e voyageur, éternel exilé par nature, peut découvrir au cours de ses pérégrinations une dimension plus abstraite mais aussi plus profonde au sentiment dexil. Ou comment la marche du monde et celle du temps peuvent nous rendre impossible laccès à un univers autrefois familier.
Le retour sur un lieu jadis exploré permet létrange perception de la fragilité du présent : la réalité se révèle nêtre jamais quune fugace illusion.
La mémoire devient dès lors le seul espace où peut survivre, à labri du temps et des actes des hommes, une part irrémédiablement détruite du réel. Mais la particularité de cet espace nous rappelle encore combien notre subjectivité participe de cette relativité du réel.
Il est des villes qui marquent par la beauté architecturale de leurs monuments, dautres, moins attirantes, en imposent toutefois plus par le poids évocateur de leur histoire. Paris est le prototype de la ville-musée ; on peut y passer des mois à en visiter toutes les curiosités touristiques, et dailleurs, les touristes ne sy trompent pas : pendant toute lannée ils se ruent en masse dans les rues de la capitale française. Toutes les langues s y bousculent, et lété les gaz et la chaleur en rendent latmosphère suffocante. Par comparaison à Paris, se promener dans les rues de Berlin lété est dun calme impérial : quelle paix, que de places et doxygène ! Les visiteurs ne sy pressent pas, la circulation conserve une dimension humaine, et pour ce qui est de latmosphère, cest plus la chlorophylle que le gaz des voitures qui lembaume. Car Berlin est une ville verte : non seulement toutes ses rues sont bordées darbres - ce qui la ferait plus ressembler à une ville russe quà une capitale occidentale - mais en plus on trouve dans lenceinte de la cité allemande tout un chapelet de forêts et de lacs naturels
pas des parcs aménagés, non, jai bien dit naturels ! Mais si Berlin nattire pas foule, diriez-vous, cest quil ny a pas grand chose à y voir, elle nest pas une ville touristique. Cest vrai, Berlin nest pas une cité qui puisse senorgueillir de monuments ou de merveilles où les visiteurs pourraient se bousculer à loisir. Non, Berlin nest pas Paris. Mais pour qui sintéresse un peu à lévolution de notre continent et, en particulier à celle de notre siècle, Berlin ne cesse de nous rappeler que lhistoire sest écrite ici elle sy écrit encore et laisse des traces vives dans ses rues et dans ses pierres.
Jétais venu pour la première fois à Berlin en 1991, à quelques semaines du premier anniversaire de la réunification. Peut-être ai-je la mémoire courte, ou bien beaucoup deau et de voyages ont-ils coulé depuis sur les impressions de cette courte halte de deux jours, car je nen gardais que peu de souvenirs. Ma visite avait été trop brève pour que je puisse percer plus profondément lesprit de cette ville et je nen gardais que des sentiments détrangeté et dincompréhension. Aussi, être revenu ici sept ans plus tard ma-t-il aidé à écouter lâme de Berlin, tout en essayant de fouiller dans mes propres souvenirs
Nous nous étions dabord promenés à travers le centre de la partie est de Berlin, car ici tout est double : il y a deux centres, deux gares principales, deux bibliothèques nationales, etc. À lépoque javais remarqué surtout la grisaille de lancien Berlin-Est, son manque dentretien, parfois le délabrement que peuvent avoir certains quartiers des grandes villes dEurope orientale, comme si un fléau avait chassé les habitants. Il est vrai que jy ai retrouvé un peu cet aspect : sans gêner personne, lherbe pousse librement entre les dallages des trottoirs, tandis que les maisons ont la même couleur oscillant entre le brun et le gris, car beaucoup sont restées dans létat où la guerre les avait laissées ; on voit même encore souvent, sur les façades, des traces laissées par les impacts de balles. Le gouvernement de la RDA avait préféré construire de nouveaux quartiers modernes en périphérie plutôt que de restaurer le centre-ville, histoire peut-être de vider la cité de son âme : on ne construit pas lhomme nouveau en entretenant le passé
Alors, un peu bizarrement, des quartiers du centre sont devenus plutôt populaires et il semblerait que rien nait changé depuis cinquante ans
