Didier
Schein

Mars 1997

Le samedi, la cour enneigée de l’usine Khleboprodukt est déserte. Seuls deux gardes en uniforme s’y promènes tranquilement. L’un d’eux porte un fusil sous le bras. À une dizaine de pas devant eux, une nuée de pigeons grignote des grains sur le sol. Un craquement sec. Le coup traverse la masse de plumes. Maladroitement. Les oiseaux s’envolent et vont se poser un peu plus loin.
Livny est une petite ville industrielle de 50 000 habitants, à 450 kilomètres au sud de Moscou, sur la route de l’Ukraine. La cité n’a guère l’air très réjouissante : des petites maisons aux peintures passées, quelques enseignes ternies, des chaussées cahoteuses et des trottoirs défoncés hésitant encore entre la glace noircie et la boue. Le soir, si on se promène dans ses rues sombres et glacées par le vent, on pourrait croire une ville fantôme. Pourtant, tout bien réfléchi, on se dit qu’il suffirait de quelques coups de peinture, de rénover un peu les voieries, comme ça se fait partout à Moscou, enfin un tout petit peu de cet argent qui coule dans la capitale pour que Livny devienne presque accueillante. Peut-être faudrait-il aussi tout simplement un peu de printemps…
L’usine Khleboprodukt, littéralement « production de pain », est un cas d’exception pour la province russe : produisant de la farine de sarrasin(1), elle tourne très bien et se permet de faire des investissement coûteux. Les dirigeants de l’usine ont aussi acheté deux chaudières de la firme française Babcock Wanson et pendant dix jours, un spécialiste français reste sur place pour en effectuer la mise en route.
Dans la chaufferie, une animation inhabituelle et quelque peu euphorique entoure les deux petites chaudières françaises. Jérôme est dans son élément : sûr de lui, il tourne autour des machines pour faire toutes les vérifications avant le démarrage. Deux techniciens ukrainiens de Kharkov, extrêmement compétents, se renseignent sur tous les faits et gestes du Français. Conscients de l’importance de l’événement, les ouvriers russes se pressent autour de Jérôme, à la fois curieux et pleins d’attention, toujours prêts à l’aider et à lui faire plaisir.
— Nous aussi on chasse les pigeons dans la cour. Mais pas au fusil, au bâton !
Et Sérioja(2), le visage généreusement rond aux petites moustaches rieuses, sort de derrière une armoire une barre de fer et en explique le maniement. Rien de plus simple. Il suffit de jeter le bâton au milieu des pigeons et inévitablement, quelques uns y passeront. Tout à l’heure, en deux coups, il s’est fait un seau de treize oiseaux.
Les ouvriers ont décoré leur vestiaire d’une fresque où un chaud soleil brille sur le fond rouge d’un paysage de palmiers. Ce n’est pas l’heure de la pause, mais bel et bien le milieu de l’après-midi. Sur la table maculée de farine, un petit réchaud électrique chauffe l’huile d’une poêle. On devine à l’odeur une casserole mijotante de pigeons et d’oignons. Sérioja montre la confection des tchébouriéki, des sortes de beignets ouzbeks, fourrés à la viande et aux oignons. La bouteille de vodka, vidée la veille en la même occasion, sert de rouleau pour la pâte. Jérôme se voit invité à apporter sa contribution à la cuisine. Quelques minutes plus tard, la table est mise. Un plat embaumé de plof(3), dans lequel sont plantées des cuillères, un flacon de samogon(4) et des petits verres ont rejoint l’assiette de tchébouriéki. Aux toasts succèdent les anecdotes, les plaisanteries grivoises et les questions. Six ouvriers d’ici sont des Russes d’Ouzbékistan, originaires de la ville d’Andijan, dans la vallée de la Ferghana. Ils ont été obligés de partir en Russie à la suite des troubles ethniques d’il y a sept ans. Là-bas ils ne se connaissaient pas, mais ici, à Livny, ils travaillent ensemble, habitent le même quartier, ils s’entraident et se réunissent dans le vestiaire, ou chez l’un ou l’autre avec les femmes et les enfants. Mais ces pieds rouges(5) se sentent un peu méprisés par la population d’ici. Et Sérioja avoue rêver toutes les nuits du soleil d’Ouzbékistan, de la propreté des rues d’Andijan, de cette époque passée.
— Avant, dit-il, toutes les populations s’entendaient très bien là-bas. Mais Gorbatchiov est venu détruire l’Union et depuis il y a la guerre un peu partout aux quatre coins du pays.
Le nom de Gorbatchiov a beau être vénéré dans le monde, il est partout détesté dans son pays. En Ouzbékistan, Volodia(6) travaillait aux hauts fourneaux ; ici, il est balayeur. Ses revenus ne dépassent pas l’équivalent de 450 F par mois : alors… on se débrouille comme on peut, et on chasse les pigeons à l’usine. Sur son visage long et buriné ses yeux se mettent soudain à briller :
—Et puis, ajoute-il en éclatant de rire, on ne va pas entrer vivant au tombeau !
Micha(7) se met à expliquer une recette ouzbèke, à base de viande, de pommes de terre et de piments. Petit, le visage lisse et fin, avec un regard que l’on soupçonne intense derrière ses lunettes de soleil, il s’exprime dans un russe parfait, étonnant pour le milieu ouvrier. En Ouzbékistan, il était métrologue, un spécialiste des écrits, chargé de corriger leur mise en page.
…D’habitude on ne boit pas autant à l’usine, mais les chefs comprennent bien l’importance que revêt pour leurs ouvriers la présence de français parmis eux et ils ont l’intelligence de ne pas sévir outre mesure et de ne pas casser l’ambiance bon enfant. Mais quand même… Anatoli Grigoriévitch commence à être jaloux. L’ingénieur emmène tous les soirs Jérôme et l’interprête au restaurant. Hier déjà, le Français n’était pas venu parcequ’il n’avait pas encore digéré la vodka de la veille. Alors s’il se met à faire le festin chez les ouvriers l’après-midi, viendra-t-il le soir ? Il faudra encore passer chez lui, à l’hôtel, dans la soirée avec de la vodka et du saucisson…
Mais les chaudières réclament de l’attention et la collation doit prendre fin. Les regards sont maintenant plus vitreux, les visages ont pris une teinte rougeâtre et de la plupart émanent quelques vapeurs d’alcool. Les bleus de travail et les bonnets poussiéreux semblent réaliser une chorégraphie autour de Jérôme, se groupant, soudain s’éparpillant, s’interpellant et se dépêchant toujours pour rendre service à leur invité. Alors que j’observe, ahuri et un peu perdu, le joyeux ballet, Micha me prend par le bras. Il commence à me parler de Victor Hugo et de Gavroche et m’avoue sa passion pour la peinture. Un peu partout dans la chaufferie les éclats de rire valsent…
Pendant la semaine, des camions chargés de sarrazin, venus de toute la Russie, obstruent la petite rue menant à l’usine, pour le plus grand bonheur des pigeons. Les déchets des graines sont utilisés comme combustible, procédé très économique qu’un des deux spécialistes ukrainiens est allé installer en France dans une usine à Fos-sur-Mer. Employant six cent cinquante personnes, l’usine Khleboprodukt produit de la farine qui sert à la confection du pain et de la vodka, mais aussi de grains de sarrazin écossés, destinés à la réalisation de la kacha(8). Utilisées pour le séchage du Sarrazin, mais aussi pour le chauffage de l’établissement, les deux chaudières françaises fonctionnent en intermitence avec une ancienne machine russe qui apparaît à côté d’elles comme un monstre de briques et de tuyauteries.
…Il est dix-neuf heures. Nous sortons de l’usine, chargés d’un sachet parfumé de l’odeur de pigeons cuits. Le dégel est entamé et la neige noire fait place peu à peu à une boue épaisse et glissante. Anatoli Grigoriévitch nous emmène finalement au restaurant. Depuis la veille, son visage respire le soulagement et il rayonne de bonheur. GosGorGazTiekhNadzor(9) a été suffisament arrosé de vodka et de dollars pour valider la conformité technique du matériel français et autoriser sa mise en route. De larges bouffées de vapeur blanche s’élèvent au dessus de la chaufferie. Les ouvriers y restent encore pour attendre la fin du lessivage des chaudières qu’ils se chargeront eux-même d’arrêter. Les camions ont maintenant déserté les abords de l’usine. Les pigeons sont allés dormir dans la forêt…

