Mai 1998

epuis plusieurs mois, notre ami Didier Schein vit à Moscou. Cité légendaire, aux mystères soigneusement entretenus par goût du sensationnel. Quelle est donc cette ville ? Qui sont les Moscovites, comment vivent-ils ? Que doit-on croire de ces images choc qui nous sont habilement distillées par nos médias ?
Entrevue avec un touriste du quotidien…

L’Un [EST] l’Autre : Voici plusieurs mois que tu es en Russie et que nous lisons ton journal. Tu nous présentes le pays de façon très littéraire, à mille lieues de l’image que nous en avons ici. Est-ce par volonté de détruire les clichés, ou existe-il une Russie différente que tu aurais rencontrée grâce au fait que tu y connaissais une famille ?

Didier Schein :
Il est évident que j’avais cette idée de prendre un peu à rebrousse-poil les idées reçues ; les Occidentaux s’imaginent qu’une fois qu’ils ont vu quelque chose à la télé, ils ont le droit d’en faire une généralité. Il fallait montrer aussi autre chose. J’ai été quelque peu obligé de faire ce journal : comme au début, je ne connaissais pas grand chose ici, je n’avais que peu de matière pour mes articles pour L’Un [EST] l’Autre. Alors j’ai trouvé que la meilleure chose à faire était de raconter un peu mes impressions sur ce que je voyais, en essayant de les mettre en rapport avec ce qu’étaient mes clichés personnels, souvent plus culturels que médiatiques. Je peux maintenant dire qu’il existe effectivement ici autre chose que ce que l’on croit en France. C’est ce que j’essaie de montrer dans le « journal ».

L&L : Tes amis sont d’une classe sociale plutôt aisée, as-tu une idée de la diversité des niveaux de vie à Moscou et en Russie ?

D. D. :
Il faut bien faire attention à distinguer Moscou du reste du pays ; il y a un gouffre entre la capitale et la province. Un ami de Tchéliabinsk(1) en visite à Moscou me disait que pour lui Moscou n’est pas la Russie, mais Hong Kong ! Moi j’ai envie de dire : la Tour de Babel…
Il y a à Moscou une catégorie de population, minoritaire mais quand même nombreuse, qui fait du commerce et qui est aisée. À Moscou l’argent coule. À l’autre extrémité, on peut placer les retraités qui ont vu leurs pensions s’effondrer avec la chute du rouble. Beaucoup, surtout les femmes sont obligés de vendre des bricoles dans la rue, ramasser des bouteilles vides pour en récupérer les consignes, afin d’améliorer leurs revenus. Mais à côté de ça, la mouvance se situe à la limite de la pauvreté. Mes amis, desquels tu parlais, seraient, s’ils vivaient en France, des gens bien installés dans la vie, avec leur profession (un artiste peintre et une ingénieur). Mais voilà, mon amie ingénieur se retrouve souvent au chômage, parce que la production russe est au plus bas et que les commandes se font rares. La seule façon de vivre bien à Moscou c’est de manier les chiffres. Quand on regarde les journaux qui proposent des annonces d’emplois, des pages entières sont couvertes des mots manager, vendeur, financier, comptable. Moscou se transforme en un marché où tout le monde a quelque chose à vendre. Cela ne va pas continuer, malheureusement : le marché russe est aux mains des étrangers. Les produits russes deviennent parfois difficile à trouver, et cela n’est pas toujours dû, contrairement à ce que l’on pourrait croire, à leur qualité inférieure. Je ne suis pas sûr que la viande russe soit de moins bonne qualité que la vache folle anglaise qu’on a découvert, il y a environ un mois en Russie et venant de Belgique. Combien de contrefaçons ne voit-on pas en provenance de l’étranger ? J’ai vu dans des magasins du vin français très cher, dans de très belles bouteilles à la forme particulière, mais dont le nom m’était tout à fait inconnu, et ressemblant plus à une appellation commerciale qu’à un véritable terroir. Je suis certain qu’on ne le vendrait pas en France.

L&L : Peux-tu nous parler des tracas de la vie quotidienne des Moscovites ?

