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Catherine
Gheselle
Mars 1997 |
  


Le dernier film de Lucian Pintilie explore décidément le monde par la racine. Si la première et la dernière séquence nous plongent dans lunivers froid et angoissant dune station de métro allemande, cest dans les profondeurs des mines de la vallée de Jiu que Pintilie trouve le motif apparent de « Trop Tard » : une enquête sur la mort mystérieuse dun mineur. On comprend assez rapidement que le thriller nest que prétexte à explorer des méandres tout aussi sombres : ceux de la conscience humaine, individuelle et collective. Le souterrain est une métaphore récurrente en Europe de lEst et lon trouvera beaucoup de points communs entre ce film et Underground dEmir Kusturica. Tout comme pour « Underground », le film est une fiction qui prend appui sur des événements historiques réels. Ici aussi il est question du monde den bas, symbole de la manipulation et du mensonge, une allusion aux ravages du communisme en Roumanie qui laisse les esprits humains anémiés.
La force de ces réalisateurs est dopérer une distanciation avec lHistoire permettant ainsi déviter une attitude manichéiste. Ainsi Pintilie nintervient pas et ne guide pas notre réflexion. Son pseudo-thriller nuse dailleurs pas des artifices habituels à ce genre : pas de suspence , pas de dramatisation à tout prix. Il expose sans parti-pris mais néanmoins ne cache pas son pessimisme.

Linspecteur stagiaire Costa (Razvan Vasilescu) commence son enquête dune façon routinière mais, petit à petit, alors que dautres crimes senchaînent, il va dépasser le strict cadre administratif de sa fonction vers une quête plus noble : la recherche, coûte que coûte, de la vérité. Lhomme prend le pas sur lapprenti-fonctionnaire. Son investissement sera tel que Costa deviendra un élément dérangeant pour le système. Les responsables des mines redoutent lagitation des mineurs qui représentent une force politique que le gouvernement veut ménager. Mais à frôler ces morts, Costa a peut-être réveillé le poids de sa culpabilité, celle de sa passivité dans les affaires politiques de son pays, et libère enfin toute son énergie dans cette enquête. Pourtant lhomme est corrompu, il ne peut que se taire. Costa qui semble être le seul à avoir foi en une réconciliation de lhomme avec le monde, se tait et fuit. Pintilie ne nous donne même pas à voir cette fuite. Elle est simplement inscrite au générique comme si elle nétait pas importante en soi, comme si il sagissait dune fuite de routine. Dailleurs cest un motif latent du film que lon retrouve sous plusieurs aspects (lhélicoptère rappelle la fuite de Ceausescu le 22 décembre 1989).

Il faut savoir pour la bonne compréhension du film que les mineurs de cette vallée, également connue sous le triste pseudonyme de « la vallée des pleurs », ont une histoire particulière. Ils sont les tristes acteurs de ce que lon a appelé les « minériades ». En février 90, le Front du Salut National dirigé par Iliescu fait appel aux mineurs de la vallée pour sopposer à des manifestants. Cest en juin de la même année quIliescu renouvellera son appel et les mineurs se verront combattre des étudiants et des organisations dopposition, et sattaquer à la presse indépendante en détruisant locaux et archives. La dernière fois, ils ont été appelés pour renverser le gouvernement Petre Roman, celui-là même avec lequel ils avaient collaboré un an auparavant. Lucian Pintilie ne les juge pas. Ces mineurs ont été trompés et manipulés par le pouvoir. « On a dressé les roumains contre les roumains » dit-on, alors que Costa visionne les films darchives des bureaux de la Securitate. Aujourdhui encore ils travaillent dans cette mine insalubre, véritable ruine économique pour le pays et réelle source de danger pour ces hommes maintenus grâce à des salaires importants. Ils sont les «aristocrates de la misère» comme les appelle le réalisateur qui les décrit comme des hommes conviviaux pour peu quils ne soient pas en groupe. Dès lors quils sont ensemble, ils deviennent taciturnes. Ils ont un grand sentiment de culpabilité et ce film peut dune certaine façon les aider à exorciser ce phénomène.

