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Didier
Schein
Décembre 1996 |
  

vec la mort de Cioran, survenue il y a maintenant un an, le dernier représentant de ceux que lon a parfois regroupé sous le nom de « Trilogie roumaine de Paris » sest éteint. Cioran, Ionesco mort en 1994, et Eliade, disparu en 1986, étaient sans doute les plus importants écrivains contemporains dorigine roumaine sexprimant en langue française. Sils participaient, chacun à leur manière et dans leur domaine, à la littérature française de notre époque, ils nen étaient pas moins tous trois héritiers dune tradition littéraire qui avait vu le jour en Roumanie. Aussi notre propos nest pas ici de faire une étude littéraire comparative des trois auteurs ou une esquisse biographique, mais plutôt de poser quelques jalons de leur héritage et de montrer de quelles façons leur uvre sinscrit dans une continuité roumaine.
Eugène Ionesco est sans doute le plus célèbre des trois. Il est aussi celui chez qui lhéritage roumain est le plus facilement discernable. Né à Slatina, de père roumain et de mère française, sa première langue fut le français. Mais il effectua ses études à Bucarest et ses premières publications furent écrites en roumain : ainsi le recueil poétique « Elegii pentru
fiinte mici » (Élégies pour petits êtres) 1931, et surtout le recueil darticles critiques « Nu » (Non) 1934, dans lequel on aperçoit déjà une dénonciation de la raideur du langage commun et dune littérature dénuée démotion. Ionesco émigre et se fixe définitivement en France en 1937. Il y atteint la célébrité en 1950 lors de la création de sa pièce « La Cantatrice chauve », monument fondateur du théâtre de labsurde et dénonciation tragi-comique de la mécanisation et de la déshumanisation du langage et des rapports humains.
Pour beaucoup, la pièce apparut comme une véritable bombe dans le monde du théâtre, par lemploi qui y est fait, mené jusquau délire, dun langage mécanique et insensé. Il est cependant nécessaire de rapprocher labsurde, non dénué dhumour noir, de Ionesco et sa prolifération verbale, de certains auteurs roumains du début du siècle. Citons dabord le théâtre et les nouvelles de Ion Luca Caragiale (1852-1912), dont la verve satirique et le grotesque des situations annoncent Ionesco. Celui-ci a dailleurs écrit une adaptation scénique dune nouvelle de Caragiale : « Les Grandes chaleurs ». Quant au goût de Ionesco pour lhumour noir et labsurde, il faut le relier aux quelques textes étranges et paralogiques que nous a laissé Urmuz (1883-1923), dans lesquels les hommes sont déshumanisés au point dêtre même parfois composés dobjets hétéroclites. Enfin, il faut mettre en évidence linfluence qua eu sur Ionesco cet autre grand Roumain de France, le poète Tristan Tzara (1896-1963), dont les premiers écrits en français furent une pièce dadaïste, La première Aventure céleste de Monsieur Antipyrine (1916). Tzara était dailleurs présent lors de la création de « La Cantatrice chauve ».
Si la filiation roumaine se laisse aisément percevoir chez Ionesco par ses précédents littéraires, elle est peut-être moins évidente chez Eliade et Cioran, parce que moins tapageuse, mais peut-être plus souterraine, plus ancestrale.
Mircea Eliade, né à Bucarest en 1907 et mort en 1986, était à la fois romancier et historien des religions. Dune érudition extraordinaire, il étudia la philosophie à lUniversité de Bucarest, puis sinitia à Calcutta, entre 1928 et 1931, au yoga et aux grands thèmes de la spiritualité indienne. Il se fixa à Paris en 1945, où il enseigna lhistoire des religions à lÉcole Pratique des Hautes-Études et tint également une chaire
à lUniversité de Chicago à partir de 1957.