D. S. :
Les Russes sont pour la plupart, des gens comme les autres. Et le fameux slogan parisien métro, boulot, dodo pourrait être adopté par Moscou. Les gens courent tout le temps. Ensuite, ce après quoi ils courent dépend de leur niveau de vie ; certains courent après les affaires et les dollars, les autres après leur subsistance.

L&L : Tu ne parlais pas le russe en arrivant et tu l’apprends « sur le tas ». Quelle est ta méthode ? Quelles sont les difficultés que tu rencontres ?

D. S. :
Les méthodes de russe pour français sont vraiment un grand problème. Beaucoup de choses sont encore des héritages de l’âge d’or du communisme et ces livres brillent par l’absurdité de leurs exemples. J’ai une méthode de grammaire qui, pour t’expliquer quel est le cas de déclinaison qu’il faut employer après telle préposition, te donne un exemple qui est en fait une formule de physique ou de chimie. Si tu ne comprends pas le sens de la formule, débrouilles-toi comme tu peux avec la préposition ! J’ai aussi un manuel de cours de russe des années soixante : c’est plus compréhensible, mais c’est parfois très comique. Tout le monde s’appelle « camarade », on trouve des textes « poétiques » sur la joie de travailler au kolkhoze, et des mots de vocabulaire inutilisés depuis longtemps… Mais peut-être que depuis un an d’autres choses sont parues en France… enfin, j’espère. Les progrès que j’ai faits, c’est surtout en associant ces bases de connaissances dans des conversations avec les gens.

L&L : Quelles sont les saisons de Moscou, en fonction du climat, des vacances, des fêtes ?

D. S. :
Le climat joue bien sûr un rôle important. L’hiver, par les températures négatives, les gens sortent évidemment moins et marchent plus vite. Avec le printemps, beaucoup de Moscovites profitent des week-ends pour aller dans leur datcha. Ainsi nomme-t-on en russe ce qu’on pourrait traduire en français par maison de campagne. Là aussi, les datchi sont différentes selon le niveau de vie. Ça va de la véritable villa au chalet de bois au milieu d’un potager. Les uns s’y reposent, invitent des amis, font la fête ; d’autres retournent la terre, plantent puis récoltent choux, pommes de terre, carottes, oignons, cornichons, etc.
Sinon en dehors de l’été qui est la saison morte il y a beaucoup de choses à faire à Moscou ; si on le veut, on peut sortir tous les soirs : cinémas, théâtres, opéras… sont maintenant apparus, ainsi que quelques bars où jouent des groupes locaux. Les cafés ne sont malheureusement pas comparables à ceux qu’on connaît en France : mauvais service, clientèle snob ou bagarreuse, prix élevés… Alors beaucoup de gens qui veulent « boire un verre » se donnent rendez-vous quelque part, ils se promènent un peu, achètent de la bière et la boivent sur un banc.

L&L : Et l’hiver ?

D. S. :
Ils boivent plus vite… ou bien ils s’invitent chez eux.

L&L : T’es-tu fait des amis ? Moscou est-elle une ville conviviale où l’on se fait facilement des relations ?

D. S. :
On ne peut pas dire que Moscou soit très conviviale. Il est dur d’y rencontrer quelqu’un. Enfin, je dirais que c’est une capitale ; en province ça doit être plus facile. Pour ma part, je n’ai pas de véritables amis ici, mais des relations ; des gens avec lesquels je m’entends bien. J’ai encore des progrès à faire en russe pour que les choses s’améliorent…

L&L : Tu as déménagé plusieurs fois. Moscou est-elle une ville très centralisée ou existe-t-il des quartiers autonomes avec leur vie propre comme à Paris ?

