Laurent
Girard

Septembre 1998

n pèlerinage musulman en Bretagne… Quoi de plus intrigant qu’un tel événement, à une époque où le matérialisme et l’inculture poussent l’esprit aux retranchements les plus sectaires ?
Je m’étais donc décidé à me rendre ce samedi 25 juillet, dans ce hameau du Trégor ; Les Sept-Saints, commune du Vieux-Marché, afin de voir d’un peu plus près ce que pouvait être ce fameux pèlerinage.
À vrai dire ce n’était pas une découverte. J’avais déjà lu un ouvrage mentionnant son existence et étais déjà allé en ces lieux en une autre saison.
La tradition bretonne attribue la fondation de sept de ses neuf évéchés (d’avant le Concordat), à sept saints ; venus de Bretagne insulaire et accompagnant les populations celtes qui repeuplèrent l’Armorique.
À cette époque l’Europe était en ruine et l’Église celtique concervait sa spécificité, indépendante de celle de Rome.
Les îles britanniques, ainsi que la péninsule armoricaine, entretenaient toujours leurs relations avec la Grèce et le Moyen-Orient. Les voies maritimes étaient encore plus rapides que les liaisons terrestres et l’Armorique se trouvait sur cette fameuse route de l’étain, métal entrant dans la composition du bronze. Cette permanence des contacts entre les deux extrémités de l’Europe laissa quelques traces dont les sept saints du Vieux-Marché en sont un exemple.
Car il ne faut pas les confondre avec leurs homonymes bretons...
C’est à Éphèse (aujourd’hui en Turquie) que l’on situe l’histoire des sept saints « dormants ». Au IIIe siècle, sept frères ne voulant pas renier leur foi chrétienne furent emmurés vivants dans une caverne, sur ordre de l’empereur Décius(1). Il en ressortirent après une dormition de près de deux-cents ans. Revenant en ville, portant des monnaies du règne de Décius, ils intriguèrent les habitants qui s’en remettèrent à l’autorité de l’empereur Théodose II(2). Celui-ci admit le caractère miraculeux de leur aventure.
Leur culte se répandit rapidement en Orient comme en Occident. Autant qu’un fait miraculeux, cette histoire est une préfiguration de la résurection promise par les prophètes. C’est en ce sens qu’elle fut intégré à la religion musulmane, pourtant bien avare en saints intercesseurs. Tous les vendredis, dans les mosquées, on lit la sourate 18 du Coran Ahl al-Kahf « Les Gens de la caverne ».
C’est Ernest Renan qui remarqua en premier le caractère insolite et la valeur « supranationale » de ce culte, au Vieux-Marché. Plus tard, une étude sur les saints orientaux en Bretagne montrait qu’il pouvait entrer dans toute une série de dédicaces orientales à rattacher à certaines christianisations archaïques de mégalithes, traces d’une première évangélisation du monde celtique par les orientaux.
Dans les années cinquante, l’éminent orientaliste Louis Massignon fut frappé par la ferveur des participants et intrigué par la vieille gwerz(3) chantée pendant le pardon. En effet, les versets 6 à 31 de cette gwerz sont très proches des versets 9 à 26 de la sourate 18 du Coran.
L. Massignon pressentit alors la possibilité d’une rencontre dans la prière entre chrétiens et musulmans, comme celle qui à Éphèse, réunit fraternellement des dizaines de milliers de pèlerins. Et dès 1954, jusqu’à sa mort en 1962, il organise chaque année cette rencontre, en grand respect du pardon local. De nombreuses personnalités musulmanes comme l’écrivain malien Ahmadou Hampaté Bâ firent le pèlerinage. À leurs côtés, des dizaines d’ouvriers musulmans, qui suivirent pour la plupart les cours d’alphabétisation qu’organisait Louis Massignon.
La chapelle entourée d’arbres est de taille modeste. Datée de 1703, elle est bâtie à l’emplacement du vieux sanctuaire, mais aussi d’un dolmen formant une crypte sous le transept sud. Dans celle-ci, quelques statues d’un style non homogène représentent les saints. Malheureusement, il y a eu des vols et celles qui restaient furent une nouvelle fois enlevées en 1985 pour être mystérieusement retrouvées dans une consigne parisienne.
À quelques centaines de mètres se trouve une fontaine, elle aussi dédiée aux Sept Saints. Celle-ci est constituée du nombre symbolique de sept pierres et son eau s’écoule d’une pierre horizontale percée de sept trous. Une fontaine semblable est reconnaissable en Algérie, près de Guidjel. C’est ce qui préside au choix de ce lieu pour la lecture de la sourate. Le bassin méditerranéen foisonne de lieux consacrés aux Sept Dormants.
En arrivant le samedi au Vieux-Marché, je comptais assister au débat dont le thème était : religion et laïcité. J’appris en lisant la presse locale que celui-ci était annulé ; faute d’intervenants musulmans me dira-t-on. Le même journal m’informe du programme des festivités : messe suivie d’une procession, feu de joie, fest-noz avec le groupe Wig A Wag ; mêlant musique traditionnelle bretonne et influences rock et orientales. Le lendemain dimanche, nouvelle messe suivie d’une procession à la fontaine avec lecture de la sourate 18 par l’imam Laribi, puis repas, concours de boules…
