Didier
Schein
&
Bogdan
Stefan

Décembre 1996

’année 1996 est une année électorale importante en Roumanie, avec les élections locales au printemps, les présidentielles et les législatives à l’automne. Plutôt que de vous présenter la campagne électorale roumaine avec les forces en présence, nous avons préféré donner la parole à une personnalité du monde politique et intellectuel roumain, M. Liviu Antonesei. Président de la section de Iasi du Parti de l’Alliance Civique (PAC), un parti d’opposition du centre-droit. Liviu Antonesei est également Professeur d’Université et chercheur en sociologie à Iasi, écrivain, journaliste et rédacteur en chef de la revue culturelle « Timpul ». Suite aux élections locales, lors desquelles le PAC a remporté de grands succès dans la ville et le département de Iasi, Liviu Antonesei est devenu le nouveau Président du Conseil Départemental de Iasi.
Dans le précédent numéro de L’Un [EST] l’Autre, M. Antonesei a évoqué le passé immédiat et le présent d’un pays en pleine mutation. Dans ce numéro, il parle plutôt des perspectives d’avenir de la Roumanie, mais également de sa place en Europe et de sa vie culturelle.

L’Un [EST] l’Autre : Quelles sont les solutions préconisées par le Parti de l’Alliance Civique pour le redressement de la Roumanie ?

Liviu Antonesei :
Nous avons proposé, il y a deux ans, un programme de privatisations très ressemblant avec celui qui a été mis en œuvre en République Tchèque. Il a été élaboré par un économiste, Costel Munteanu, qui est allé étudier aux États-Unis . Ce programme a été conçu par des experts roumains et américains et discuté avec des membres du gouvernement tchèque. Nous avons proposé ce programme à la Convention Démocratique(1) qui l’a accepté. Mais, entre-temps nous sommes sortis de la Convention. Il n’a pas pu passer au Parlement. Nous avons alors proposé au gouvernement un compromis technique pour faire un programme commun réalisable. Les experts sont tombés d’accord. Mais les politiciens ne se sont pas entendus parce que les leurs ont eu peur de perdre beaucoup de popularité. Pour nous ce n’était pas une question de popularité, mais il s’agissait que les privatisations marchent mieux. Depuis, nous avons toujours ce programme.
En même temps, nous essayons de sauver ce qui peut être sauvé de leur programme de privatisations. L’initiative vient de notre collègue, l’économiste dont je viens de parler ; il essaie de voir comment on peut concentrer les dépôts de coupons dans certaines entreprises, parce que la dispersion du capital aboutit à la dispersion des décisions. Le PAC a donc trouvé, dans chaque département, deux ou trois entreprises qui font du profit et il conseille à ses membres et à ses sympathisants d’y déposer ses coupons. On a compris que la politique par des affiches et des slogans est insuffisante sans implication économique. Nous nous impliquons économiquement où nous savons et comme nous le pouvons. Je ne suis pas économiste mais je comprends que c’est une initiative importante, d’essayer de concentrer le capital dans certaines entreprises que l’on considère rentables et dans lesquelles nous pouvons avoir un pouvoir de décision. Parce que, s’il n’y a que 30 ou 40 % d’actionnaires dans une entreprise, ils sont alors perdus et tout va à l’intérêt de l’État.

L&L : Depuis mon arrivée en Roumanie, j’ai rencontré plusieurs personnes qui m’ont avoué leur peur que si l’opposition arrivait au pouvoir, des mesures seraient prises à l’encontre de tous ceux qui ont été inscrits au Parti Communiste avant la Révolution. Que pensez-vous de telles mesures et que projette le PAC dans ce domaine ?

L. A. :
Ce qui m’étonne, c’est que six ans ont passé et je sais que certains des activistes du parti au gouvernement sont des sortes de semeurs de rumeurs qui essaient d’intimider les gens en expliquant que si l’opposition arrive au pouvoir, on recherchera tous les anciens communistes. C’est une folie !
Il y a eu en Roumanie 4 500 000 membres du Parti : c’est une force ! La plupart étaient de très bons spécialistes qui sont entrés au Parti pour faire carrière, parce qu’on ne pouvait pas faire autrement. Qui leur poserait des problèmes ? Même pas les plus radicaux de l’opposition. Mais il y a plusieurs centaines de personnes qui ont commis des crimes contre leurs semblables et les châtiments ont été très minimes, presque symboliques… ceux qui ont tué, ceux qui ont torturé, ceux qui ont emprisonné illégalement, ceux qui ont commis des abus ; je ne parle pas des centaines de milliers de personnes simplement inscrites au Parti.
Même quand je regarde mon cas, le régime communiste m’en a fait assez, et même à ceux qui m’ont fait du mal, je n’en veux pas. Aux « securisti » qui ont fait la perquisition chez moi, à ceux qui m’ont suivi en voiture, je peux pardonner. Mais pour les autres, je ne peux pas pardonner. Je n’en ai pas le droit. Il y a des familles qui ont eu des personnes tuées par les communistes. En leur mémoire, on ne peut pardonner. Mais les choses doivent être faites légalement, par des procès. En plus, je suis convaincu que les victimes pourraient accepter un châtiment symbolique et non effectif. Mais il faut que le geste soit condamné.