D. S. :
Difficile de répondre de façon générale. Je ne peux parler que des quartiers que je connais. J’ai plutôt envie de dire qu’il n’y a pas vraiment de mode de vie particulier dans certains quartiers, et en tout cas rien de comparable à ce que l’on peut voir parfois en France. Cependant, il y a des endroits où les gens se rencontrent dans les cours des immeubles, souvent boisées et transformées en terrain de jeux ; les enfants y jouent, les parents discutent sur les bancs…
Où j’habitais avant, dans le quartier Kunstovo, les immeubles de la rue, petits, de seulement cinq-six étages, avaient quelque chose de spécial : les gens se rencontraient dans les cours, discutaient, les vieux alcooliques du quartier buvaient sur un banc. L’été, on avait installé une table pour boire ou jouer aux cartes… Dans cette cour boisée, il y avait comme une atmosphère de village, quelque chose de convivial…

L&L : Existe-t-il des quartiers peuplés en majorité par une communauté (ethnique, religieuse ou autre) ?

D. S. :
Je ne suis pas trop au courant de la question, mais il me semble plutôt que non. Il est si dur de trouver un appartement à Moscou qu’on ne peut pas se limiter à chercher dans un quartier précis parce qu’on y a là-bas des compatriotes… Mais je sais qu’il y avait avant un quartier où habitaient les Tatares, qui travaillaient souvent comme balayeurs à Moscou. Je ne sais pas s’ils sont toujours là-bas. Cependant, il est vrai que certaines communautés étrangères (non-russes) gardent de forts sentiments de solidarité, en fait comme beaucoup de groupes minoritaires. Les juifs, par exemple, sont paraît-il très soudés, ce qui est compréhensible quand on voit l’aversion qu’ils inspirent souvent…
D’autres part, j’ai été surpris en allant au Théâtre Romen (théâtre tsigane) de voir ce lieu fréquenté par des membres de la communauté tsigane, mais d’un haut niveau social. Des jeunes filles habillées très à la mode, des hommes et femmes tsiganes sur leur trente-et-un, qui viennent ici pour se rencontrer, se retrouver entre eux.

L&L : Comment se déplace-t-on à Moscou ?

D. S. :
Ça dépend aussi du niveau de vie. Les plus riches utilisent la voiture (la circulation est infernale à Moscou). Les autres conjuguent différents moyens de transports selon leurs déplacements : métro, bus, tramway, trolleybus. Le métro moscovite est très bien organisé : un réseau en forme de toile d’araignée, avec une ligne circulaire et des rayons qui la coupent de part en part. Rares sont ceux qui pourtant ont moins d’une heure de trajet pour aller au travail.

L&L : As-tu visité d’autres villes, ou la campagne ?

D. S. :
Je connais pas mal la campagne des environs de Moscou. Il y a des endroits splendides : des forêts, des rivières, des datchi parfois telles des petits bijoux de style campagnard… Une spécialité russe est de se réunir dans une forêt. J’ai une fois été invité à un anniversaire : il m’a fallu prendre le train, puis marcher pendant une heure dans la campagne, avant de se retrouver au lieu dit, au milieu de la forêt pour manger des chachliki (sorte de brochettes d’origine géorgienne cuites au feu de bois).
Sinon, le peu que je connaisse de la province russe, et ce qu’on m’en a raconté, me laisse une impression de marasme et de désœuvrement. C’est pourquoi Moscou attire beaucoup de provinciaux.

L&L : On dit que Moscou est une sorte d’entonnoir très attractif. On peut venir de très loin pour y acheter des denrées de base. Est-ce une réalité?

D. S. :
Non, pas du tout. On trouve toutes les denrées de base en province. Mais s’il est vrai que nombre de provinciaux viennent à Moscou, c’est plutôt pour trouver un travail avec un salaire supérieur à celui qu’ils touchent dans leurs villes. Mais ici, un problème se pose pour eux : c’est que quelqu’un ne peut pas résider à Moscou sans en avoir la propiska, c’est-à-dire le droit de citoyenneté moscovite, qu’il est très dur d’obtenir (en fait, le seul moyen est presque le mariage). En pratique, on peut se faire embaucher facilement par une boîte moscovite sans avoir la propiska ; mais, en pratique toujours, il vaut mieux ne pas se faire contrôler en situation illégale par la milice.

L&L : Moscou fêtait son 850e anniversaire. As-tu assisté à quelques manifestations ?

