n pèlerinage musulman en Bretagne
Quoi de plus intrigant quun tel événement, à une époque où le matérialisme et linculture poussent lesprit aux retranchements les plus sectaires ?
Je métais donc décidé à me rendre ce samedi 25 juillet, dans ce hameau du Trégor ; Les Sept-Saints, commune du Vieux-Marché, afin de voir dun peu plus près ce que pouvait être ce fameux pèlerinage.
À vrai dire ce nétait pas une découverte. Javais déjà lu un ouvrage mentionnant son existence et étais déjà allé en ces lieux en une autre saison.
La tradition bretonne attribue la fondation de sept de ses neuf évéchés (davant le Concordat), à sept saints ; venus de Bretagne insulaire et accompagnant les populations celtes qui repeuplèrent lArmorique.
À cette époque lEurope était en ruine et lÉglise celtique concervait sa spécificité, indépendante de celle de Rome.
Les îles britanniques, ainsi que la péninsule armoricaine, entretenaient toujours leurs relations avec la Grèce et le Moyen-Orient. Les voies maritimes étaient encore plus rapides que les liaisons terrestres et lArmorique se trouvait sur cette fameuse route de létain, métal entrant dans la composition du bronze. Cette permanence des contacts entre les deux extrémités de lEurope laissa quelques traces dont les sept saints du Vieux-Marché en sont un exemple.
Car il ne faut pas les confondre avec leurs homonymes bretons...
Cest à Éphèse (aujourdhui en Turquie) que lon situe lhistoire des sept saints « dormants ». Au IIIe siècle, sept frères ne voulant pas renier leur foi chrétienne furent emmurés vivants dans une caverne, sur ordre de lempereur Décius(1). Il en ressortirent après une dormition de près de deux-cents ans. Revenant en ville, portant des monnaies du règne de Décius, ils intriguèrent les habitants qui sen remettèrent à lautorité de lempereur Théodose II(2). Celui-ci admit le caractère miraculeux de leur aventure.
Leur culte se répandit rapidement en Orient comme en Occident. Autant quun fait miraculeux, cette histoire est une préfiguration de la résurection promise par les prophètes. Cest en ce sens quelle fut intégré à la religion musulmane, pourtant bien avare en saints intercesseurs. Tous les vendredis, dans les mosquées, on lit la sourate 18 du Coran Ahl al-Kahf « Les Gens de la caverne ».
Cest Ernest Renan qui remarqua en premier le caractère insolite et la valeur « supranationale » de ce culte, au Vieux-Marché. Plus tard, une étude sur les saints orientaux en Bretagne montrait quil pouvait entrer dans toute une série de dédicaces orientales à rattacher à certaines christianisations archaïques de mégalithes, traces dune première évangélisation du monde celtique par les orientaux.
Dans les années cinquante, léminent orientaliste Louis Massignon fut frappé par la ferveur des participants et intrigué par la vieille gwerz(3) chantée pendant le pardon. En effet, les versets 6 à 31 de cette gwerz sont très proches des versets 9 à 26 de la sourate 18 du Coran.
L. Massignon pressentit alors la possibilité dune rencontre dans la prière entre chrétiens et musulmans, comme celle qui à Éphèse, réunit fraternellement des dizaines de milliers de pèlerins. Et dès 1954, jusquà sa mort en 1962, il organise chaque année cette rencontre, en grand respect du pardon local. De nombreuses personnalités musulmanes comme lécrivain malien Ahmadou Hampaté Bâ firent le pèlerinage. À leurs côtés, des dizaines douvriers musulmans, qui suivirent pour la plupart les cours dalphabétisation quorganisait Louis Massignon.
La chapelle entourée darbres est de taille modeste. Datée de 1703, elle est bâtie à lemplacement du vieux sanctuaire, mais aussi dun dolmen formant une crypte sous le transept sud. Dans celle-ci, quelques statues dun style non homogène représentent les saints. Malheureusement, il y a eu des vols et celles qui restaient furent une nouvelle fois enlevées en 1985 pour être mystérieusement retrouvées dans une consigne parisienne.
À quelques centaines de mètres se trouve une fontaine, elle aussi dédiée aux Sept Saints. Celle-ci est constituée du nombre symbolique de sept pierres et son eau sécoule dune pierre horizontale percée de sept trous. Une fontaine semblable est reconnaissable en Algérie, près de Guidjel. Cest ce qui préside au choix de ce lieu pour la lecture de la sourate. Le bassin méditerranéen foisonne de lieux consacrés aux Sept Dormants.
