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Laurent
Girard
Mars 1997 |
  

u 8 au 14 janvier a eu lieu au Cinéma Le Katorza à Nantes, un festival intitulé « Cinéma et Russie », organisé conjointement par des étudiants du Centre International de Langues et de lESC. Ce fut loccasion de revoir des classiques, comme « Le Cuirassé Potemkine » ou « Andrei Roublev », mais aussi de faire des découvertes ; grâce à une programmation largement éclectique.
Le festival a été particulièrement marqué par la présence de MM. Mikhaïl Kobakhidzé et Konstantin Lopouchanski, réalisateurs géorgien et russe, et M. Vaslin représentant dArkeion, société distributrice de films russes. Ils eurent loccasion de sexprimer à lUniversité le 10 janvier.
Compte-rendu.

Mikhaïl Kobakhidzé est géorgien. Il a réalisé sept courts métrages sans paroles, de 1961 à 1969. Seulement cinq ont été conservés : « La Noce », « Les Musiciens », « Jeune Amour », « Carrousel » et « Le Parapluie ». Ils ont été projetés à Nantes à loccasion du festival. « Les Musiciens » est en fait le premier volet dun long métrage inachevé, « Huit et demi » (1969). Ce nom évocateur na aucun rapport avec le film de Fellini, réalisé plus tard. Le cinéma de Kobakhidzé est poétique, léger et plein de grâce. On ne peut sempêcher de penser à B. Keaton ou P. Étaix sans quil soit question dune filiation.
Actuellement il prépare un long métrage en coproduction franco-russe.
Konstantin Lopouchanski fut lélève de Andreï Tarkovski à Léningrad et son assistant sur le film « Stalker ». Fortement inspiré par ce dernier, ses films ; véritables uvres visionnaires, portent les stigmates de lâme russe dans la grande tradition dostoïevskienne.
« Lettres dun homme mort » de 1986 est une sorte de film prémonitoire qui nous livre les messages ultimes dun savant atomiste piégé dans un bunker, peu de temps avant la catastrophe de Tchernobyl.
« Le visiteur du musée », 1989. Sur le thème de la catastrophe écologique, un héros délirant à la recherche dun musée sous-marin des vestiges de lhumanité.
« Symphonie russe », 1994. Les tribulations dun intellectuel torturé dans la Russie post-perestroïka.

La situation du cinéma, aujourdhui en Russie nest pas clairement définie. À lépoque communiste, le cinéma était un monopole détat. De nombreux studios de tournage existaient à Moscou, comme dans les républiques.
Léclatement de lURSS en 1991 a mis fin à cette règle. La baisse de la production est considérable. Pour faire face à la nouvelle donne économique, les studios ont dû se recycler. Ainsi on a vu un studio de création de décors transformé en fabrique de cercueils ! Le style des uvres filmées a suivi le même chemin. On ne produit guère en Russie que des thrillers et des pornos de mauvaise qualité et ne sexportant pas.
La production, elle aussi monopole détat, était centralisée à Moscou. De là les films étaient redistribués dans les républiques. Mais comme pour les studios, les salles ont dû faire face. Elles sont le plus souvent transformées en discothèques, magasins
activités largement plus lucratives. Les films présentés sont avant tout commerciaux, les séries B américaines constituant le plus gros du bataillon. Dans ce contexte, les distributeurs français visent eux aussi à la rentabilité.
La prolifération des cassettes vidéo, souvent piratées, est elle aussi une cause de désaffection des salles. En effet, vendue pour le prix de quatre ou cinq places de cinéma, une cassette est vite rentabilisée si elle est achetée à plusieurs. Il paraîtrait même que le film « Jurassic Park » fut disponible au marché noir à Moscou avant de sortir en salle aux États-Unis.