D. S. :
J’ai envie de dire : oui j’y ai assisté comme tous les Moscovites, et ça m’a beaucoup amusé. Voilà ce qui s’est vraiment passé. Il y avait un spectacle superbe sur la Place Rouge, une sorte de comédie musicale grandeur nature, dans une mise en scène du cinéaste Andreï Kontchalovski, avec la participation d’artistes célèbres, des figurants, des acteurs en costume du moyen-âge, un dragon crachant le feu fabriqué à Hollywood… Mais la Place Rouge était fermée et le spectacle accessible aux seuls nantis munis d’invitations… À côté de ça, les avions avaient chassé la pluie pour que Jean-Michel Jarre puisse faire son concert devant l’université qui a attiré une grande foule…
Dans la journée tout le monde a pu voir des défilés de chars à la télé… Et le soir, quand je suis sorti, comme beaucoup de monde, pour voir moi aussi la fête, j’ai trouvé une affluence dans les rues, comme je n’en avais jamais vu ici. Mais le plus comique est que les gens ne cherchaient pas la fête, mais le métro. Toutes les stations du centre-ville étaient fermées et les Moscovites ont passé leur soirée à marcher de station en station pour pouvoir rentrer chez eux… À chacun sa fête…
En fait, cela veut bien dire ce qu’est cette commémoration. Une façon pour le pouvoir de se légitimer, de se montrer aux yeux de tous sous un jour brillant. Chaque nouveau régime a besoin de mises en scène pour se donner une légitimité. Le chiffre 850 ne représente pas grand chose. Mais le pouvoir n’avait pas le temps d’attendre cinquante ans pour faire sa comédie.

L&L : Arrives-tu à t’informer sur ce qui se passe dans le monde ? Quelle est la fiabilité des informations ?

D. S. :
La télé russe donne des informations honnêtes, à mon avis, du moins pas plus malhonnêtes qu’elles ne le sont en France. Mais ce sont souvent d’autres informations. Là où la télé française ferait un reportage sur un événement passé à Washington ou à Londres, la télé russe fera un reportage sur la guerre civile au Tadjikistan, dont on n’entend pas parler en France, ou sur l’Afghanistan… En fait, une grande part des informations internationales concerne la CEI.
La presse écrite a certainement des progrès à faire ; les gens lisent plutôt les journaux qui font dans le sensationnel ou le scandaleux que dans l’informationnel. Le niveau a, paraît-il, baissé jusque dans le niveau de la langue employée. Il existe aussi deux journaux en français, mais difficilement trouvables.

L&L : Nous assistons actuellement à une évolution très rapide des moyens de communication. La Russie suit-elle de près cette évolution ?

D. S. :
Dans la consommation, oui. Internet, les téléphones portables, l’informatisation, tout ça est d’actualité en Russie. Pour ce qui est de la production, malheureusement, dans ce domaine, les Russes ne produisent rien et tout est importé.

L&L : La violence, la Mafia et la petite délinquance sont-elles une réalité quotidienne dans les rues de Moscou ?

D. S. :
Comme dans toutes les grandes capitales, la violence existe à Moscou. Mais on est loin de l’image que les médias ont voulu nous donner. Moscou n’est pas le Chicago des années trente. La pègre ne sévit pas à tous les coins de rue. Et l’erreur est due avant tout à une question de vocabulaire ; on ne désigne pas la même chose en France et en Russie par le mot mafia. Or, nos médias emploient le sens russe en omettant - intentionnellement ? - de l’expliquer. Pour les Français, la mafia c’est la pègre organisée qui contrôle le milieu de la drogue, de la prostitution et autres. Ici, le moindre abus, quand il est fait avec la complicité de l’État ou de l’administration, s’appelle mafia. Par exemple, les Caucasiens contrôlent souvent la vente sur les marchés : cela ne veut pas dire qu’ils y vendent de la drogue, mais qu’ils ont payé la milice pour que leurs vendeurs de fruits et légumes soient les seuls autorisés à vendre leurs marchandises.
Quant à la grande mafia, que je préfère appeler pègre, elle existe bien sûr, comme dans tous les pays, mais ces gens là ne sont dangereux qu’entre eux. Ce qui est le plus à craindre est peut-être la petite délinquance, celle des ivrognes, des paumés, des loubards de banlieue comme il y en a aussi dans les villes françaises.