En arrivant le samedi au Vieux-Marché, je comptais assister au débat dont le thème était : religion et laïcité. Jappris en lisant la presse locale que celui-ci était annulé ; faute dintervenants musulmans me dira-t-on. Le même journal minforme du programme des festivités : messe suivie dune procession, feu de joie, fest-noz avec le groupe Wig A Wag ; mêlant musique traditionnelle bretonne et influences rock et orientales. Le lendemain dimanche, nouvelle messe suivie dune procession à la fontaine avec lecture de la sourate 18 par limam Laribi, puis repas, concours de boules
Va pour la messe du soir. On vient de loin pour emplir cette chapelle trop petite pour accueillir tout le monde. Pas de musulmans ou de gens qui pourraient le sembler. Le recteur de la parroisse accompagné de prètres venus dÉvreux ou de Marseille décrit dans son sermon laction de Louis Massignon et son esprit visionnaire. Il rappelle aussi la symbolique de ce « mythe de la caverne », où le réveil des sept frères peut aussi exprimer un retour à la parole et à léchange. Il insiste sur le fait que pour entrer en dialogue avec lautre, il faut être clair sur sa propre identité et que de ce dialogue peut naître une confiance totale. Lautre est celui qui oblige à relativiser sa propre personne tout en permettant de se connaître soi même. Aujourdhui, dans un monde ou les différents peuples se trouvent plus que jamais proches (pour ne pas dire les uns sur les autres) il est plus que nécessaire de faire leffort de partir à la découverte de lautre dans le respect et lacceptation de la différence qui ne peut être que source denrichissement.
On ne peut être que séduit par de tels propos : «la simple tolérance, qui trop souvent cache une indifférence ou même un mépris mutuel, est dépassée : elle sapprofondit en respect mutuel, quand on accepte de faire leffort de mieux connaître et de mieux comprendre lautre»(4).
Les paroissiens sortent de la chapelle groupés derrière différentes bannières et une statue de la vierge. Après la procession ils se retrouvent sur la place du village devant le feu de joie, allumé par un gars du village, à la place du curé, ce qui ne manque pas de mettre le patron du bar des Sept Saints en rogne.
Peu importe. À peine le recteur a-t-il dit son dernier « Amen », que le groupe sur scène entame son premier an dro(5) pour mener la danse jusque tard dans la nuit.
Le feu brûle encore quand je vais prendre mon café le dimanche matin. Le serveur du bistrot me salue dun grand geste de la main.
De nombreuses personnes se promènent dans le village et la population se fait un peu plus colorée que la veille, pèlerins, touristes, journalistes, simples curieux, viennent se mélanger à la population locale.
Re-messe, que je suis cette fois-ci à lextérieur. Limam Laribi est resté lui aussi dehors, sollicité par quelques personnes avec qui il discute. Un homme sintéresse aux motivations dun couple franco-algérien présent, en vue de la réalisation dun film, une équipe de télévision iranienne filme lassistance tandis que la soi-disant presse régionale(6) ne daignera pas faire franchir à linformation la « frontière » administrative et départementale
Je remarque aussi la présence distante du cinéaste René Vautier ; réalisateur d« Avoir vingt ans dans les Aurès » et dont les prises de positions concernant la guerre dAlgérie lui valurent dêtre inquiété par la censure française.
La messe terminée, la nombreuse assistance suit limam Laribi jusquà la fontaine. Rejoint par les prètres, il chante la sourate devant une foule recueillie sous le crépitement des appareils-photos. Puis il convie les musulmans présents à une courte prière et cest avec une certaine nonchalance quil invite aussi les chrétiens, et les autres à la ponctuer dun « Amin ».
Luvre de L. Massignon est aujourdhui entretenue par lassociation « Source des Sept Saint », présidée par le docteur J. Leroux. Celui-ci mavouant être agnostique, reconnaît que la tâche est difficile. En effet, lun des principaux obstacles à lintégration de lIslam dans la société laïque française tient du fait quil nexiste aucune autorité fédérant lensemble des musulmans français et pouvant servir dinterlocuteur avec lÉtat. On oublie souvent que cest le Ministère de lintérieur qui rémunère les différents clergés.
Le contexte a aussi changé. Le paysage culturel français ne ressemble plus beaucoup à celui qua connu Louis Massignon. Et puis ce charmant village, perdu en plein « Trégor rouge », semble bien éloigné des grandes agglomérations où se posent crûment les problèmes liés à limmigration.
Quoi quil en soit, lhistoire de cette chapelle est trop belle pour que lidée généreuse de L. Massignon ne devienne quune simple curiosité touristique ; pour que le pardon islamo-chrétien du Vieux-Marché ne finisse par être fréquenté que par quelques érudits parisiens en quête de bonne conscience. Il appartient aux chrétiens, musulmans, agnostiques ou autres, sensibles aux valeurs du dialogue, du partage et de la découverte de le faire vivre(7).
Laurent GIRARD
Notes :
1. Décius : Bubalia, près de Sirmium, Pannonie, 201 - Abryttos, auj. Razgrad, Mésie, auj. Dobroudja, 251 ; empereur romain de 248 à 251.
2. Théodose II : 401-450 empereur dorient de 408 à 450, fondateur de luniversité de Constantinople.
3. Gwerz : chant, complainte.
4. Daniel Massigon, préface à La crypte dolmen des VII Saint Dormant dÉphèse, 1992.
5. An dro (en breton : le tour), danse bretonne en chaîne.
6. En loccurence Ouest France, premier quotidien français en nombre de lecteurs.
7. Pardon et pèlerinage islamo-chrétien du Vieux-Marché à 20 kilomètres au sud de Lannion, Côtes-dArmor, dernier week-end de juillet.

