On peut les revoir apparaître, de temps en temps, dans une kermesse flamande ou un festival breton : des manifestations locales ou marginales dans un pays qui a pris depuis maintenant plusieurs siècles, la voie d’un État-nation centralisateur. Alors on se tourne vers les folklores étrangers, et particulièrement vers ceux d’Europe de l’Est. On ira apprécier la prestation d’un groupe polonais, roumain ou russe, en tournée en France. Mais l’appréciera-t-on vraiment à sa juste valeur ? Notre désir aveugle de renouer avec une authenticité perdue risque de nous faire perdre de vue que le spectacle qu’on a devant les yeux n’est qu’un micro-phénomène culturel, extrêmement local et pas toujours de qualité.

Pour le cas de la Roumanie, le danger est de considérer la musique populaire uniquement comme une trace subsistante d’un passé ancestral, un héritage ancré dans les mentalités et les coutumes rurales et qui se transmet de génération en génération. C’est un fait que la vie villageoise, notamment lors des festivités collectives, est encore souvent rythmée par les chants et les danses traditionnelles. Mais il serait réducteur de n’y voir qu’une répétition des gestes du passé. Car la musique populaire roumaine, loin d’être passive, n’a cessé d’être vivace, et surtout créative, au XXe siècle.
À partir de 1945 notament, de nombreuses recherches ethnicomusicologiques furent entreprises dans les campagnes par l’Institut de Folklore de Bucarest qui envoyait les jeunes compositeurs modernes, suivant l’exemple de Bartók Béla, se former au village. Ces « étudiants » ont provoqué, à partir des années cinquantes, une véritable revitalisation de la création populaire. D’autre part, de nombreux disques de musique populaire, de diverse valeur, ont été produits par la firme roumaine Electrecord. Aussi la parution d’un CD de 24 chansons enregistrées entre 1953 et 1961 par Maria Tanase est à considérer comme un évènement majeur pour la reconnaissance de la culture roumaine.
Car Maria Tanase occupe encore, plus de trente ans après sa mort (elle est décédée en 1963), une place à part dans la culture musicale roumaine et même dans le cœur de tous les Roumains. Je me souviens de discutions que j’ai eu avec de jeunes Roumains qui m’avouaient leur admiration pour Michael Jackson ou Céline Dion. Quand je les questionnais sur la musique populaire, ils faisaient une moue dubitative, comme pour dénigrer un genre démodé. Puis soudain leurs yeux s’éclairaient et ils me disaient : « As-tu déjà entendu Maria Tanase ? Personne n’a jamais chanté comme elle ! C’est notre Édith Piaf à nous !… Mais c’est très dur de trouver les disques. »
Avec sa voix grave et chaude, Maria Tanase a élevé le chant populaire roumain à un niveau inégalé. Sa démarche était tout à fait « originale » au sens propre du terme : elle allait elle-même de part les campagnes, dans les veillées, au champ, au travail ou à la foire, à la recherche de chansons et de nouvelles sources d’inspiration. Interprête, elle était également parfois poète et musicienne. Elle réadaptait les mélodies populaires, créait parfois des paroles sur les danses. « Ciuleandra », cette danse qui s’accélère progressivement jusqu’à la frénésie, est un véritable trait de génie grâce aux paroles de Maria ponctuées de cris à la fin de chaque couplet. Son répertoire couvrait presque 400 pièces de tout genre et de toutes les régions. Car, et c’est une des originalités de Maria Tanase, elle n’était pas l’interprète d’un répertoire local, mais d’un authentique chant national roumain. D’autre part, par son style et son talent interprétatif, elle a donné au chant roumain une individualité profonde. L’expression qu’elle donne à sa voix, tour à tour gaie jusqu’au cri, tendre jusqu’au murmure, ou menaçante dans le moindre souffle, fait de toutes ses chansons des morceaux de bravoure pour l’interprète et, du chant populaire roumain, un véritable Art qui pourrait relever de divers courants : réalisme, expressionnisme, impressionnisme… Le poète et philosophe roumain Lucian Blaga a dit d’elle en 1958 : « …J’ai la conviction que cette femme a été désignée pour fouiller en profondeur l’âme de notre peuple, pour en arracher ses trésors de chansons et d’intelligence et, en nous les rappelant, nous écouler le frisson de l’éternité et, par sa force interprétative, lancer partout dans le monde leur lumière inédite, sources des strates volcaniques de notre mélodie et de notre philosophie populaire ». Rien dans ces propos de Blaga n’est exagéré ni emphatique. Et la comparaison de tout à l’heure avec Édith Piaf n’est pas gratuite non plus…