L&L : Quelle image les Russes ont-ils de la France ?

D. S. :
Celle de la richesse, pour la plupart. Mais beaucoup de gens ont aussi pas mal de connaissances culturelles sur la France, même s’il y a peu de francophones en Russie. Le cinéma français est assez bien connu ; des noms comme Pierre Richard ou Louis de Funès sont célèbres. La littérature aussi est assez connue. J’ai rencontré, par exemple, un ouvrier qui avait lu Victor Hugo.

L&L : As-tu rencontré des Français à Moscou ? Les fréquentes-tu ?

D. S. :
J’en ai peu vu, mais il y en a. La plupart travaillent dans des sociétés françaises ou à l’ambassade. C’est dire qu’ils sont peu accessibles. Et en plus ils ont mauvaise réputation. Il est connu que les sociétés françaises sont mauvaises payeuses. Un Russe qui cherche du travail gagnera plus chez les Allemands ou chez les Américains. Je me souviens d’un article qui disait ironiquement : « si vous n’avez pas besoin d’argent, allez travailler chez les Français ! ». Sachant que le Français est déjà réputé avare, voire hypocrite, chez les Russes, cela ne doit pas arranger les choses.
Pour ce qui est de l’ambassade de France en Russie, je suis obligé de dire que c’est quelque chose d’absolument abominable. On a l’impression que tout le monde y est employé à ne rien faire. L’atmosphère y est lourde et incite au sommeil. Pour le moindre renseignement, si au bout de trois semaines on vous téléphone pour vous dire que, finalement, «nous ne savons pas», vous pouvez vous estimer heureux. En plus de ça, ces gens là ont un comportement plus que désobligeant, presque insultant, avec les Russes, et parfois même avec les Français. Donc, nous pouvons compter sur l’ambassade pour améliorer l’image de la France en Russie.

L & L : Comment se présente le commerce à Moscou ? Que sont devenus les anciens magasins d’État ?

D. S. :
Cela va du petit commerce de rue au supermarché occidental, en passant par les magasins d’État et les marchés. À chaque niveau il est difficile de généraliser, car d’un endroit à l’autre le prix et la qualité de la marchandise peut changer.
Commençons par le plus simple, les supermarchés : là, pas de problème, on trouve tous les produits importés désirés à des prix extravagants, qui font que ces centres sont réservés à une clientèle nouveau-riche ou étrangère. Parfois les prix y sont si délirants que le centre commercial fait faillite… Les magasins d’État existent toujours, ils s’appellent souvent Universal ou Univermag. En général, les prix y sont accessibles. Les produits, russes ou étrangers, sont normalement de qualité, mais méfiez-vous des poulets industriels français ou de la vache folle européenne ! En général, il vaut mieux acheter de la viande russe ou, au marché près de la gare de Kiev, de la viande ukrainienne, c’est plus sûr.

L & L : Existe-t-il des magasins de détail privés et sont-ils spécialisés ?

D. S. :
Oui, bien sûr, on trouve des magasins divers, légumes, boulangeries, boucherie… Mais parfois, ils peuvent vendre aussi autre chose. Par exemple, la boulangerie près de chez moi a installé un coin boissons, le magasin de charcuterie vend maintenant fruits, légumes, produits laitiers…

L & L : Assiste-t-on à l’implantation de grandes enseignes internationales?

D. S. :
Oui. Moscou est le centre d’un grand marché et il devient important pour les grands groupes étrangers d’y avoir pignon sur rue. Ainsi, la Maison Blanche, où siège le gouvernement russe, est coincée entre deux immeubles surmontés d’énormes enseignes ; l’une : Marlboro, l’autre : Philips.

L & L : Les marchés de rue sont-ils encore dynamiques et nombreux ?