Les deux réalisateurs présents ont vécu différement la censure. Mikhaïl Kobakhidzé sest soudainement vu interdire de tourner en 1969, sans quaucune raison ne soit clairement exprimée. Il venait juste de débuter sa carrière de cinéaste. Ses films, pour lessentiel des uvres détudiant, nont pourtant rien de subversif ni de militant. Ils parlent damour. Sa préoccupation était de montrer joie de vivre et bonheur et de les partager avec le spectateur.
Pour Konstantin Lopouchanski, la censure est une situation qui concerne tout le monde comme une intervention brutale dans la vie intellectuelle. Il la ressentie avant le début de la pérestroïka. À la fin de ses études, il ne pouvait commencer à travailler. En fait, il ne savait comment tromper cette censure. LURSS avait ses lois, mais que lon pouvait contourner.
En 1983, il a pu commencer à tourner « Lettres dun homme mort ». On le comprend, le scénario pouvait difficilement se réaliser en URSS, au sens cinématographique du terme
Cependant, entre le scénario officiel et le film, quelques petites différences existent. Elles sont à mettre sur le compte de lingéniosité de Lopouchanski. Le tournage put commencer avec les autorisations nécessaires, laborieusement jusquà lavènement de la pérestroïka.
De lavis de Konstantin Lopouchanski, une censure existe toujours aujourdhui. Ce nest pas une censure idéologique. Elle nen est pas moins aussi efficace, aussi pénible. La censure daujourdhui est bassement commerciale. Cest lennemi de lart sérieux, véritable. Tout ce qui nest pas commercial est devenu lennemi à combattre. Cest un problème que lon rencontre dans toutes les sociétés ou lon anéanti tout ce qui relève la tête. Si lon veut comparer avec les pays occidentaux, ou lon a un certain respect des lois, la Russie va, elle, dun extrême à lautre.
Nexisterait-il donc pas un public pour les films sérieux ?
Lopouchanski admet que le public russe semble fatigué de ce quon lui montre. Mais ce nest pas lui qui décide ce quon doit lui montrer.
La liberté en Russie nest pas seulement le bonheur, mais une épreuve qui révèle les aspects criminels de la société à tous les niveaux. On retrouve cela dans lart qui devient une activité lucrative. Cela transparait dans le milieu de la télévision où des journalistes, gênants pour des groupes financiers, ont été assassinés. La mafia sest incrustée dans les réseaux de production cinématographique pour défendre ses intérêts. Cela ressemble au Chicago des années trente. Il faut reconnaître que cette époque a aussi donné de bonnes choses comme le cinéma de Chaplin. On ne peut pas faire de pronostics, mais la logique pourrait amener un régime totalitaire. Quelle que soit la suite, elle ne sera pas au bénéfice de lart, Lopouchanski ne se fait pas dillusions.
Quelles sont les armes aujourdhui ?
Pour Konstantin Lopouchanski, la censure actuelle est plus difficile à tromper, cest une affaire dargent. Et cest près du pouvoir quon le trouve, lancien système étant resté en place.
M. Vaslin signale quil existe une instance, Euroscom Kino, pour aider à la réalisation de films. Mais largent sy évapore et on sy livre à des luttes dinfluences.
Dans le contexte actuel, Lopouchanski distingue liberté et permissivité. Aujourdhui, ceux qui nont pas les moyens ou qui conservent des principes moraux sont frustrés et manquent de liberté. Les criminels quant à eux entrent dans la permissivité. Cest le sujet abordé dans « La Symphonie russe » (1994) où lestablishment est visé. Ce film nest pas sorti en Russie. Dans un pays où lon peut devenir milliardaire en quelques semaines, la société est entièrement criminalisée. Les riches sont ceux qui étaient avant proches du pouvoir et qui ont hérité de ses biens. Les apparatchiks sont devenus des « businessmen ». Le plus terrible est que cela est devenu une norme, tout le monde y est habitué. Les bandits sont aussi un maillon incontournable du système économique russe. Ceci ne correspond pas à la liberté rêvée. Latmosphère est dénuée de morale et les hommes politiques saccusent mutuellement dêtre des voleurs. La démocratie a bon dos, elle est devenue responsable de tous les maux. La vraie démocratie consisterait à écarter le voleur. La tendance vise à criminaliser le pouvoir.
Pour M. Vaslin, il sagit dune continuité. Elle va en samplifiant et est médiatisée.
Majoritairement estudiantine, lassistance à cette conférence-débat, est particulièrement passionnée par le sujet. Elle est surtout composée détudiants en russe, de leurs professeurs dont deux traduisent simultanément les propos des participants. Leur dépit fut certain quand un professeur dUniversité sadressa directement à M. Kobakidzé en géorgien.
Existe-t-il une analogie complète entre la Géorgie et la Russie ? Ces deux pays, rassemblés au sein de lUnion Soviétique ont une histoire moderne commune, bien que leurs origines et leurs traditions soient très différentes.
M. Kobakhidzé est plus réservé que M. Lopouchanski. Il est assez surpris par la tournure du débat. En fait, il aurait préféré que lon parle davantage du cinéma et de lart. « Il faudrait parler damour et apporter de lenthousiasme ». Cest ce quil faisait à travers ses films au temps du régime soviétique. Il pense que la chute de ce régime est une bonne chose mais quil existera toujours des difficultés. Les problèmes cités se rencontrent aussi en Géorgie. Lavantage est quaujourdhui il y a une réalité : un voleur est un voleur. Avant cétait un secrétaire du Parti. Mais Mikhaïl Kobakidzé est pour sa part plus en phase avec la question de sa propre perfection humaine.