Hector, étudiant en doctorat de philosophie, originaire du nord de lex-RDA, habite depuis huit ans dans un vieil immeuble de larrondissement de Prenzlauer Berg. Dans son quartier logent beaucoup détudiants, de jeunes, et sy sont aussi établis des Berlinois de lOuest, attirés par les loyers plus bas, mais peut-être aussi par lambiance du lieu. En 1990, Hector a trouvé cet appartement déserté. Après la chute du mur, beaucoup de Berlinois de lEst sont passés à lOuest et beaucoup de logements se sont trouvés abandonnés ; certains sy sont installés. Ensuite, on a privatisé les immeubles, les rendant aux propriétaires expropriés par les communistes ou à leurs descendants. Hector na pas été chassé pour autant, il est seulement devenu un locataire normal, payant un loyer. Le processus de privatisation nest pas des plus simples, car parfois il faut savoir à quel exproprié rendre limmeuble, les nazis ayant dabord dépossédé les juifs, avant que les communistes ne dépossèdent à leur tour les bénéficiaires des expropriations nazies ! Les procès sur la propriété immobilière sont donc très nombreux en ex-RDA
Un cas concerne même lÉtat allemand : le Staatsoper de Berlin est réclammé par des juifs américains qui en ont été expropriés par les nazis. LÉtat allemand ne peut cependant pas abandonner un des fleurons de sa culture
imaginez lOpéra de Paris tombant aux mains dun Japonais !
alors on cherche un compromis qui ne coûte pas trop cher à lAllemagne
Lappartement dHector est à la fois sobre et chaleureux, avec des meubles anciens tous récupérés dans la rue à lépoque de la débandade de 1990, jusquà la douche «portable» quil a posée dans sa cuisine. Le quartier est en restauration, mais il fait bon y vivre, sy promener dans ses rues calmes ou passer une après-midi de farniente dans un de ces cafés aux chaudes décorations en bois, sur la place Am Wasserturm, près du château deau transformé en résidence universitaire et où lon semble toujours respirer lancien temps
Mais quel temps ? Nous sommes ici à deux stations dAlexander Platz, la gloire de la RDA En fait Alexander Platz présente plutôt un affreux exemple de place piétonne bordée de hauts immeubles modernes, mais déjà vieillis, en béton. Règne ici un vacarme étouffant : marteaux piqueurs, grues et ouvriers saffairent pour reconstruire la ligne de tramway qui passait par ici avant la guerre. À deux pas de là, la tour de télévision domine une esplanade de plus de trois cents mètres de hauteur ; les dirigeants de la RDA lavaient construite exprès au centre-ville pour quon puisse la voir de partout
et évidemment surtout de lOuest
En descendant lesplanade on passe à côté dune église étrangement oubliée au milieu des constructions modernes, avant darriver aux noires statues de Marx et Engels. En 1991 était inscrit à la peinture sur le socle du monument : « Wir sind unschuldig ! » (Nous sommes innocents !). Linscription a été effacée, mais on a gardé les philosophes. Tout près de là, sélève la vaste coupole, dans un style Renaissance italienne, du Berliner Dom, la plus grande cathédrale protestante dAllemagne, en partie détruite pendant la guerre et dont la reconstruction ne sest achevée quen 1993, après dix-huit années de travaux. Nous nous trouvons ici sur lemplacement du château des rois de Prusse, dont il ne reste rien, excepté un portique à colonnes quon avait déplacé et étrangement collé sur le bâtiment moderne du Palais du Gouvernement de la RDA, en face de la cathédrale. À Berlin, surtout à lEst, chaque monument a son histoire, chaque pierre est marquée dhonneur ou de déchéance, de récupération plus que dévolution. Mais partout la mémoire est tenace : sur la place du Château des Rois de Prusse, toute vide, on croirait qhier était mai 1945, plutôt que novembre 1989
si ce nétait labominable et consternante présence de terrains de beach-volley
folklore occidental oblige
Laissant tomber Marx et Engels, on peut descendre sur le quai de la Spree et faire le tour du Nicolaiviertel (quartier Nicolas). Je me souviens de cet endroit en 1991, comme étant un havre de paix, presque champêtre, un lieu engageant au calme et à la promenade, en plein centre-ville, mais pourtant, semblait-il, éloigné de la circulation. Maintenant, lendroit a perdu quelque peu de sa tranquillité et sest rempli de terrasses, de brasseries, de boutiques de souvenirs et de peintres «montmartois», tandis quen face un nouveau bâtiment se construit avec force vacarme. Au centre des ruelles adjacentes au quai, la Nikolaikirche (Église Saint-Nicolas), sobre et harmonieuse, aux ogives colorées, a été restaurée et présente une exposition sur lhistoire de ce temple protestant.