D. S. :
Ils sont partout. Cela va du petit kiosque, où l’on vend souvent de l’alcool, aux simples tréteaux sur lesquels s’étalent diverses choses : pains, produits laitiers ou n’importe quoi, même des produits de luxe comme du parfum. Les produits y sont moins chers mais parfois périmés. Ce qui étonne, je crois, le plus l’étranger qui débarque à Moscou, ce sont les alignements de magasins du type kiosque, dans tous les couloirs du métro. Bien sûr, il faut une autorisation de vente. Alors, ceux qui ne l’on pas (ce sont souvent des vielles femmes) se tiennent aux sorties de métro, un sac entre les jambes et des exemplaires de leurs produits dans les mains. Et quand la milice apparaît, ils détalent aussitôt…
Parfois, dans mon quartier, un camion stationne sur un parking d’immeuble et derrière lui se tient une personne avec un gros sac posé sur le sol, d’un air très désinvolte : on comprend tout de suite que c’est un camion de pommes de terre certainement bon marché…

L & L : Les commerces qui sont une part importante de la vie d’une cité sont-ils équitablement répartis dans la ville, ou certains quartiers en sont-ils dépourvus ?

D. S. :
Ça dépend des quartiers. Bien sûr, dans le centre de Moscou, il y a tout, et tout plus cher qu’en périphérie. Dans les quartiers plus éloignés, en général, les magasins sont concentrés auprès des stations de métro, puis ensuite ils se font plus rares à mesure qu’on s’éloigne, mais on en trouve quand même, avec un choix plus réduit.

L & L : Trouve-t-on dans les magasins des produits français ? Comment sont-ils présentés et à quelle gamme de qualité correspondent-ils ?

D. S. :
Oui, mais ce ne sont pas les plus nombreux. Ce sont surtout des produits de luxe genre parfums, ou du vin (très cher), du cognac (hors de prix !). Pour les produits alimentaires, à part le poulet industriel français qui est bien représenté (mais qui est d’une qualité très industrielle…), on ne trouve pas grand chose. Les allemands, les américains sont plus présents, voire même les italiens pour les chaussures et les vêtements, aussi les espagnols. Quant au fromage qui fait la fierté de la France, il est la plupart du temps hollandais.

L & L : Quelles sont les activités du Centre culturel français ?

D. S. :
Le Centre culturel français est avant tout une bibliothèque. Mais il donne aussi des cours de français et organise parfois (rarement) des manifestations culturelles. Surtout, il collabore avec un cinéma pour présenter une fois toutes les deux semaines un film en langue française, parfois très ancien : c’est ainsi que j’ai vu Jour de fête de Tati à Moscou.

L & L : Une récente publicité télévisée pour une automobile présente des nouveaux riches russes décidés à devenir respectables ; « Dorénavant, laisser fourrures sur vrais animaux… ». Comment se distinguent ces nouveaux riches dans la société russe, d’où sont-ils issus? Se remarquent-ils et de quelle manière ? Sont-ils l’objet de sarcasmes de la part des Russes ou dans les médias ?

