Laurent
Girard

Mars 1997

l’est de l’agglomération nantaise, le pont de Cheviré enjambe majestueusement la Loire. Plusieurs fois bloqué ces derniers mois d’abord par les routiers puis par les intempéries, il se révèle une artère vitale pour la ville depuis son ouverture. À quelques centaines de mètres en amont, accosté sur la rive gauche, l’United Victory, cargo russe semble sorti du monde.
Ce navire, arrivant de Sète et venu charger du blé à Nantes est bloqué depuis le 17 octobre. Dès son arrivée, les huissiers se sont succédés. Avant 1992, l’United Victory était géré par une compagnie d’état soviétique. Il bat depuis lors un pavillon de complaisance et son armateur, Unimar, est grec. C’est une triste affaire de banqueroute qui le retient à quai et la note est impressionnante. Les créanciers réclament cinq millions de dollars, soit plus que la valeur du bateau.
Les vingt-trois hommes d’équipage n’ont pas été payés depuis cinq mois. Ils viennent tous de la région de Vladivostok, à l’autre bout de la Russie et sont contraints malgré eux de rester à bord.

À Saint-Nazaire, un autre cargo russe, le Koporye, est mis en vente 600 000 francs sur décision du tribunal de grande instance. Ce navire, saisi et retenu depuis le 9 juillet appartenait à la Baltic Shipping Company. Aucun salaire n’a été versé depuis le mois de mai 1996. Cette compagnie comptait 200 cargos sous le régime soviétique. Cinq ans après sa privatisation, elle n’en compte plus que 60, dont 26 ont été saisis aux quatre coins de la planète. Youri Labeev, le capitaine du Koporye reste sur le navire jusqu’à la fin du conflit, nostalgique de la marine marchande d’antan. Interrogé dans Ouest France en janvier, ce dernier ne se fait plus d’illusions sur les nouvelles donnes, ni sur son propre avenir. Les jeunes auront peut-être la chance de trouver de nouveaux embarquements. À 55 ans, il se voit mal commander sous pavillon de complaisance un équipage multi-national. Les rapports de connaissance privilégiés qu’un capitaine doit entretenir avec ses hommes sont pour lui essentiels. Aujourd’hui, il continue à jouer le rôle ambigu et difficile de représentant de l’armateur et de porte-parole de l’équipage impayé.
À Brest, deux navires sont actuellement saisis à la demande de leurs créanciers, dont l’un, le Gorlovka, à quai depuis un an, appartient aussi à la Baltic Shipping.
Le 10 mars, le Cam Bilinga, navire camerounais accoste à Montoir-de-Bretagne dans l’estuaire de la Loire. Les trente-quatre marins apprennent que leur contrat de travail s’arrête au 15 mars et que leur cargo est vendu ; avant de repartir pour Amsterdam.
À Rouen, un bateau est resté bloqué un an et demi.

Les marins du Koporye ont très vite bénéficié de la sympathie et de la solidarité des Nazairiens. Il en va de même pour ceux de l’United Victory qui ont ému les nantais alors qu’ils arrivaient à cours de vivre et de carburant quelques jours avant Noël.
L’association France-Russie-CEI a été le principal relais des marins oubliés. De nombreux appels à la solidarité ont été envoyés. Par la voix du maire de Nantes, ils ont reçu un soutien exprimé par des consignes très strictes de la municipalité : « Les vingt-trois marins ne doivent manquer ni de nourriture, ni d’électricité, ni de chauffage ». Le ravitaillement en vivres est assuré par les Restaurants du Cœur et le Centre Communal d’Action Sociale, tandis que la mairie se concertait avec EDF et le Port Autonome pour assurer le chauffage et l’électricité.
Un soutien dans la durée est préparé par l’association et une souscription a été lancée. Les Restaurants du Cœur ont aussi lancé un appel pour que soit mis à la disposition de l’équipage quelques véhicules pour leurs déplacements. L’éloignement par rapport au centre-ville est important et aucune desserte publique n’est assurée.
Le 12 février, les maires de Nantes et de Saint-Nazaire ont interpelé le gouvernement, considérant « que l’État effectue un véritable déni de responsabilité en ne prenant pas la part qui lui revient dans la solidarité vis-à-vis de ces personnes […] victimes de la déréglementation des transports maritimes et de la gabegie de leurs employeurs ». Ils demandent en outre « que cette situation humanitaire grave trouve une solution nationale et globale » et que soient prises des mesures « de prévention indispensable pour que ces situations cessent de se multiplier dans les ports français ».
La mise en vente des navires, qui ne risquent d’intéresser que des ferrailleurs, devrait permettre aux marins d’une part de rentrer chez eux et d’assurer leurs salaires.
Les adhérents de France-Russie-CEI et des étudiants n’ont pas manqué de rendre visite aux marins et de fêter Noël avec eux, afin d’atténuer leur isolement. Une fête a eu lieu à bord aux alentours de Noël.
Après le passage d’un groupe de danseurs de Minsk dans l’agglomération, une soirée de soutien en présence de l’équipage, a été organisée à Bouguenais le 21 février, avec le groupe nantais Le XV Marin, dont le répertoire est composé de chants… de marins.

Le 13 mars, dix-sept des vingt-trois membre d’équipage du vraquier United Victory prennent l’avion pour la Russie. C’est le syndicat international des marins ITF qui a avancé les fonds pour permettre le retour. Six personnes, les officiers et des mécaniciens restent à bord pour assurer la sécurité et la maintenance du bateau saisi. La procédure de vente peut cependant durer de longs mois et les associations de soutien restent mobilisée afin que la solidarité se poursuive.

Laurent GIRARD