Les deux parties de son uvre, les romans et nouvelles et les essais dhistoire des religions, sont étroitement liées. Dans les premiers, Eliade nous montre un monde contemporain en proie au surnaturel, dans lequel les mythes ancestraux de lhumanité réapparaissent, comme autant de signes poétiques. Le plus réussi de ses romans est peut-être « La Forêt interdite » (1955). Dans les seconds, il analysa les mythes des peuples primitifs pour en montrer les survivances à travers les siècles, tout en les intégrant dans un mode de pensée rationnel : ainsi, « Le Mythe de léternel Retour » (1949), « La Nostalgie des Origines » (1971) et surtout les trois volumes de « LHistoire des Croyances et des Idées religieuses » (1976-1983).
Eliade nous a laissé également des études sur les mythes religieux des peuples dace et roumain dun très grand intérêt, comme « De Zalmoxis à Gengis Khan » (1970) et Commentaires sur la légende de « Maître Manole » (rééd. 1994), dans lesquels il rejoint les préoccupations de nombreux penseurs roumains de lentre-deux guerres, qui se lançaient dans lanalyse des mythes et du folklore roumain pour en déduire une identité culturelle de la Roumanie. Les ouvrages du poète et philosophe Lucian Blaga (1895-1961) en sont parmi les plus importants, notamment La Trilogie de la Culture, mais son uvre poétique est également imprégnée de ces préoccupations. Ainsi cet intérêt dEliade pour le mythe et le sacré trouve son origine dans la nécessité de comprendre une réalité mythique de la Roumanie, alors dactualité.
Tout comme chez Eliade, Cioran possède un esprit roumain. Moraliste au style digne du XVIIIe siècle, poète des gouffres et du renoncement, Emil Mihai Cioran était un éternel exilé. Né en 1911 à Rasinari, près de Sibiu, en Transylvanie, il vint à Paris en 1937 et y resta jusquà sa mort survenue le 20 juin 1995. Son esprit et son humour iconoclastes, mais aussi cette volonté moraliste le rapprochent de la poésie de Tristan Tzara (Les Cloches sonnent sans raison et nous aussi(1)) mais également de lhumour de Ionesco. On remarque aussi chez Cioran, comme chez Eliade, lhéritage dun esprit roumain ancestral, dans ce scepticisme de chaque instant et cette nostalgie dun temps davant la naissance (La Chute dans le Temps, 1964). Son uvre entière pourrait se résumer dans ces deux vers du poète Mihai Eminescu (1850-1889) : « Faites que je disparaisse/ À tout jamais dans le néant », lesquels nous ramènent à leur tour à la ballade populaire roumaine Miorita (lAgnelle) qua justement analysé Eliade. La soif nihiliste du néant chez Cioran nest-elle pas un désir mystique de se perdre, tel le berger de la Miorita, hors du temps historique, dans un temps cosmique ? Ionesco manifeste également dans ses dernières pièces, par son angoisse devant la mort, une quête mystique, retrouvant ainsi Cioran et Eliade.
Cioran et Ionesco se rejoignirent une dernière fois, en renonçant à la littérature, convaincus quils étaient de son inutilité. Ionesco passa les dernières années de sa vie à peindre, et Cioran à écouter la musique de Bach.
Didier SCHEIN
Note :
1. extrait de L'Homme approximatif de Tristan Tzara.
Bibliographie sélective :
E. Ionesco :
Théâtre.
Gallimard, 7 vol.
Notes et Contre-notes.
Gallimard, 1966
M. Eliade :
De Zalmoxis à Gengis Khan.
Payot, 1970
Commentaires sur la légende
de Maître Manole.
LHerne, 1994
Histoire des Croyances
et des Idées religieuses.
Payot, 1976-83, 3 vol.
E. Cioran :
uvres.
Gallimard, 1995
I.L. Caragiale :
Théâtre, (traduit par Ionesco).
LArche, 1994
T. Tzara :
uvres.
Flammarion, 1975-91, 6 vol.
L. Blaga :
Trilogie de la Culture.
Librairie du Savoir, 1995
Urmuz :
Pages bizarres.
l'Âge d'Homme, 1993


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