Didier
Schein

Janvier 1999

e voyageur, éternel exilé par nature, peut découvrir au cours de ses pérégrinations une dimension plus abstraite mais aussi plus profonde au sentiment d’exil. Ou comment la marche du monde et celle du temps peuvent nous rendre impossible l’accès à un univers autrefois familier.
Le retour sur un lieu jadis exploré permet l’étrange perception de la fragilité du présent : la réalité se révèle n’être jamais qu’une fugace illusion.
La mémoire devient dès lors le seul espace où peut survivre, à l’abri du temps et des actes des hommes, une part irrémédiablement détruite du réel. Mais la particularité de cet espace nous rappelle encore combien notre subjectivité participe de cette relativité du réel.

Il est des villes qui marquent par la beauté architecturale de leurs monuments, d’autres, moins attirantes, en imposent toutefois plus par le poids évocateur de leur histoire. Paris est le prototype de la ville-musée ; on peut y passer des mois à en visiter toutes les curiosités touristiques, et d’ailleurs, les touristes ne s’y trompent pas : pendant toute l’année ils se ruent en masse dans les rues de la capitale française. Toutes les langues s’ y bousculent, et l’été les gaz et la chaleur en rendent l’atmosphère suffocante. Par comparaison à Paris, se promener dans les rues de Berlin l’été est d’un calme impérial : quelle paix, que de places et d’oxygène ! Les visiteurs ne s’y pressent pas, la circulation conserve une dimension humaine, et pour ce qui est de l’atmosphère, c’est plus la chlorophylle que le gaz des voitures qui l’embaume. Car Berlin est une ville verte : non seulement toutes ses rues sont bordées d’arbres - ce qui la ferait plus ressembler à une ville russe qu’à une capitale occidentale - mais en plus on trouve dans l’enceinte de la cité allemande tout un chapelet de forêts et de lacs naturels… pas des parcs aménagés, non, j’ai bien dit naturels ! Mais si Berlin n’attire pas foule, diriez-vous, c’est qu’il n’y a pas grand chose à y voir, elle n’est pas une ville touristique. C’est vrai, Berlin n’est pas une cité qui puisse s’enorgueillir de monuments ou de merveilles où les visiteurs pourraient se bousculer à loisir. Non, Berlin n’est pas Paris. Mais pour qui s’intéresse un peu à l’évolution de notre continent et, en particulier à celle de notre siècle, Berlin ne cesse de nous rappeler que l’histoire s’est écrite ici – elle s’y écrit encore – et laisse des traces vives dans ses rues et dans ses pierres.
J’étais venu pour la première fois à Berlin en 1991, à quelques semaines du premier anniversaire de la réunification. Peut-être ai-je la mémoire courte, ou bien beaucoup d’eau et de voyages ont-ils coulé depuis sur les impressions de cette courte halte de deux jours, car je n’en gardais que peu de souvenirs. Ma visite avait été trop brève pour que je puisse percer plus profondément l’esprit de cette ville et je n’en gardais que des sentiments d’étrangeté et d’incompréhension. Aussi, être revenu ici sept ans plus tard m’a-t-il aidé à écouter l’âme de Berlin, tout en essayant de fouiller dans mes propres souvenirs…
Nous nous étions d’abord promenés à travers le centre de la partie est de Berlin, car ici tout est double : il y a deux centres, deux gares principales, deux bibliothèques nationales, etc. À l’époque j’avais remarqué surtout la grisaille de l’ancien Berlin-Est, son manque d’entretien, parfois le délabrement que peuvent avoir certains quartiers des grandes villes d’Europe orientale, comme si un fléau avait chassé les habitants. Il est vrai que j’y ai retrouvé un peu cet aspect : sans gêner personne, l’herbe pousse librement entre les dallages des trottoirs, tandis que les maisons ont la même couleur oscillant entre le brun et le gris, car beaucoup sont restées dans l’état où la guerre les avait laissées ; on voit même encore souvent, sur les façades, des traces laissées par les impacts de balles. Le gouvernement de la RDA avait préféré construire de nouveaux quartiers modernes en périphérie plutôt que de restaurer le centre-ville, histoire peut-être de vider la cité de son âme : on ne construit pas l’homme nouveau en entretenant le passé… Alors, un peu bizarrement, des quartiers du centre sont devenus plutôt populaires et il semblerait que rien n’ait changé depuis cinquante ans…
