Didier
Schein

Mars 1997

17 novembre 1996

« Un beau bloc de marbre se trouve enfoncé dans la boue du grand chemin. Un homme vulgaire marche dessus et l’enfonce encore plus profondément. Un noble cœur le dégage, le lave et en fait une statue qui dure éternellement. »
Marina Tsvétaeva,
Le Diable, 1934.

éonia(1) m’avait dit : « Tu verras, quand l’avion arrive au dessus de la Russie, on voit tout de suite la différence. Avant, tout est bien organisé : les champs, les routes, tout est bien géométrique. Mais après la frontière, le paysage n’est plus du tout rationnel : des forêts, des lacs, des friches… la présence humaine est beaucoup moins visible. »

L’avion venait de décoller de Londres et je pensais aux paroles de Léonia en regardant par le hublot la campagne anglaise avec ses champs groupés méthodiquement de façon concentrique autour des villages. Ensuite, je me souviens encore que la mer est rapidement apparue, mais elle se cacha tout aussi rapidement derrière des nuages d’un blanc farineux. Et puis plus rien. J’ai dû dormir. Quand je me suis réveillé, quelques heures plus tard, nous volions toujours au milieu des nuages, mais de blanc ils étaient passés à gris sombre, puis ils devinrent de plus en plus denses et s’assombrirent encore jusqu’à atteindre la nuance d’un pesant gris-noir. Ainsi, je n’ai rien vu de la terre russe. Alors, quand l’avion amorça sa descente, j’ai bien écarquillé les yeux ; et j’ai vu. D’abord une forêt sombre et profonde, puis une lande désolée d’un vert terni presque marron, des pistes d’atterrissage semblant perdues dans le paysage et enfin, quand l’avion s’immobilisa, un bâtiment noirâtre, de petite taille, portant l’inscription en lettres cyrilliques : Moskva Cheremetievo 2
Il est des pays dont on garde toujours la toute première image de leur découverte, image qui finit par représenter dans notre inconscient individuel quelque chose de sacré, quelque soient leur valeur esthétique et leur banalité ! Je crois que j’aurais toujours une émotion particulière en me remémorant ces premières visions de Russie : cette campagne ocre et désertique, l’inscription cyrillique sur l’aéroport international de Moscou, puis, à l’intérieur du bâtiment, les couloirs sombres et sales, éclairés d’une lumière pâle…
J’ai fait la queue pour le contrôle des passeports et des visas. Une scène d’un film de Tarkovski me pénétra alors, sans raison apparente : dans une maison délabrée, trois hommes immobiles, sur le seuil voûté d’une chambre vide, regardent une pluie lumineuse tomber dans la pièce inondée. Cette chambre est miraculeuse : celui qui y pénètre verra s’exaucer son vœu le plus cher. L’un des trois hommes est le passeur qui a conduit les deux autres jusqu’ici. Mais les deux élus, par manque de foi et par orgueil, ne voulant pas s’abaisser à prier, ne franchirent pas le seuil(2). Je ne peux m’empêcher de comparer cette pluie de lumière de Tarkovski, aperçue depuis un seuil voûté, à l’iconostase de la cathédrale du monastère Donskoï(3), qui m’est apparue pendant l’office, comme une cascade de lumières et de couleurs perçant dans la pénombre…
La mystique orthodoxe est tournée vers Pâques et le mystère de la résurrection, et la religiosité de Tarkovski est pleine de ces mêmes sentiments magiques qui, de l’orthodoxie, nous ramènent aux croyances, fortement empreintes de paganisme, des premiers chrétiens. L’orthodoxie apparaît comme une religion qui s’interroge sur le mystère de la mort, alors que les Catholiques sont plus attachés à Noël et au mystère de la naissance. C’est peut-être ce qui donne cette gravité mystérieuse, ce poids presque tragique à l’atmosphère des églises et du culte orthodoxes.