En effet, ce CD nous donne la chance d’entendre quatre chansons populaires roumaines avec des paroles adaptées en français. Enregistrées en 1958 par Electrecord, sur la suggestion de M. Tanase elle même, ces pièces, accompagnées de quatre chansons en roumain, sont parues en France en 1965, dans une coproduction Electrecord-Le Chant du Monde, pour un disque qui obtint alors, à l’unanimité du jury, le Grand Prix de l’Académie Charles Cros de Paris. La qualité expressive des traductions de Nicole Sachelarie, la prononciation impeccable en français de Maria Tanase et, à nouveau, son art interprétatif hors du commun ont popularisé le nom de la chanteuse en France à la sortie du disque. Deux chansons, « Cine iubeste si lasa » (La Malédiction de l’Amour) et la « Doina din Dolj », aux fluctuations inquiétantes, presque ténébreuses, pleines d’une atmosphère de brumes et d’envoûtement, avec la voix de Maria dans un style parlando-rubato, mi-chanté mi-parlé, une technique de chant typiquement roumaine, sont de véritables chefs d’œuvre de la « chanson française d’après guerre ». Le chroniqueur musical français Guy Erismann écrivait en avril 1965 : « Une mélopée puissante et grandiose, enveloppée par le contralto profond et chaud de Maria Tanase… Je ne me souviens pas avoir déjà entendu un tel chant. C’est sans doute, la spécificité de la doina roumaine : souple et lascive… étrange et âpre… Une réalisation incroyable. »
Cette réédition sur CD de chansons interprétées par M. Tanase est un évènement pour plusieurs raisons. Elle situe la musique et le chant populaire roumains au niveau d’un art virtuel. Elle peut permettre de rendre à celle que les Roumains appellent « Maria Cântecelor », la Maria des chansons, la popularité qui était la sienne, il y a trente ans, hors des frontières de son pays et la place au rang d’artiste universelle… juste à côté d’Édith Piaf.

Didier SCHEIN


Maria Tanase est née à Bucarest en 1913. Dans son enfance, elle a appris de ses parents d’origine paysanne, de nombreuses chansons populaires. Elle enrichit son répertoire de mélodies provenant des différentes régions du pays.
Artiste éclectique, M. Tanase pratiqua aussi le théâtre de drame, la comédie musicale, l’opérette et le genre revuistique.
Elle composa aussi des chansons folkloriques originales, tant en mélodie qu’en versification.
Alors qu’elle n’avait pas atteint cinquante ans, la maladie mit fin, en 1963, à la vie de cette artiste qui sut allier l’originalité à l’authenticité.



Discographie :

Maria Tanase :
CD : Maria Tanase. 24 titres enregistrés entre 1953 et 1961, dont 4 chantés en français. Durée : 76’50. AAD. Son très clair, peu de souffle, l’enregistrement n’a pas vieilli. Eletrecord EL CD 142. 1994.
À signaler l’existence d’au moins 5 disques vyniles édités en Roumanie
par Electrecord et qu’il est parfois
possible de trouver sur place.

Musique populaire roumaine :
Le Musée du Paysan roumain de Bucarest édite aussi une série de cassettes, produites par la Société Etno Pro ;
Str. Cozia nr. 2, BL. 75, ap. 15, Bucuresti. Il est possible de se les procurer
au Musée, parfois chez les discaires
et libraires bucarestois. Elle présente une sélection des archives ethnologiques
du Musée (musique, prose populaire, séquences cérémonielles, ambiances sonores) et est un hommage rendu
à l’ethnomusicologue roumain
Constantin Brailoiu (1893-1958).
Craciun în Maramures, musique de Noël du Maramures, par le groupe Iza.
K7 Ethnophonie C-009.
Mahalaua de altadata,
Les Faubourgs d’antan.
K7 Ethnophonie C-003.
Hori si zîcali Morosenesti, Chansons
et mélodies de danse de Maramures,
K7 Ethnophonie C-004.
Glasuri taranesti, Voix paysannes,
K7 Ethnophonie C-002.