Hector, étudiant en doctorat de philosophie, originaire du nord de l’ex-RDA, habite depuis huit ans dans un vieil immeuble de l’arrondissement de Prenzlauer Berg. Dans son quartier logent beaucoup d’étudiants, de jeunes, et s’y sont aussi établis des Berlinois de l’Ouest, attirés par les loyers plus bas, mais peut-être aussi par l’ambiance du lieu. En 1990, Hector a trouvé cet appartement déserté. Après la chute du mur, beaucoup de Berlinois de l’Est sont passés à l’Ouest et beaucoup de logements se sont trouvés abandonnés ; certains s’y sont installés. Ensuite, on a privatisé les immeubles, les rendant aux propriétaires expropriés par les communistes ou à leurs descendants. Hector n’a pas été chassé pour autant, il est seulement devenu un locataire normal, payant un loyer. Le processus de privatisation n’est pas des plus simples, car parfois il faut savoir à quel exproprié rendre l’immeuble, les nazis ayant d’abord dépossédé les juifs, avant que les communistes ne dépossèdent à leur tour les bénéficiaires des expropriations nazies ! Les procès sur la propriété immobilière sont donc très nombreux en ex-RDA… Un cas concerne même l’État allemand : le Staatsoper de Berlin est réclammé par des juifs américains qui en ont été expropriés par les nazis. L’État allemand ne peut cependant pas abandonner un des fleurons de sa culture… imaginez l’Opéra de Paris tombant aux mains d’un Japonais !… alors on cherche un compromis qui ne coûte pas trop cher à l’Allemagne…
L’appartement d’Hector est à la fois sobre et chaleureux, avec des meubles anciens tous récupérés dans la rue à l’époque de la débandade de 1990, jusqu’à la douche «portable» qu’il a posée dans sa cuisine. Le quartier est en restauration, mais il fait bon y vivre, s’y promener dans ses rues calmes ou passer une après-midi de farniente dans un de ces cafés aux chaudes décorations en bois, sur la place Am Wasserturm, près du château d’eau transformé en résidence universitaire et où l’on semble toujours respirer l’ancien temps…
Mais quel temps ? Nous sommes ici à deux stations d’Alexander Platz, la gloire de la RDA En fait Alexander Platz présente plutôt un affreux exemple de place piétonne bordée de hauts immeubles modernes, mais déjà vieillis, en béton. Règne ici un vacarme étouffant : marteaux piqueurs, grues et ouvriers s’affairent pour reconstruire la ligne de tramway qui passait par ici avant la guerre. À deux pas de là, la tour de télévision domine une esplanade de plus de trois cents mètres de hauteur ; les dirigeants de la RDA l’avaient construite exprès au centre-ville pour qu’on puisse la voir de partout… et évidemment surtout de l’Ouest… En descendant l’esplanade on passe à côté d’une église étrangement oubliée au milieu des constructions modernes, avant d’arriver aux noires statues de Marx et Engels. En 1991 était inscrit à la peinture sur le socle du monument : « Wir sind unschuldig ! » (Nous sommes innocents !). L’inscription a été effacée, mais on a gardé les philosophes. Tout près de là, s’élève la vaste coupole, dans un style Renaissance italienne, du Berliner Dom, la plus grande cathédrale protestante d’Allemagne, en partie détruite pendant la guerre et dont la reconstruction ne s’est achevée qu’en 1993, après dix-huit années de travaux. Nous nous trouvons ici sur l’emplacement du château des rois de Prusse, dont il ne reste rien, excepté un portique à colonnes qu’on avait déplacé et étrangement collé sur le bâtiment moderne du Palais du Gouvernement de la RDA, en face de la cathédrale. À Berlin, surtout à l’Est, chaque monument a son histoire, chaque pierre est marquée d’honneur ou de déchéance, de récupération plus que d’évolution. Mais partout la mémoire est tenace : sur la place du Château des Rois de Prusse, toute vide, on croirait q’hier était mai 1945, plutôt que novembre 1989… si ce n’était l’abominable et consternante présence de terrains de beach-volley… folklore occidental oblige…
Laissant tomber Marx et Engels, on peut descendre sur le quai de la Spree et faire le tour du Nicolaiviertel (quartier Nicolas). Je me souviens de cet endroit en 1991, comme étant un havre de paix, presque champêtre, un lieu engageant au calme et à la promenade, en plein centre-ville, mais pourtant, semblait-il, éloigné de la circulation. Maintenant, l’endroit a perdu quelque peu de sa tranquillité et s’est rempli de terrasses, de brasseries, de boutiques de souvenirs et de peintres «montmartois», tandis qu’en face un nouveau bâtiment se construit avec force vacarme. Au centre des ruelles adjacentes au quai, la Nikolaikirche (Église Saint-Nicolas), sobre et harmonieuse, aux ogives colorées, a été restaurée et présente une exposition sur l’histoire de ce temple protestant.