Descendons maintenant Unter den Linden (Sous les Tilleuls), jadis la grande avenue commerçante de Berlin qui avait beaucoup perdu de son activité à lépoque communiste. Aujourdhui, lavenue a retrouvé de son animation passée, avec boutiques et circulation. À droite, en face de lUniversité Humboldt et de lune des deux Bibliothèques Nationales lautre se trouve à lOuest on peut voir un bien curieux monument commémoratif : au sein dune place piétonne, une plaque de verre transparente posée au sol laisse voir, en dessous, des rayonnages de bibliothèque vides
Ici, en cet endroit ô combien symbolique, les nazis avaient organisé un gigantesque autodafé, brulant des milliers de livres dits «dégénérés»
Enfin, au bout de Unter den Linden, on arrive à la fameuse Porte de Brandebourg, derrière laquelle se dressait, il y a neuf ans, le mur. En 1991, lendroit était peu fréquenté, si ce nest des touristes qui pouvaient y acheter à loisir casquettes de larmée rouge et petits morceaux de brique peinte, provenant soi-disant du mur de Berlin. Maintenant, plus rien de tout ça : seulement cartes postales et souvenirs habituels
et surtout, la Porte est devenue un grand lieu de circulation reliant les deux centres-ville. Mais la place est étroite, ça bouchonne quelque peu
Lancien symbole de la séparation de Berlin est devenu un goulot détranglement
Ici, en 1991, une tracée de terrains vagues, où les herbes folles nétaient que très rarement troublées par quelques morceaux de béton peinturlurés, trouait la ville. Du mur, il ne reste pratiquement rien. Quelques plaques se dressent parfois ci ou là. On remarque toutefois la présence de lancienne frontière à ces maisons qui semblent avoir été coupées, se terminant par un grand mur sans aucune fenêtre. La zone doccupation soviétique sarrêtait ici. Alors, en 1961, quand on dressa le mur, on boucha les fenêtres occidentales des maisons limitrophes. Il y a cependant un endroit où lon reconstruit une cinquantaine de mètres de mur, « à lauthentique ». Les habitants du quartier qui ne voulaient plus voir cette « chose » sous leurs fenêtres ont protesté, mais en vain ; le mur a commencé à se dresser de nouveau près de chez eux
Depuis la Porte de Brandebourg, un peu partout à lhorizon, sélèvent dimmenses grues. Au nord, le Reichstag, où le Bundestag sétablira en septembre 1999, est en train de retrouver la coupole quil avait perdue en 1945. Mais cette fois, elle sera en verre. Tout près, on construit lAxe de la Fédération, le quartier du gouvernement fédéral, avec chancellerie, ministères et service de presse du gouvernement, le tout dans ce glorieux style à la mode, au verre étincelant. Au sud, cest le grand chantier de la Potsdamer Platz. Avant la guerre, la place de Potsdam était un grand lieu de promenade, pleine de circulation. On sy rencontrait aux cabarets et aux restaurants, on y allait au cinéma
puis tout fut rasé en 1945. Pendant cinquante ans, la place ne demeura quun vaste terrain vague où passait le mur
Traverser aujourdhui la Potsdamer Platz est toute une aventure : cest le chantier du siècle !. Deux grands complexes sont en construction : le Daimler-Benz, de dix-neuf immeubles et gratte-ciels ; et le gigantesque palais de verre du Sony Center : ici sétabliront principalement des bureaux, mais aussi des appartements, des commerces, des cinémas, un musée et une école de cinéma
Le projet devrait être terminé à la fin du siècle. Mais pour le moment, ce sont les ouvriers qui fourmillent. On vient ici de Pologne, de Russie, mais aussi de Grande-Bretagne et de France pour toucher de bons salaires allemands. Brouhaha et poussière
