Laurent
Girard

Mars 1997

« À cette époque, quand je pressais des livres dans ma presse mécanique, quand dans un cliquetis de ferraille, je les écrabouillais par une force de vingt atmosphères, j’entendais des bruits d’ossements humains, comme si je broyais à la moulinette les crânes et les os des classiques écrasés dans ma presse, comme s’il s’agissait des phrases du Talmud : «Nous sommes semblabes à des olives, ce n’est qu’une fois pressés que nous donnons le meilleur de nous-mêmes. »

Bohumil HRABAL
« Une trop bruyante solitude ».

e 3 février dernier, alors qu’il nourrissait des pigeons sur le rebord d’une fenêtre de l’hôpital où il était admis à Prague, l’écrivain est tombé du cinquième étage après avoir perdu l’équilibre. Une mort à l’image de la littérature de ce formidable écrivain ; maître de l’humour qui savait exprimer l’absurde de l’existence quotidienne et rendre cocasses les situations les plus anodines.
Bohumil Hrabal est né à Brno, Moravie, en 1914. Après une enfance passée dans une petite ville de Bohème où son père gérait la brasserie locale, il fait des études de Droit à Prague. Les Allemands ayant fermé les universités tchèques dès 1939, il n’obtiendra son diplôme qu’en 1946. Il n’exercera d’ailleurs jamais le métier de juriste mais sera, en revanche, successivement clerc de notaire, magasinier, cheminot, courtier en assurances, ouvrier aux aciéries de Kladno, emballeur de vieux papiers, figurant de théâtre…
Pendant toutes ces années il écrit, mais ne publie son premier roman qu’en 1963. « Une Perle dans le fond », le présentera d’emblée comme un grand écrivain dans la lignée de Jaroslav Hasek et Franz Kafka. Sa réputation sera confirmée par ses livres suivants, en particulier « Trains étroitement surveillés », dont le cinéaste Jiri Menzel réalisa un film en 1966. La publication de ses œuvres fut elle-même un événement important, durant l’intermède libéral dont bénéficiait la Tchécoslovaquie à l’époque. Après 1968, deux livres de Hrabal, déjà imprimés, furent mis au pilon. Il dut attendre 1976 pour voir une de ses œuvres à nouveau éditée dans son pays et fut l’un des rares écrivains tchèques à publier à la fois officiellement et en samizdat(1).
La prose de Hrabal se caractérise par un mélange unique de langue savante, de langage parlé et d’argot. En traquant le récit jusque dans ses méandres les plus inattendus et en utilisant habilement l’art du montage et le gag, elle se rapproche autant des conversations de bistrot que des œuvres majeurs de l’art moderne.

Trains
étroitement surveillés

Une petite gare de Bohême pendant la guerre. Un stagiaire tente de s’ouvrir les veines par chagrin d’amour. L’adjoint du chef de gare profite d’une garde de nuit pour couvrir de tampons les fesses d’une jolie télégraphiste. Mais il y a aussi l’héroïsme, le sacrifice, la résistance.

Une trop bruyante solitude

« Voilà trente-cinq ans que je travaille dans le vieux papier, et c’est toute ma love story. Voilà trente-cinq ans que je presse des livres et du vieux papier (…) je suis une cruche pleine d’eau vive et d’eau morte, je n’ai qu’à me baisser un peu pour qu’un flot de belles pensées se mette à couler en moi ; instruit malgré moi, je ne sais même pas distinguer les idées qui sont miennes de celles que j’ai lues. »
Au cours de l’été 1994, Philippe Noiret avait interprété le personnage de Hanka dans une adaptation cinématographique de ce roman.

Moi qui ai servi
le roi d’Angleterre

« Suivez attentivement ce que je vais vous raconter. J’étais à peine arrivé à l’hôtel À la Ville dorée de Prague que mon patron me prit à part pour me dire, en me tirant l’oreille gauche : “Maintenant que tu es groom chez nous, rappelle-toi bien ceci : tu n’as rien vu, rien entendu ! Répète !” Je répondis donc que dans son établissement, je n’avais en effet rien vu ni rien entendu. Mais le patron de poursuivre, en me tirant l’oreille droite : “Or rappelle-toi aussi que tu dois tout voir et tout entendre ! Répète !"»
« Moi qui ai servi le roi d’Angleterre » fait partie des textes qui n’ont pu paraître en Tchécoslovaquie du vivant de l’auteur.

Vends maison
où je ne veux plus vivre

Les récits qui composent cet ouvrage sont inspirés de la période où
l’écrivain occupa autant d’emplois variés. Dans une Prague baroque, la cruauté côtoie la douceur et le rire y nuance la misère humaine.

Laurent GIRARD

P.-S. Signalons la mort d’un autre écrivain tchèque, Karel Pecka, dans la semaine du 10 mars à l’âge de 69 ans. Deux de ses romans ont été traduits en français et publiés aux éditions de l’Aube : Passage et Le Carré d’honneur.


Note :

1. Mot russe (auto-édition). Ensemble des moyens utilisés en URSS et dans les pays de l’Est pour diffuser clandestinement les ouvrages interdits par le censure.