Va pour la messe du soir. On vient de loin pour emplir cette chapelle trop petite pour accueillir tout le monde. Pas de musulmans ou de gens qui pourraient le sembler. Le recteur de la parroisse accompagné de prètres venus d’Évreux ou de Marseille décrit dans son sermon l’action de Louis Massignon et son esprit visionnaire. Il rappelle aussi la symbolique de ce « mythe de la caverne », où le réveil des sept frères peut aussi exprimer un retour à la parole et à l’échange. Il insiste sur le fait que pour entrer en dialogue avec l’autre, il faut être clair sur sa propre identité et que de ce dialogue peut naître une confiance totale. L’autre est celui qui oblige à relativiser sa propre personne tout en permettant de se connaître soi même. Aujourd’hui, dans un monde ou les différents peuples se trouvent plus que jamais proches (pour ne pas dire les uns sur les autres) il est plus que nécessaire de faire l’effort de partir à la découverte de l’autre dans le respect et l’acceptation de la différence qui ne peut être que source d’enrichissement.
On ne peut être que séduit par de tels propos : «la simple tolérance, qui trop souvent cache une indifférence ou même un mépris mutuel, est dépassée : elle s’approfondit en respect mutuel, quand on accepte de faire l’effort de mieux connaître et de mieux comprendre l’autre»(4).
Les paroissiens sortent de la chapelle groupés derrière différentes bannières et une statue de la vierge. Après la procession ils se retrouvent sur la place du village devant le feu de joie, allumé par un gars du village, à la place du curé, ce qui ne manque pas de mettre le patron du bar des Sept Saints en rogne.
Peu importe. À peine le recteur a-t-il dit son dernier « Amen », que le groupe sur scène entame son premier an dro(5) pour mener la danse jusque tard dans la nuit.
Le feu brûle encore quand je vais prendre mon café le dimanche matin. Le serveur du bistrot me salue d’un grand geste de la main.
De nombreuses personnes se promènent dans le village et la population se fait un peu plus colorée que la veille, pèlerins, touristes, journalistes, simples curieux, viennent se mélanger à la population locale.
Re-messe, que je suis cette fois-ci à l’extérieur. L’imam Laribi est resté lui aussi dehors, sollicité par quelques personnes avec qui il discute. Un homme s’intéresse aux motivations d’un couple franco-algérien présent, en vue de la réalisation d’un film, une équipe de télévision iranienne filme l’assistance tandis que la soi-disant presse régionale(6) ne daignera pas faire franchir à l’information la « frontière » administrative et départementale… Je remarque aussi la présence distante du cinéaste René Vautier ; réalisateur d’« Avoir vingt ans dans les Aurès » et dont les prises de positions concernant la guerre d’Algérie lui valurent d’être inquiété par la censure française.
La messe terminée, la nombreuse assistance suit l’imam Laribi jusqu’à la fontaine. Rejoint par les prètres, il chante la sourate devant une foule recueillie sous le crépitement des appareils-photos. Puis il convie les musulmans présents à une courte prière et c’est avec une certaine nonchalance qu’il invite aussi les chrétiens, et les autres à la ponctuer d’un « Amin ».
L’œuvre de L. Massignon est aujourd’hui entretenue par l’association « Source des Sept Saint », présidée par le docteur J. Leroux. Celui-ci m’avouant être agnostique, reconnaît que la tâche est difficile. En effet, l’un des principaux obstacles à l’intégration de l’Islam dans la société laïque française tient du fait qu’il n’existe aucune autorité fédérant l’ensemble des musulmans français et pouvant servir d’interlocuteur avec l’État. On oublie souvent que c’est le Ministère de l’intérieur qui rémunère les différents clergés.
Le contexte a aussi changé. Le paysage culturel français ne ressemble plus beaucoup à celui qu’a connu Louis Massignon. Et puis ce charmant village, perdu en plein « Trégor rouge », semble bien éloigné des grandes agglomérations où se posent crûment les problèmes liés à l’immigration.
Quoi qu’il en soit, l’histoire de cette chapelle est trop belle pour que l’idée généreuse de L. Massignon ne devienne qu’une simple curiosité touristique ; pour que le pardon islamo-chrétien du Vieux-Marché ne finisse par être fréquenté que par quelques érudits parisiens en quête de bonne conscience. Il appartient aux chrétiens, musulmans, agnostiques ou autres, sensibles aux valeurs du dialogue, du partage et de la découverte de le faire vivre(7).

Laurent GIRARD


Notes :

1. Décius : Bubalia, près de Sirmium, Pannonie, 201 - Abryttos, auj. Razgrad, Mésie, auj. Dobroudja, 251 ; empereur romain de 248 à 251.
2. Théodose II : 401-450 empereur d’orient de 408 à 450, fondateur de l’université de Constantinople.
3. Gwerz : chant, complainte.
4. Daniel Massigon, préface à La crypte dolmen des VII Saint Dormant d’Éphèse, 1992.
5. An dro (en breton : le tour), danse bretonne en chaîne.
6. En l’occurence Ouest France, premier quotidien français en nombre de lecteurs.
7. Pardon et pèlerinage islamo-chrétien du Vieux-Marché à 20 kilomètres au sud de Lannion, Côtes-d’Armor, dernier week-end de juillet.