Il y a dans ce film une réflexion intéressante sur limage, animée ou inanimée. Pintilie semble nous inviter à prendre conscience des limites du cadre, laissant en cela supposer lexistence dun hors-champ parfois lourd en significations. Cet exposé commence par le classique poster trompe-lil, celui qui fait rêver aux cocotiers et aux plages de sable fin et qui remplace souvent quelques rouleaux de papier peint dans les appartements. Cest un mouvement de caméra qui brise lillusion, nous dévoilant le sordide appartement dAlina (Cécilia Barbora) la topographe devenue la petite amie de Costa.
Une autre fois, lécran se verra investi par des images plein cadre que nous prenons tout dabord pour des images mentales de Costa. Une image plus significative servie par un travelling arrière et nous découvrons un poste de télévision que Costa regarde. Comment peut-on croire ce que lon voit dans le cadre quand on ne connait pas le hors-champ ? Il y a peut-être ici une réflexion sur le procès de Ceausescu où, souvenez-vous des images largement médiatisées, on ne voit jamais les interlocuteurs qui restent définitivement hors-champ. Et puis il y a lil du pouvoir. Le préfet, confortablement installé dans son bureau, surveille les entrées et venues, les manifestations, la vie du pays avec une distance qui le préserve. On comprendra la mise en garde de Pintilie contre la télé-surveillance. Si nous ny prenons pas garde, nous deviendrons esclaves de cette prolifération décrans.

Le moins que lon puisse dire, cest que Lucian Pintilie na pas une vision très optimiste de lavenir de son pays. La mine ressemble à un ossuaire et, à lextérieur, lespace-temps ressemble à un no-mans land que chacun tente de calfeutrer comme il le peut. Ainsi la présence constante des postes de télévision, remplissage à tout prix de cette béance existentielle provoquée par le sentiment du « trop tard », sefforce de colmater le vide. Il y a comme une sorte de fatalisme insupportable dans ce « trop tard ». Mais Pintilie nest-il pas provocateur et dire le faux, le caractère irréversif du « trop tard », peut exciter le vrai. Dailleurs si Costa arrive à stopper la mine pour la première fois depuis 100 ans nous offrant quelques instants dun silence sensationnel et effrayant à la fois, cest quil y a quand même un peu despoir dans ce film, cest quil nest jamais trop tard pour bien faire. En tous cas, Pintilie fait bien de nous en toucher un mot et nous attendons avec impatience son prochain film.
Catherine GHESELLE
Trop Tard :
film franco-roumain de Lucian Pintilie (1996), inspiré dune nouvelle de Razvan Popescu, avec Razvan Vasilescu et Cecilia Barbora
Durée : 1 h 44
Trop Tard est le troisième volet dune trilogie sur le communisme et ses ravages en Roumanie, entamée avec « La Reconstitution » et poursuivie avec « Le Chêne ».
Filmographie
de Lucian Pintilie :
1965. Dimanche à six heures.
1969. La Reconstitution.
1973. Le Pavillon 6.
1979. Scènes de carnaval (sorti en 91).
1992. Le Chêne.
1994. Un été inoubliable.
1996. Trop tard.
Rappels chronologiques.
15-22 décembre 1989 : « Révolution roumaine » débutée à Timisoara.
25 décembre 1989 : date présumée de lexécution des époux Ceaus¸escu.
18 février 1990 : le Front du Salut National, dirigé par Ion Iliescu, fait appel pour la première fois aux mineurs de la vallée du Jiu contre une manifestation dopposants.
14 juin 1990 : Les mineurs sont une nouvelle fois appelés par Iliescu. Ils battent les étudiants et lynchent les leaders. Les irréductibles de la place de lUniversité, « zone libérée du néo-communisme » en sont chassés. Les mineurs connaissent tous les endroits où ils doivent se rendre pour mettre à sac les locaux des partis, des organisations dopposition et de la presse indépendante.
29 septembre 1991 : Nouvelle minériade à Bucarest. Appelés pour renverser le gouvernement de Petre Roman accusé de dérive capitaliste, les mineurs continuent de manifester en réclamant la tête du président Iliescu. Ils repartent dans la vallée du Jiu, embrassant ceux-là mêmes quils avaient matraqués lannée précédente.


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