Ce nest pas la censure qui est à lorigine de la disparition des uvres de Mikhaïl Kobakidzé. Comme tous les travaux détudiants, elles étaient archivées dans lécole où il fit ses études. À la fin de la pérestroïka, lÉtat avait besoin dargent. Les exercices cinématographiques des étudiants, fixés sur pellicules furent traités comme de simples radios médicales, afin den extraire le précieux métal.
Certains étudiants purent racheter leurs uvres ou encore les soustraire à la destruction par différents moyens notamment grâce à leurs relations. Ce ne fut pas le cas de M. Kobakidzé.

Sur le bord dune voie ferrée, un jeune garde-barrière se prépare à recevoir sa fiancée. Une scène improvisée, un rideau face à une chaise
Pour sa dulcinée, notre ami va interpréter quelques notes avec son violon. Soudain, venant de nulle part, une ombrelle légère vient perturber la représentation de ses petits sauts et de ses frétillements.
Le public est généralement enjoué par cette apparition surréaliste. Mais, que se cache-t-il derrière ce parapluie ?
Pour Mikhaïl Kobakhidzé, le public nest pas un troupeau de moutons. Ce parapluie est bien sûr un symbole, mais il se gardera de dire lequel. Il invite le spectateur à le découvrir et surtout à parvenir à sen faire une interprétation personnelle. Le charme est que chacun a sa propre interprétation, lintérêt nait de labstraction et de la diversité.
Le cinéma peut-il parvenir à la vérité ?
M. Kobakidzé pense que non, satisfait que lon en ait fini de parler de la politique intérieure russe. Cest une question philosophique posée il y a plus de deux mille ans, dans les rapports de lart même avec la vérité. Il na pas lambition de représenter la vérité, mais de la rechercher.
Na-t-il jamais eu envie dexercer son art ailleurs quen URSS ?
Il en a eu lidée mais ce fut impossible. À cause de sa famille tout dabord. Il na eu la possibilité de sortir du pays quen 1991. Cependant, il considère que les questions spirituelles sont les mêmes partout dans le monde. On peut donc rester chez soi pour en parler.