L&L : Un châtiment qui aide à pardonner, mais non à oublier ?

L. A. :
Exact. Car sinon on restera dans l’absurdité dans laquelle nous sommes ; dans laquelle les tortionnaires sont au Parlement à côté des torturés. Par exemple, M. Dumitrescu, le chef des détenus politiques, est collègue au Sénat du Colonel David de la Securitate qui a torturé, peut-être pas M. Dumitrescu lui-même, mais certainement beaucoup d’autres, de ses propres mains. Il est maintenant sénateur du Parti Socialiste du Travail. En six ans, on n’a pas pu appliquer une loi d’ostracisme en Roumanie. En République Tchèque, cette loi a été appliquée Les choses y vont beaucoup mieux. En plus, elle a été adoptée par le Parlement, contre la volonté de Havel. Chez nous les tortionnaires n’ont rien payé : je ne sais combien sont maintenant hommes politiques ou font des affaires. Ils se débrouillent très bien.

L&L : J’ai l’impression que la Roumanie se cherche actuellement une identité et une place dans l’Europe, entre le monde russe et le monde occidental. Où désirez-vous que se situe la Roumanie ?

L. A. :
Maintenant la Roumanie s’est engagée vers l’Ouest, du point de vue même des officialités. C’est-à-dire, qu’avec beaucoup d’hésitations, après beaucoup de retard, le Président Iliescu et le parti qui le soutient se sont rendus compte que la seule chance pour la Roumanie est la route de l’Ouest. Parce qu’à l’Est, nous n’attendons rien de bon. Il est vrai que l’opposition de 90 disait que notre voie était à l’Est : c’était au moment où Iliescu essayait de signer des traités bilatéraux avec Gorbatchiov. Et le changement d’attitude d’Iliescu ne date pas de plus de deux ans. Il a commencé à réaliser en 1995 que la seule chance de la Roumanie, tant des points de vue économique, culturel que de la sécurité, est une orientation vers l’Ouest. Et maintenant, même les partis chauvins, les plus odieusement nationalistes, n’ont pas le courage de nous dire en face que notre place n’est pas à côté de l’Europe occidentale. Pour ça, c’est un consensus inattendu en Roumanie, du moins formellement. Et il est clair que nous n’avons pas d’autres solutions. D’aucun point de vue.

L&L : En ce qui concerne la Bessarabie, comment souhaitez-vous qu’évolue la situation par rapport à la Roumanie ?(2)

L. A. :
Pour moi les choses sont simples : je désire la réunification. Mais le moment a été perdu. Le bon moment a eu lieu lors du coup d’État contre Gorbatchiov et de la décomposition de l’Union Soviétique en 91. Malheureusement, nos politiciens ont eu très peu de jugement à ce moment de la crise. Je ne parle pas du Président Iliescu duquel on ne pouvait pas attendre grand chose, mais je parle du Parlement dont le vote de reconnaissance de l’indépendance de la Bessarabie fut une grande erreur. Et sa reconnaissance par la Roumanie a entraîné sa reconnaissance par les autres États. Je crois que le Parlement a eu l’illusion que l’indépendance était un pas vers l’unification ; ils n’ont pas compris qu’elle était faite vis-à-vis de la Roumanie, et pas seulement vis-à-vis de la CEI Ce fut un moment glorieusement raté par la classe politique roumaine. Et depuis, tout ce que nos politiciens peuvent dire d’une unification d’après le modèle allemand n’est qu’imbécilités. Jamais la RFA n’a reconnu la RDA Maintenant, en analysant la situation ici et plus spécialement là-bas, maintenant que l’idée que c’est la langue roumaine que l’on parle là-bas a été restreinte(3), je crois malheureusement que longtemps se passera avant que la réunification soit possible. Il faudrait que la Roumanie soit attractive. Donc, je crois que les choses iront plus vite si elles vont plus vite ici, en Roumanie, pour qu’elle devienne une sorte de pôle d’attraction économique, culturelle et politique pour ceux de Bessarabie.