La culture russe me semble souvent imprégnée de ce même esprit sombre et pesant. La noirceur de « Crime et Châtiment » pourrait faire pâlir bien des polars de notre époque. Ce n’est qu’un exemple, sans doute le plus célèbre. Aussi j’ai envie de comparer les paroles de mon ami Léonia à la musique de Boris Godounov de Moussorgski. L’action du septième tableau de l’opéra se passe en Pologne et la musique, agrémentée de polkas frivoles et de duos d’amour (dans un esprit satirique), est d’un classissisme tout à fait européen. Mais dès les premières mesures du tableau suivant, le contraste est frappant. Semblant émaner de la terre, une mélodie ample et grave se déroule lentement aux cordes graves et nous plonge dans l’atmosphère d’un romantisme moyenâgeux, obscur et sereinement puissant : nous sommes au Kremlin, dans la salle du Conseil des Boyards. La frontière est franchie de façon saisissante ; on a l’impression d’avoir quitté l’Europe.
J’ai pu ressentir ce caractère sombre de la culture russe lors d’une promenade faite dans un paysage tout à fait particulier. Au sud-est de Moscou, au bord de la Moskova, s’étend une sorte de musée en plein air dans lequel on peut admirer divers monuments civils et religieux, l’ancien domaine impérial de Kolomenskoïe(4). Ce jour là, l’atmosphère était pleine d’humidité et une pluie fine éclaboussait le sol devenu boueux et glissant, parsemé de flaques. Nous avions parcouru le domaine en suivant le cours de la rivière jusqu’à un endroit d’où l’on jouissait d’une vue prenante sur la contrée. Devant nous s’étendait des côteaux jusqu’à la rive, une lande désolée et ruisselante d’eau, dont la couleur ocre répandait une intense mélancolie. En amont, un bois encadrait un frais vallon, dans lequel s’écoulait un mince ruisseau. À côté de nous, sur une hauteur, à la lisière des arbres, une imposante église en restauration, au bout d’un cimetière tout envahi d’un fouillis de broussailles, dominait la Moskova. Sur l’autre versant du vallon, énigmatique, le clocher pointu d’une cathédrale perçait au dessus de la cîme des arbres(5). À nos pieds, la rivière se dégageait d’un halo de brouillard aqueux et s’étirait langoureusement, poursuivant sa route au milieu de forêts dont les ombres embrumées s’esquissaient au loin. Dans ce tableau humide et mélancolique, rendu indistinct par les nappes de brouillard, l’apparition de deux clochers sur deux sommets successifs, tels deux pressentiments menaçants, produisait un effet farouchement fantastique.
J’ai retrouvé dans la contemplation de ce paysage une vision de la Russie que je me faisait depuis longtemps : une nature détrempée et sauvage dans laquelle la présence humaine s’exprime par des symboles de puissance d’une gravité presque noire. C’est un tableau que Tarkovski aurait pu filmer pendant une ou deux minutes, en s’attardant sur les flaques d’eau ou sur les objets engloutis au fond de la rivière(6). L’élément liquide est une des constantes de ses films et j’ai découvert dans cette Russie automnale une humilité permanente qui recouvre de boue trottoirs et chemins. Aussi la fascination de Tarkovski pour l’eau démontre sans doute son attachement à la terre russe, lavée et purifiée par la pluie. Exilé, le cinéaste chantera alors dans « Nostalghia(7) » la « toska po rodinié », le mal du pays natal, de la terre maternelle, cette terre russe qui, gorgée d’eau et fouettée par le vent, prend une valeur sentimentale et symbolique, qu’elle soit vue sur un écran de cinéma ou à travers le hublot d’un avion. Et les paysages ruisselants de Tarkovski deviennent autant d’arguments poétiques quand la moindre flaque boueuse renferme autant de richesses spirituelles…
En quittant le cimetière aux tombes enfouies sous les feuilles mortes et les broussailles, nous nous étions aventurés, au delà de l’ancien domaine impérial, sur une petite route paisible qui appartenait autrefois, avant que Moscou ne s’étende jusqu’ici, à l’ancien village de Diakovo. Bordé d’anciennes maisons paysannes en bois aux jardins potagers et fruitiers envahis de hautes herbes, le chemin exhalait un parfum d’ancien temps, serein et doucement mélancolique.
Mais déjà, on entendait se rapprocher le sourd grondement des voitures qui, devant nous, sur la chaussée de Kachira, se ruaient vers la nerveuse mégalopole, la folle fourmilière moscovite…


Le 14 décembre 1996

«Ténèbres sans fond. Cliquetis.
Grondement. Les roues roulent encore, mais de plus en plus doucement.
Et elles s’arrêtent. C’est la fin.
La vraie de vraie, la fin des fins.
C’est Moscou. M-O-S-C-O-U.»
Mikhaïl Boulgakov,
« Écrits à la va-vite », 1925.