Quels sont les réalisateurs, les sujets des films en Russie, aujourdhui ?
En Géorgie, pays de M. Kobakidzé, la situation économique et politique fait quil est impossible de tourner. En URSS, on dépensait de largent pour la bombe, lart officiel ou le sport avec le souci de représenter le pays. Ainsi, certains réalisateurs comme Tarkovski étaient-ils tolérés pour donner une bonne image de lUnion Soviétique.
M. Vaslin ajoute que les films étaient produits, même sils nétaient pas présentés en Russie. Il existe aussi une nouvelle génération de réalisateurs travaillant surtout dans les domaines de la publicité ou du clip vidéo.
Existe-t-il une école esthétique russe ?
M. Kobakidzé : « En tant que Géorgien, je peux dire quil existe un esthétique russe. »
K. Lopouchanski considère quil existe plutôt une esthétique russe qui a imprégné les différentes républiques. De grands artistes ont cependant réussi à mettre leur empreinte dans leurs uvres, ce qui les distingue de la production officielle. À lheure actuelle, les grands pontes du passé reviennent avec dautres préoccupations, au service de la démocratie. La production actuelle est médiocre, elle détermine assez bien le goût du public. Les jeunes réalisteurs, pleins didées et créatifs, se trouvent dans une situation difficile. Ils ne sont pas en contact avec dautres réalisateurs, ni avec les producteurs. Cest inquiétant parce quils représentent lavenir du cinéma. La jeunesse talentueuse soppose à celle qui profite du système.
Existe-t-il une différence de sensibilité artistique entre Moscou et Saint-Pétersbourg ?
Du temps où cette dernière ville se nommait Léningrad, il y avait une différence, affirme K. Lopouchanski. Elle produisait des films plus « intellectuels », avec des nuances, alors que la société moscovite Mosfilm avait un air Holywoodien. Aujourdhui, on assiste à une guerre larvée où Saint-Pétersbourg risque de perdre. Cest à Moscou que se trouve largent.

Pourquoi Mikhaïl Kobakhidzé ne voulait pas parler des problèmes politiques, par fatalisme ou par refus de sengager ?
Il considère quaborder ces questions nétait pas utile. Il sest trouvé malgré lui dans une situation où il ne pouvait plus rien dire ni faire. Il poursuivit sa vie comme ouvrier ou rédacteur de scénarios de dessins animés. Mais ce nétait pas la pire des choses. Réaliser des films nétait pas pour lui une fin en soi. Cet interdit lui a peut-être été plus profitable sur le plan spirituel en le poussant à pratiquer la méditation. Mikhaïl Kobakhidzé est intimement préoccupé par le dépassement de ses propres défauts, que lon retrouve en chaque être humain, et par sa réalisation personnelle.

Un membre de lassistance sinterrogea sur ce quétaient devenus ces réalisateurs qui furent distribués en Europe occidentale.
La production est moindre, les finances des structures de distribution réduites et le métier de distributeur est devenu difficile.
Certains réalisateurs se sont reconvertis à la télévision, dautres réalisent des courts métrages, souvent non présentés en Russie, certains autres sont encore très actifs, à condition davoir des moyens. La situation nest pas favorable pour ceux qui veulent explorer de nouvelles formes. Un cinéaste ne sen sort que par ses propres moyens et ses relations.

Ce phénomène existe aussi en France. Chaque année, de nombreux films sont tournés, quaucun spectateur ne verra, ou seulement quelques privilégiés habitués de quelque salle obscure parisienne. Ce fut le cas de « LInondation », film dIgor Minaïev, production française avec Isabelle Huppert.
Le cinéma « dart et dessai » ne peut survivre que sil obtient ladhésion du public qui se donne la peine de sinformer et de se déplacer dans les salles, passage obligé sur la voie de la rentabilisation dune uvre filmée.
La nouvelle donne commerciale nest pas non plus en sa faveur. Lagglomération nantaise, forte dune population dun demi-million dhabitants a vu souvrir simultanément en banlieue deux complexes géants, véritables supermarchés du pop-corn et du soda en boîte. Depuis quelques semaines, une autre salle propose des séances au prix dérisoire de dix francs. Dans ce contexte une salle préoccupée par la qualité de sa programmation doit rivaliser dimagination et parfois faire quelques concessions commerciales. Le Katorza sest associé plusieurs fois avec des écoles du campus nantais, mais aussi avec différentes associations. À signaler, la programmation en 1998 dune sélection de films roumains en association avec la Cinémathèque de Bucarest et la Coordination pour un festival roumain.
Mais cest avant tout le public qui, par ses choix permet au cinéma de garder la tête haute face à la standardisation de la culture et à la culture de grande consommation.
Notes et transcription :
Laurent GIRARD


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