L&L : Comme la RFA a été attractive pour la RDA

L. A. :
Elle l’a été, sans aucun doute. La réunification a été prouvée en quelques jours ; le plus dur a été de la faire légalement. En un ou deux jours maximum, les slogans ont changé de « Wir sind das Volk » (Nous sommes le peuple) à « Wir sind ein Volk » (Nous sommes un peuple). Et je crois que les choses évolueront ainsi : plus vite la Roumanie sera attractive, plus vite la réunification sera possible. Il est vrai qu’elle posera aussi de grands problèmes parce qu’entreront alors dans l’État roumain une minorité russe de plus d’un million de personnes et une minorité ukrainienne de presque un million de personnes. Si on pense qu’on a déjà une minorité hongroise d’1 700 000 personnes, cela fait trois minorités importantes à chaque bout du pays. Et cela restera un problème jusqu’à ce que l’on intègre une communauté, la communauté européenne par exemple, au moment où commenceront à fonctionner les accords. Cela resoudra les problèmes des minorités, car il y a aussi des minorités dans le monde occidental, comme chez vous les Corses ou les Basques, chez lesquels il y a des radicaux, mais où c’est quand même relativement calme.

L&L : Pour conclure, une question portant sur la culture et les pratiques culturelles en Roumanie. Depuis mon arrivée, j’ai eu l’occasion d’assister à plusieurs spectacles de théâtre ou d’opéra, et j’ai été très choqué de voir que les salles étaient pratiquement vides. J’ai lu également dans la revue «Cinema» que la Roumanie occupe la dernière place en Europe en ce qui concerne le nombre de spectateurs au cinéma pour l’année 1995. Comment expliquez-vous ce manque d’intérêt pour la culture en Roumanie ? Quelles sont les causes, à votre avis, de ce marasme ?

L. A. :
C’est un fait qui nous choque aussi. Il y a beaucoup d’explications. Avant 89, les salles de cinéma et de théâtre étaient pleines parce que la télévision n’existait pas. Il n’y avait que deux heures de programme durant lesquelles on ne parlait que de Ceausescu. Et donc, pour s’échapper, les gens allaient au théâtre où les spectacles étaient bons malgré la censure. On y jouait les classiques bien sûr, mais aussi des contemporains : on jouait Eugène Ionesco. L’offre théâtrale battait de loin celle de la télé. Pour le cinéma, à cause des mesures économiques qui ont commencé à la fin du communisme, nos bons films ne venaient pas, mais on donnait encore de bons vieux films de la cinémathèque. Les bons livres, en majorité, on les avait sous la main. J’ai pu avoir « La Trilogie des Religions » de Mircea Eliade(4) à l’Université. Depuis 89, la télévision est une concurrence, même la télévision d’État : on y donne des films, des séries, des matchs de foot... toute la journée. Sont apparues aussi des chaînes alternatives qui ont souvent de meilleurs programmes. D’autre part, se sont accrus les produits de consommation. On publie en Roumanie plus de livres de toute l’Europe que de livres roumains. Des livres de grande qualité, mais aussi des livres de consommation, comme des romans érotiques, policiers ou à l’eau de rose, qui ont une production énorme. Certains sont de qualité, d’autres médiocres. Il y a une offre. Par ailleurs, l’homme a commencé à ne plus sortir. Il lit des livres ou regarde la télévision où on peut voir aussi des spectacles de théâtre, même français ou anglais, en version sous-titrée ou en roumain. Et les gens sont fatigués de courir toute la journée pour assurer leur subsistance. L’élite est relativement petite, car le public pour la culture est surtout un public intellectuel. Or les intellectuels ont en général de petits salaires. Leur pouvoir d’achat a baissé, ce qui explique en partie la baisse de la fréquentation au théâtre ou à la Philharmonie.
En outre, il est intéressant de savoir que le théâtre a connu une explosion depuis 89. Une multitude de metteurs en scène sont allés gagner des prix à l’étranger, dans le monde entier. Il semble que le théâtre roumain produit mais qu’il produit surtout pour l’exportation. Pareil pour les cinéastes : Pintilie a déjà fait au moins deux films avec les Français(5). On a un marché extérieur mais les salles sont à moitié vides. Et je parle de plus grands théâtres que de celui de Iasi qui fonctionne de façon idiote, je parle de Bulandra ou du Théâtre National de Bucarest. Le Théâtre National joue dans la petite salle parce que la grande paraît presque vide. Mais je crois que les choses se stabilisent un peu. Pour ma part, depuis 89, je ne suis allé que peu au théâtre, où j’ai été déçu, et jamais à la Philharmonie. Cette année je recommence à y aller : il y a d’excellents concerts avec des artistes étrangers, même des Français. C’est un peu moins dramatique qu’en 94 ou en 95. On n’a pas vu cette année de spectacles remplissant moins de la moitié de la salle. Quelquefois elle a été pleine. Je crois que les choses vont se stabiliser.