Descendons maintenant Unter den Linden (Sous les Tilleuls), jadis la grande avenue commerçante de Berlin qui avait beaucoup perdu de son activité à l’époque communiste. Aujourd’hui, l’avenue a retrouvé de son animation passée, avec boutiques et circulation. À droite, en face de l’Université Humboldt et de l’une des deux Bibliothèques Nationales – l’autre se trouve à l’Ouest – on peut voir un bien curieux monument commémoratif : au sein d’une place piétonne, une plaque de verre transparente posée au sol laisse voir, en dessous, des rayonnages de bibliothèque vides… Ici, en cet endroit ô combien symbolique, les nazis avaient organisé un gigantesque autodafé, brulant des milliers de livres dits «dégénérés»…
Enfin, au bout de Unter den Linden, on arrive à la fameuse Porte de Brandebourg, derrière laquelle se dressait, il y a neuf ans, le mur. En 1991, l’endroit était peu fréquenté, si ce n’est des touristes qui pouvaient y acheter à loisir casquettes de l’armée rouge et petits morceaux de brique peinte, provenant soi-disant du mur de Berlin. Maintenant, plus rien de tout ça : seulement cartes postales et souvenirs habituels… et surtout, la Porte est devenue un grand lieu de circulation reliant les deux centres-ville. Mais la place est étroite, ça bouchonne quelque peu… L’ancien symbole de la séparation de Berlin est devenu un goulot d’étranglement…
Ici, en 1991, une tracée de terrains vagues, où les herbes folles n’étaient que très rarement troublées par quelques morceaux de béton peinturlurés, trouait la ville. Du mur, il ne reste pratiquement rien. Quelques plaques se dressent parfois ci ou là. On remarque toutefois la présence de l’ancienne frontière à ces maisons qui semblent avoir été coupées, se terminant par un grand mur sans aucune fenêtre. La zone d’occupation soviétique s’arrêtait ici. Alors, en 1961, quand on dressa le mur, on boucha les fenêtres occidentales des maisons limitrophes. Il y a cependant un endroit où l’on reconstruit une cinquantaine de mètres de mur, « à l’authentique ». Les habitants du quartier qui ne voulaient plus voir cette « chose » sous leurs fenêtres ont protesté, mais en vain ; le mur a commencé à se dresser de nouveau près de chez eux…
Depuis la Porte de Brandebourg, un peu partout à l’horizon, s’élèvent d’immenses grues. Au nord, le Reichstag, où le Bundestag s’établira en septembre 1999, est en train de retrouver la coupole qu’il avait perdue en 1945. Mais cette fois, elle sera en verre. Tout près, on construit l’Axe de la Fédération, le quartier du gouvernement fédéral, avec chancellerie, ministères et service de presse du gouvernement, le tout dans ce glorieux style à la mode, au verre étincelant. Au sud, c’est le grand chantier de la Potsdamer Platz. Avant la guerre, la place de Potsdam était un grand lieu de promenade, pleine de circulation. On s’y rencontrait aux cabarets et aux restaurants, on y allait au cinéma… puis tout fut rasé en 1945. Pendant cinquante ans, la place ne demeura qu’un vaste terrain vague où passait le mur… Traverser aujourd’hui la Potsdamer Platz est toute une aventure : c’est le chantier du siècle !. Deux grands complexes sont en construction : le Daimler-Benz, de dix-neuf immeubles et gratte-ciels ; et le gigantesque palais de verre du Sony Center : ici s’établiront principalement des bureaux, mais aussi des appartements, des commerces, des cinémas, un musée et une école de cinéma… Le projet devrait être terminé à la fin du siècle. Mais pour le moment, ce sont les ouvriers qui fourmillent. On vient ici de Pologne, de Russie, mais aussi de Grande-Bretagne et de France pour toucher de bons salaires allemands. Brouhaha et poussière… Fuite… à l’ouest… en métro…