« Annouchka(8) avait répandu de l’huile sur les rails du tramway et le piège annoncé par Satan se renferma sur Berlioz. Avant qu’on ait eu le temps de souffler, l’écrivain glissa sous les roues du tramway et sa tête s’en alla rouler sur le trottoir… ». L’étang du Patriarche est, dans le centre-ville, une pièce d’eau de forme ovale, encerclée d’une vallée bordée de bancs et coincée entre d’anciennes maisons bourgeoises. C’est aujourd’hui un lieu tout à fait paisible ; même le tramway n’y passe plus. Aussi l’émotion que j’éprouve en découvrant cet endroit où se passe la première scène du roman de Boulgakov(9) est plus psychologique, comme forcée par les réminiscences de la lecture achevée juste avant mon départ pour Moscou. Je m’attendais à découvrir un lieu grouillant de monde (soit mon imagination s’est trompée ou la capitale russe a bien changé depuis soixante ans…) mais le seul banc occupé est le mien. Seuls passent un type réfugié sous sa chapka(10), puis une babouchka(11) chargée de sacs de provisions… Rien d’autre que les rafales de vent givré ne vient troubler cette douce et froide quiétude.
À quelques pas de là, sur la Sadovaïa(12), se dresse la maison où Boulgakov résida entre 1922 et 1924. La haute façade vert pâle, à l’architecture délicate avec ses faux créneaux et ses semi-tourelles, nous enveloppe déjà d’une atmosphère de mystère, presque fantomatique. Dans la cour, une porte sur la gauche mène aux appartements. L’escalier faiblement éclairé commence son ascension angoissante. Les murs et portes des appartements sont surchargés de graphitti qui s’effacent et se superposent : citation du Maître et Marguerite en russe, mais aussi parfois dans des langues étrangères, dessins de chats aux yeux perçants, noms sanguinement dégoulinants comme des slogans : Boulgakov, Béguémot, Wolland(13)… Depuis des années cet escalier, est devenu un lieu de rendez-vous de marginaux admirateurs du roman : on y boit, chante, se drogue, lit et laisse son empreinte sur les murs en l’honneur de l’écrivain. L’avant-dernier étage est dans l’obscurité absolue. On sent seulement percer, plus qu’on ne le voit, un léger rayon de lumière livide, tout là-haut, au bout de l’escalier. Le cœur serré et se crispant à la rampe, on se hisse jusqu’au dernier niveau. Le palier, à peine illuminé par une petite fenêtre, aux murs noircis de peinture et de rouille, nous emplit immédiatement d’un funeste sentiment d’étouffement. À gauche, la sombre porte de fer déborde d’inscriptions jusque sur la poignée. C’est dans cet appartement que résidait Boulgakov. C’est aussi dans cet appartement qu’il situa le logis de Berlioz, puis après sa décapitation survenue près de l’étang du Patriarche, celui de Satan. C’est ici que s’élançaient les compères du Diable pour terroriser la capitale soviétique, au plus grand plaisir des lecteurs qui, trente ans plus tard découvrirent « Le Maître et Marguerite »(14)… Après avoir redescendu l’escalier, nous pénétrâmes à nouveau dans la cour de l’immeuble, les nerfs encore aiguisés par l’angoisse. Sur la gauche, une enseigne annonçait le nom d’une nouvelle entreprise de design : « Wolland ». Nous nous apprêtions à sortir de la maison quand nos regards croisèrent celui, jaune et lumineux, d’un chat noir…
… Sur le boulevard, c’est l’heure de pointe… Une femme chiquement vêtue et avec goût est coincée dans le tramway bondé… Sans doute une touriste étrangère esseulée… Elle sue, elle a chaud tellement il y a de monde… Elle tomberait bien dans les pommes, mais il n’est même pas possible de tomber… La place n’est pas prévue. Tout est moite de transpiration, les vêtements lui collent à la peau… Un grand type à casquette derrière elle lui pince les fesses… Le pire, c’est qu’elle est tellement serrée de tous les côtés qu’elle ne peut rien faire… Et puis elle n’a même pas la force de protester ! Voilà deux arrêts qu’elle rate parce qu’elle n’arrive pas à atteindre la porte… Cette fois-ci, c’est la bonne…! Elle pousse, elle souffle, transpire à grosses gouttes, elle joue des bras et des coudes… Elle pagaye par-dessus les corps, elle s’arrache… Ça y est ! L’air…!
Elle peut respirer, enfin, le bon air de Moscou… Les gaz… Les pots d’échappements grondent… L’embouteillage monstre sur le boulevard… Un trolleybus en panne bloque tout ; la conductrice est debout sur le toit de son engin et essaie de raccrocher ses tentacules aux câbles électriques… Un type, dans sa voiture est bloqué derrière… On le double, à droite, à gauche, sur le trottoir, dans les parterres d’herbe… Dans les couloirs du métro, les Moscovites s’engouffrent et se ruent sans repos… Plus d’une fois, je me suis surpris, alors que rien ne me pressait, à marcher de plus en plus vite, en me faufilant pour dépasser les gens… On croirait que les Moscovites courrent mécaniquement… Qu’ils font partie d’un gigantesque engrenage, qui broie les cerveaux jusqu’à leur en retirer la faculté de penser… Qui malaxe les corps dans un monstrueux étau de béton, de verre et de tôles… Et ils en ressortent la chair meurtrie, vidée de leur eau… Les nerfs réduits à l’état de loques spasmodiques… Et ils continuent à courir… tête baissée, courbés…