D. S. :
Par moins vingt degré, je ne vois personne ici qui renoncerait à sa chouba(3). Si B. Bardot vient plaider la cause des visons à Moscou, elle serait bien reçue…
Sur les nouveaux riches, il y a beaucoup à dire. Qui sont-ils ? Pour beaucoup ce sont des gens qui étaient bien placés sous le régime communiste et qui ont su profiter de la perestroïka et de la chute de l’URSS en s’enrichissant de façon plus ou moins honnête. Ils sont riches, ont une mentalité, je dirais de pauvres (en utilisant cette expression de manière péjorative) et jouent au bourgeois en singeant l’occidental… Mais voilà le défaut, le singe a beau imiter les défaut des autres, il demeure singe… En gros, disons qu’il y a chez le nouveau-riche le pire du communisme, mais aussi le pire du bourgeois. Le nouveau-riche a de l’argent et s’efforce de le montrer. Il ne se soucie donc que de l’apparence. Le problème est que, lorsque l’intérieur se caractérise par une cruelle absence de goût, l’apparence ne peut pas être reluisante. Par exemple, ils décorent parfois leurs appartements de façon catastrophique.
Je dirais que le nouveau-riche est le symbole du malheur moral de la Russie, mais aussi sa cause, car beaucoup de choses se font ici en suivant le goût tape-à-l’œil cher au parvenu. Par exemple, au pied du Kremlin, on a fait ressurgir une rivière, la Neglinnaïa, et on a décoré son lit de mosaïques si affreuses quelles en deviennent ridicules. Des restaurations d’églises se font aussi dans ce style… Partout où l’on voit du kitch, c’est l’influence stylistique des nouveaux riches. Je suis aussi allé voir une pièce. Le théâtre était de petite taille mais les décors somptueux : chaque acte se passait dans une salle différente, et à chaque fois des décors très riches… un étalage de richesses étonnant. Mais la pièce, mal jouée d’ailleurs, se terminait de façon épouvantable, dans un symbolisme tellement criard qu’on ne peut plus l’appeler symbolisme. S’ils se mettent à exercer leur manque de goût dans la culture, ça va devenir très grave ici.
On fait aussi des histoires sur eux. Souvent, ça parle d’un parvenu qui a acheté une chose sans intérêt pour quelques milliers de dollars…
Pour moi, ils sont responsables du malheur de la Russie, d’un point de vue économique car ils ont accaparé les richesses du pays, alors que les inégalités se sont terriblement accrues, ensuite d’un point de vue moral parce qu’ils représentent le nouveau goût, le kitch. Ils imposent la mode qui domine en haut de la société. Ils se placent comme le modèle d’ascension sociale pour une société qui est à la recherche de valeurs morales, et finalement, ce sont eux qui bloquent tout élan moral véritable, tout renouveau culturel.

L & L : Tu cherches du travail en Russie, quelles difficultés rencontres-tu?

D. S. :
Quand je suis arrivé, je ne parlais pas un mot de russe. Les possibilités étaient réduites. Il n’y avait que les entreprises françaises implantées ici, ce qui fait peu. Malheureusement, ces gens-là ne cherchaient que des managers ou des commerciaux, ce qui n’est pas ma spécialité. En fait, les seules opportunités à Moscou se trouvent presque uniquement dans ce domaine. Quand on regarde les petites annonces, on voit des pages entières où l’on demande managers, com-merciaux, comptables…
Une fois, j’ai entendu une conversation entre deux personnes. Elles ne se demandaient pas : « Où travailles-tu ? », mais « Que vends-tu ? ».

L & L : Te sentirais-tu capable de t’installer définitivement en Russie ?

D. S. :
Sans hésiter, oui. Malgré les difficultés de la vie ici, malgré la vision de plus en plus critique que j’ai de la société russe au fur et mesure que je la connais. Il y a plus de sincérité chez les gens d’ici que chez beaucoup de Français. Et c’est, pour une bonne part, cela qui me retient ici.

L & L : Encourages-tu nos lecteurs à s’y rendre ?

D. S. :
Pourquoi pas ? Si vous connaissez des Russes et que ceux-ci vous invitent, vous pouvez y aller. On ne se fait pas égorger à Moscou à tous les coins de rue. Je conseille plutôt d’aller en Russie chez des connaissances, que par voyage organisé. Il y a toujours plus à découvrir au contact de gens dans le pays où l’on se rend. Et puis ils vous feront découvrir des endroits peu connus où les touristes ne vont pas habituellement. Par exemple, je connais un monastère pas loin du centre de Moscou, dans un quartier où le temps semble s’être arrêté ; de petites ruelles pavées, une maison en bois… Le monastère se nomme Krutitski et a la particularité d’avoir des
bulbes en briques. C’est la seule fois que j’ai vu une telle chose en Russie.
Presque personne ne vient là, car le lieu est très peu connu. C’est un exemple de ces petits endroits que l’on peu découvrir à Moscou au hasard des ruelles et des cours…


Notes :

1. Grande ville industrielle de plus d’un million d’habitants, à la limite de la Sibérie.
3. Chouba : touloupe russe.

Pour obtenir le visa russe, il faut aller au consulat de Russie à Paris avec trois photos d’identité, son passeport et l’invitation d’un citoyen russe ou des réservations d’hôtel. Sur place, il faut remplir un formulaire et payer 275 francs. Au bout d’une semaine, on peut revenir chercher passeport et visa.