Didier
Schein

Septembre 1998

oici un numéro de L’Un [EST l’Autre qui ne s’intéresse pas à un pays, ni à un thème, mais à un écrivain roumain : Ion Luca Caragiale. Un numéro littéraire donc, dans lequel vous trouverez de nombreuses traductions d’œuvres de cet auteur.
Pourquoi ce choix de présenter un écrivain du passé lorsqu’on prétend faire une revue ancrée dans l’actualité d’après 1989, d’autant plus qu’on sait que l’œuvre de Caragiale est surtout un regard porté sur ses contemporains ?
La réponse est simple. Caragiale, auteur maudit de son vivant, est maintenant, aux côtés d’Eminescu, de Creanga et de quelques autres, un grand classique
de la littérature roumaine, que l’on étudie à l’école, que l’on lit et relit, commente et recommente, joue et rejoue au théâtre – du moins en Roumanie, car en France il est de nos plus grands illustres inconnus. Et pour nous il est de plus en plus d’actualité, car la Roumanie d’après 89 ressemble étrangement à celle d’il y a cent ans : une société en (re)construction avec ses espoirs et ses désillusions, ses grands élans et ses misérables bassesses, ses nouveaux bourgeois et ses nouveaux pauvres, sa classe politique arriviste et ses journalistes violemment arrogants.
Il nous paraît aussi important que l’ancien ou futur voyageur du côté des Carpates aie lui aussi la possibilité de se laisser infiltrer par l’esprit caragialesque, qui n’est rien d’autre que la transposition littéraire d’un comportement populaire roumain, mais aussi balkanique – l’œuvre de Caragiale se passant essentiellement en Valachie, la partie de la Roumanie la plus proche des Balkans –, ainsi que d’une façon
de s’exprimer qui n’a pas changé ; en effet, le voyageur occidental qui se retrouve au milieu d’une conversation balkanique est souvent désorienté devant l’absence de Descartes dans les raisonnements de ses interlocuteurs : parfois vraiment, là-bas, « la pensée se fait dans la bouche ». Il nous semble souvent que des propos entendus aujourd’hui proviendraient des brasseries du début du siècle, dans lesquelles Caragiale situait nombre de ses moments satiriques. Car si son œuvre est directement liée à l’actualité de son temps, le Roumain, lui, demeure toujours, contre vents et marées, le même bavard infernal, le même joyeux ou insuportable blagueur.
C’est pour avoir su toucher et transcrire avec art l’esprit éternel de son peuple que Caragiale est aujourd’hui immortel.
Ce numéro de L’Un [EST] l’Autre est comme tous les autres une invitation au voyage, mais un voyage aussi bien dans le passé que dans l’actualité.
Car si l’on veut comprendre quelque chose à la Roumanie de toujours,
la lecture de Caragiale est incontournable. Bon voyage !

Didier SCHEIN