Le métro est aérien et permet d’apprécier l’étendue du chantier. Sur toute une portion du trajet, ce ne sont que trous énormes, grues, échafaudages, monts de terre déplacée, armatures de bâtiments jaillies du sol… Je comprend ici le sentiment de certains Ossis(1) qui se sentaient rachetés par la RFA Pour ma part, je regrette surtout que notre fin de siècle ne soit capable de construire que des buildings de béton et de verre…
Nous sommes à l’ouest. Le métro aussi s’est unifié : les anciennes lignes et stations ont été réouvertes, en offrant parfois de curieux témoignages du passé. En effet, avant 89, certaines lignes arrivaient de l’ouest, puis passaient dans un secteur oriental avant de revenir à l’ouest. La RDA avait alors fermé ses stations par lesquelles passait le métro en prvenance d’occident et les rames ne s’y arrêtaient pas. Quand on les a réouvertes, on les a trouvées telles qu’elles étaient avant la séparation de la ville, avec des affiches et des publicités des années 50, comme si le temps avait stoppé son cours… Aujourd’hui, tout est rénové.
Bref passage à Berlin-Ouest. Kurfürstendamm, les « Champs-Élysées » berlinois. Ici, rien n’a changé depuis 91, tout est neuf et fringant, illuminé de magasins et d’enseignes publicitaires. Les Champs-Élysées, mais dans une version plus boisée, plus calme et moins étouffante. Et la Gedächnitskirche (Église du Souvenir) dresse toujours ses deux tours, l’un datant du XIXe, en ruine depuis la guerre, et l’autre moderne, en verre, surmontée d’une croix : curieuse juxtaposition postmoderniste en l’honneur de la paix et de la réconciliation et qui fait toujours une poignante impression…
Perdue dans ce pêle-mêle de visions entrechoquées, Berlin reste étrange et émouvante. Émouvante quand on la regarde avec sa mémoire d’Européen. Étrange, car elle ressemble à un puzzle dont on n’aurait pas rassemblé les pièces. Difficile de dire « j’aime Berlin » comme on dirait « j’aime Prague » ou « Paris ». Car Berlin n’a pas d’unité, et comment pourrait-elle en avoir après avoir été rasée et avoir subi quarante ans de division et deux évolutions internes diamétralement opposées ? Alors on fait ses choix : certains préfèreront tels quartiers de l’est ou de l’ouest, d’autres rechercheront des traces du mur ou des frasques de l’histoire… Moi, je garde surtout maintenant au chaud dans ma mémoire la mélancolie de cette vieille Europe, celle d’avant-guerre, qui règne un peu partout dans les petites rues et les vieilles maisons de quatre à cinq étages de Prenzlauer Berg. Cette mélancolie d’un temps passé destiné à disparaître. Car Berlin doit faire face maintenant à son statut de capitale fédérale et européenne, et se devra d’accueillir bientôt de nombreux administrations et sièges d’entreprises, avec tout un personnel à loger. Alors l’ancien Berlin-Est fait peau neuve. De tôt le matin jusqu’à tard le soir, résonnent un peu partout les marteaux piqueurs. Que trouverais-je à la place des vieilles bâtisses parfois délabrées, mais au charme désuet, quand je reviendrai ici dans quelques années ? Peut-être bureaux et appartements de haut standing… Car Berlin se doit de rattraper son retard : l’Europe ne se construit pas sur la nostalgie.

Didier SCHEIN


Note :

1. Ossis : ainsi nomme-t-on en Allemagne les anciens citoyens de RDA (de Ost, est en allemand) ; ceux de RFA s’appelant Wessis (de West, ouest).