Fuite
à louest
en métro
Le métro est aérien et permet dapprécier létendue du chantier. Sur toute une portion du trajet, ce ne sont que trous énormes, grues, échafaudages, monts de terre déplacée, armatures de bâtiments jaillies du sol
Je comprend ici le sentiment de certains Ossis(1) qui se sentaient rachetés par la RFA Pour ma part, je regrette surtout que notre fin de siècle ne soit capable de construire que des buildings de béton et de verre
Nous sommes à louest. Le métro aussi sest unifié : les anciennes lignes et stations ont été réouvertes, en offrant parfois de curieux témoignages du passé. En effet, avant 89, certaines lignes arrivaient de louest, puis passaient dans un secteur oriental avant de revenir à louest. La RDA avait alors fermé ses stations par lesquelles passait le métro en prvenance doccident et les rames ne sy arrêtaient pas. Quand on les a réouvertes, on les a trouvées telles quelles étaient avant la séparation de la ville, avec des affiches et des publicités des années 50, comme si le temps avait stoppé son cours
Aujourdhui, tout est rénové.
Bref passage à Berlin-Ouest. Kurfürstendamm, les « Champs-Élysées » berlinois. Ici, rien na changé depuis 91, tout est neuf et fringant, illuminé de magasins et denseignes publicitaires. Les Champs-Élysées, mais dans une version plus boisée, plus calme et moins étouffante. Et la Gedächnitskirche (Église du Souvenir) dresse toujours ses deux tours, lun datant du XIXe, en ruine depuis la guerre, et lautre moderne, en verre, surmontée dune croix : curieuse juxtaposition postmoderniste en lhonneur de la paix et de la réconciliation et qui fait toujours une poignante impression
Perdue dans ce pêle-mêle de visions entrechoquées, Berlin reste étrange et émouvante. Émouvante quand on la regarde avec sa mémoire dEuropéen. Étrange, car elle ressemble à un puzzle dont on naurait pas rassemblé les pièces. Difficile de dire « jaime Berlin » comme on dirait « jaime Prague » ou « Paris ». Car Berlin na pas dunité, et comment pourrait-elle en avoir après avoir été rasée et avoir subi quarante ans de division et deux évolutions internes diamétralement opposées ? Alors on fait ses choix : certains préfèreront tels quartiers de lest ou de louest, dautres rechercheront des traces du mur ou des frasques de lhistoire
Moi, je garde surtout maintenant au chaud dans ma mémoire la mélancolie de cette vieille Europe, celle davant-guerre, qui règne un peu partout dans les petites rues et les vieilles maisons de quatre à cinq étages de Prenzlauer Berg. Cette mélancolie dun temps passé destiné à disparaître. Car Berlin doit faire face maintenant à son statut de capitale fédérale et européenne, et se devra daccueillir bientôt de nombreux administrations et sièges dentreprises, avec tout un personnel à loger. Alors lancien Berlin-Est fait peau neuve. De tôt le matin jusquà tard le soir, résonnent un peu partout les marteaux piqueurs. Que trouverais-je à la place des vieilles bâtisses parfois délabrées, mais au charme désuet, quand je reviendrai ici dans quelques années ? Peut-être bureaux et appartements de haut standing
Car Berlin se doit de rattraper son retard : lEurope ne se construit pas sur la nostalgie.
Didier SCHEIN
Note :
1. Ossis : ainsi nomme-t-on en Allemagne les anciens citoyens de RDA (de Ost, est en allemand) ; ceux de RFA sappelant Wessis (de West, ouest).