S’il n’y avait que la circulation ! …Mais les travaux ! …On regarde en l’air, devant, derrière… PEMOHT(15)… à chaque coin de rue… Partout…! PEMOHT… On détruit, on restaure, on construit… Les nouveaux bâtiments poussent un peu partout, comme des fleurs au printemps… Parfois comme de mauvaises herbes… L’ancienne librairie où l’on vendait la littérature russe traduite en langues étrangères a fait place à un supermarché français bien moderne… On construit au bord de la Moscova une énorme cathédrale carrée… à l’ancienne, dans l’ancien style russe orthodoxe… Un gros bulbe au centre et quatre petits oignons aux quatre coins… Deux ans de travail et c’est presque fini ! Le résultat est gigantesque… Monstrueux… Du tape à l’œil… Vive le kitch ! Vous allez penser que je suis fou, mais moi je préfère encore la minuscule petite église en bois qu’on a bâtie au pied d’un immeuble à Otradnoe, un quartier périphérique du genre HLM de banlieue parisienne…
Mais ça c’est un contre-exemple… Celui que les touristes ne verront jamais… Allons plutôt Place du Manège, au pied des murailles du Kremlin : les Anglais y bâtissent un gigantesque centre commercial souterrain, à une vitesse elle aussi gigantesque. Juste à côté, à Alexandrovski Sad, on a fait remonter la Neglinnaîa à la surface d’un siècle et demi d’oubli(16). On en a profité pour l’égayer dans le fond de son lit, d’une mosaïque aux motifs vivement tapageurs… Le style ? Toujours le même : le kitch… Eh oui, Moscou fait sienne la première des valeurs universelles : le kitch !… Le kitch est partout !… Il est en train de conquérir le monde !… Il est maintenant aux portes du Kremlin !… Car Moscou est en train de devenir une grande capitale internationale… La Novyi Arbat Ulitsa, un air de Champs-Élysées en cette fin d’année, avec juste quelques zones d’ombre en plus. Des grandes enseignes lumineuses, des publicités pour des produits occidentaux, des boîtes de nuit, des galeries marchandes flambants neuves, des casinos : toute l’avenue étincelle, enrubannée de guirlandes, elle est prête pour les fêtes… Ici, on consomme… Tout ce que l’on veut, jusqu’aux produits de luxe… Les étiquettes s’affichent souvent en dollars et à des prix que défie toute concurence… Même les prix parisiens !… Et on se demande combien de Moscovites font des achats ici… Beaucoup n’y viennent qu’en touristes…
« Sinistre personnage, me direz-vous, toujours à critiquer ! Si on vend des produits occidentaux en Russie, c’est qu’un marché existe. »
C’est évident, mais allons voir aussi Gare de Kiev, celle qui dessert le sud-ouest du pays et l’Ukraine. Il y a juste à côté des voies un optovyirynok(17) immense… On y piétine… On s’y bouscule d’activités, d’empressement, on se marche dessus, on crie, on s’interpelle… On vérifie les billets… Des roubles… Ici aussi c’est l’univers de la consommation… Quelques tréteaux et une planche, parfois une armature en fer recouverte d’une bâche et les étalages se succèdent : amoncellement de viandes, poissons fumés, gelés, saumons et esturgeons entiers ou découpés, montagnes de saucisses… Étincellement d’un fer à souder… Fromages russes, œufs, grains de blé, de sarazin, de maïs, de tout ce qu’on veut, oignons… Babouchki(18) aux visages et aux mains creusés, courbées sous leurs fichus… Ails marinés(19), fruits et légumes des tchernozioms(20), bonbons polonais, vins moldaves ou géorgiens… ou les deux à la fois… Vraies et fausses vodkas aux noms insolites, bière russe, boue et flaques d’eau… Tchétchènes moustachus au regard sombre ? Azérisou Arméniens…? Shampooing bulgare, fruits exotiques du Caucase, graines de tournesol qu’on mastique et recrache, brunes géorgiennes au fichu rouge… Passage furieux d’un chariot de pommes de terre poussé par un gamin basané… Glissade… éclaboussures… Foulards tziganes bariolés déambulants… Une grosse blonde de son accent ukrainien apostrophe : « Dis donc, pourquoi qu’t’as pas apporté un morceau de salo de Kyjiv(21)(22) pour ta vieille copine ?! »… Ici c’est le commerce international !… avec en plus une atmosphère de Cour des Miracles… Mais les pays producteurs ne sont pas les mêmes ; les prix et la clientèle non plus ; ici, l’emballage, l’apparence ont moins d’importance et pourtant la qualité n’est pas forcément inférieure !
… Je suis à nouveau sur mon banc dans la tranquillité maintenant presque étrange de l’étang du Patriarche, si près pourtant de la nervosité et des contrastes de la vie moscovite. La première neige de l’année saupoudre enfin le sol. Peut-être à cause de la pollution, cette année le froid est arrivé très tard. Mais maintenant il semble que l’hiver ait encore une fois vaincu l’homme. Demain, l’étang sera couvert d’une couche de glace et bientôt les patineurs feront leur apparition… Les berges sont calmes et la fraîcheur de la soirée semble avoir découragé les promeneurs. Pourtant, un jeune couple s’installe sur un banc et, en se serrant l’un contre l’autre, les deux amoureux se passent une bouteille de bière qu’ils boivent au goulot… Quelques rares passants se pressent de rentrer chez eux…
La nuit s’étend, sereine et silencieuse… Une dame inconnue à l’étangs du Patriarche(23) avance lentement en suçant une glace… On entend à peine le proche grondement de la circulation maintenant ralentie sur la Sadovaïa… Dans le ciel étoilé et chargé de neige, une troïka fantomatique vole à grands galops. Elle tire derrière elle l’enseigne publicitaire d’une célèbre boisson étrangère. Comme elle passe au-dessus de moi, j’ai le temps de distinguer clairement les traits du clocher. Son visage blême est hideusement déformé par les mouvements mécaniques de sa mâchoire lacérant méthodiquement un chewing-gum…