L&L : En ce qui concerne le cinéma, j’ai pu constater une accentuation de la concurrence des chaînes cablées et des vidéos. Quelle serait selon vous la solution pour intéresser les gens à sortir de nouveau pour aller voir un film ? Quelle pourrait être l’alternative ?

L. A. :
Je crois que les responsables sont les entreprises qui s’occupent du cinéma. Savez-vous qu’au cinéma «Republica» quelqu’un est mort de froid ? Alors on préfère louer une cassette et la regarder chez soi, parfois avec le même film, que de rester dans le froid. Si on veut que les gens viennent dans les salles, on doit les y attirer. Il faut faire de l’information, coller des affiches pour les films, diffuser des spots publicitaires à la télévision locale, publier des annonces dans les journaux. C’est la concurrence maintenant. On a les films seulement quelques jours après qu’ils soient passés à l’Ouest. Et pas seulement des films de consommation, avec Van Damme et compagnie, on a aussi des films sérieux. Mais alors il faut le montrer, il faut que les gens le voient. Au lieu d’affiches, on colle des morceaux de papier que personne ne voit. Il faut dire que les administrations des cinémas sont des sortes de cimetières d’éléphants : ce sont tous de durs activistes, jusqu’aux directeurs de la diffusion des films. Ces gens-là ne sont pas mobiles. Il faudrait changer le personnel, mettre à la place des hommes jeunes, mobiles qui trouvent des solutions pour attirer le public. Ils ont une marchandise, quotidiennement, mais ils ne savent pas l’utiliser. Et tant qu’il fera froid dans les salles, elles resteront vides. Surtout qu’il y a une grande offre. On peut voir les films de 1995 en cassettes ; je ne sais d’ailleurs combien sont légales, si on respecte les lois du copyright. La télévision cablée donne une trentaine de programmes européens, à Iasi, plus quatre roumains. Il faudrait assurer au cinéma de bonnes conditions de visionnement.

L&L : Un premier cinéma est apparu à Bucarest, « Cartierul Cotroceni(6) », qui est conforme à certaines conditions pour les spectateurs. Cela va-t-il se développer ?

L. A. :
C’est à cette condition que le cinéma survivra en Roumanie.

Propos recueillis à Iasi,
le 13 février 1996, par
Didier SCHEIN et Bogdan STEFAN
(traduction : D. Schein)

M. Liviu ANTONESEI, est professeur d’université
et chercheur en sociologie à Iasi,
Président de la section de Iasi
du Parti de l’Alliance Civique (PAC).


Post-scriptum : Je tiens à ajouter que quelques heures après avoir rencontré M. Antonesei, j’ai assisté à une représentation de Nabucco de Verdi d’une qualité indéniable et la salle de l’Opéra National de Iasi était pleine à craquer.


Notes :

1. Principale force d’opposition, de tendance libérale, formée par l’alliance de plusieurs partis. Son président, Emil Constantinescu, fut battu par Ion Iliescu au second tour des élections présidentielles de 1992.
2. La Bessarabie est la région située entre le Prut et le Dniestr correspondant, en gros, à la République de Moldavie. Le terme de Bessarabie (en roumain Basarabia) est souvent préféré en Roumanie au terme Moldavie, pour ne pas faire de confusion avec la Moldavie roumaine.
3. Les langues officielles de la République de Moldavie sont le moldave et le russe. Il n’y a que très peu de différences entre le moldave et le roumain ; aussi l’adoption de la dénomination de langue moldave au lieu de langue roumaine par le Parlement de Moldavie a été ressentie comme une trahison en Roumanie.
4. « Histoire des Idées et des Croyances Religieuses », ouvrage principal, en trois tomes, de Mircea Eliade (1907-1986), historien des religions et romancier roumain, émigré en France, puis aux États-Unis.
5. Lucian Pintilie a réalisé trois coproductions avec la France : « Le Chêne » (1991), « Un Été inoubliable » (1994) et « Trop Tard » qui fut présenté au Festival de Cannes cette année.
6. « Le Quartier de Cotroceni » à Bucarest est le quartier où se trouve le siège du gouvernement roumain.