À suivre…

Didier SCHEIN
Correspondant permanent
de l’Un [EST] l’Autre en Russie.


Notes :

1. Le sarrasin (blé noir) est une plante cultivée pour ses graines riches en amidon. En russie, elle entre dans la composition des traditionnels blinis, sorte de galette épaisse.
2. Sérioja : diminutif de Sergueï.
3. Plof : plat ouzbek à base de viande, de riz et de carottes.
4. Samogon : vodka de confection artisanale, dépassant largement les 40°.
5. Les Pieds Rouges (expression dûe aux journalistes français. Ces Russes habitant les anciennes républiques de l’URSS, sont parmi ceux qui ont le plus perdu avec l’éclatement de l’Union Soviétique. Dans les nouvelles républiques indépendantes, ils forment maintenant des minorités plus ou moins importantes (ils sont les plus nombreux au Kazakhstan où ils forment 40 % de la population, à peine moins que les Kazakhs), devenues souvent du jours au lendemain des citoyens de seconde zone. Certains d’entre eux se sont vus séparés de leurs familles ou de leur proches qui vivent en Russie et la situation ne risque pas de s’améliorer, vu la volonté de certains nouveaux États (les pays baltes par exemple) pour imposer aux Russes, voulant se rendre sur leur territoires, des démarches consulaires qui s’inspirent des législations occidentales (invitation, visa, etc.) La situation des Pieds Rouges est un leitmotiv lancinant sur la scène politique russe et donc un bon prétexte aux démagogies.
6. Voladia : diminutif de Vladimir.
7. Micha : diminutif de Mikhail.
8. Kacha : sorte de bouillie faite à partir de diverses céréales, de lait et d’eau que l’on mange en Russie au petit déjeuner.
9. GosGorGasTiekhNadzor : abréviation de surveillance technique du Gaz de Ville de l’État, institution russe qui s’occupe d’accorder les certificats de conformité aux normes techniques russes aux matériels d’importation qui utilisent le gaz.