À suivre…



Didier Schein
Envoyé spécial de L’Un [EST] l’Autre
en Russie.


Notes :

1. En russe, diminutif de Léonid.
2. Il s’agit d’une scène du film « Stalker » d’Andrei Tarkovski.
3. Le monastère fortifié de Donskoï (du Don) à Moscou est un couvent d’hommes fondé en 1591.
4. Le domaine de Kolomenskoïe fut aménagé au XIVe siècle par le prince moskovite Dmitri Donskoï.
5. C’est la Cathédrale de l’Ascension, édifiée en 1532 et restaurée en 1880.
6. Notons que le domaine de Kolomenskoïe servit de décors extérieurs au film d’Eisenstein « Ivan le Terrible » (1942-1944).
7. Dans « Nostalghia » (1983), Tarkovski filme l’errance d’un Russe exilé en Italie.
8. Diminutif de Anna.
9. « Le Maître et Marguerite », roman de Mikhaïl Boulgakov (1891-1940).
10. Bonnet de fourrure russe.
11. En russe, grand-mère.
12. Grande avenue circulaire qui ceinture Moscou.
13. Dans « Le Maître et Marguerite », Béguémot est le nom du chat noir, compagnon de Satan, et qui terrorise Moscou par ses plaisanteries. Wolland est le nom donné par Boulgakov à Satan.
14. Le roman fut interdit par les autorités soviétiques jusque dans les années soixante.
15. Se lit remont. En russe, rénovation.
16. La Neglinnaïa, petit affluent de la Moscova, fut canalisée et rendue souterraine lors de la construction de l’Alexandrovski Sad (Le Jardin d’Alexandre) en 1822.
17. Littéralement vente en gros : marché couvert.
18. Pluriel de babouchka, cf. note 11.
19. Ails marinés dans du jus de raisin ou de pommes ; spécialité géorgienne.
20. En russe, terre noire. Terre fertile répandue dans le sud de la Russie, en Ukraine et en République de Moldavie.
21. Spécialité ukrainienne ; sorte de lard fumé et parfois aromatisé ; se mange généralement sur du pain et avec de la vodka.
22. Nom ukrainien de Kiev.
23. Extrait du récit de Marina Tsvétaeva (1892-1941) : « La Maison près du Vieux Pimène » (1935).