Janvier 1999

ogdan Stefan fait partie des membres fondateurs de la revue L’Un [EST] l’Autre. Venu de Iasi en Roumanie, à Lille pour suivre ses études de sciences économiques et de cinéma, c’est là que nous l’avons rencontré en 1993. Il est reparti en Roumanie en 1995 pour passer son diplôme, mais nous n’avons pas perdu le contact.
À Iasi, il s’investit notamment dans le projet « Génération du deuxième siècle », destiné à former une nouvelle génération de spectateurs de cinéma et qui reçoit un grand appui de la part du Centre culturel français. Pour l’occasion, il écrit et réalise un court métrage interprété par onze étudiants-comédiens de l’académie locale des arts et théâtre.
Nous lui avons demandé de nous parler un peu de sa vie et de la vie aujourd’hui en Roumanie.
Depuis l’envoi de notre questionnaire en janvier 98, il s’est installé à Bucarest où il travaille dans une agence de publicité.
Réalisée par écrit en Français, cette entrevue conserve la prose de notre ami. Elle est le premier volet d’une série d’articles où nous essaierons de connaître le point de vue d’étrangers ayant vécu en France.

L&L : Peux-tu nous raconter ton arrivée en France ? Cela a-t-il été difficile d’obtenir une bourse, un logement ou tout simplement une inscription en fac ?

Bogdan Stefan :
Je suis arrivé en voyageant par car et par train en suivant le trajet Iasi - Bucarest – Stuttgart – Strasbourg – Lille. Le voyage a été fatigant (imagine alors le déménagement que j’ai dû supporter, une quantité formidable de bagages). Mais tous les six (moi et cinq filles) nous avons été impressionnés par la qualité de l’accueil : chaleureux et efficace (logement immédiat, une première tranche d’argent, accueil par l’asso des étudiants, etc).
Concernant l’obtention de la bourse, j’ai dû passer plusieurs étapes : un concours de langue française, un dossier à constituer (avec différentes pièces : recommandations, lettre de motivation, résultats aux examens…), une interview avec le responsable roumain de Tempus et une autre avec une commission franco-roumaine.

L&L : Avais-tu déjà eu l’occasion de connaître une autre ville que Lille auparavant ?

B. S. :
En 1991, avant d’être admis à l’université, j’ai participé à un voyage organisé par le collège où j’étudiais. Le voyage a duré deux semaines et s’est déroulé en majorité à Paris et à Dreux (80 km au NO de Paris) où nous étions logés chez des familles. J’ai eu la chance de connaître des gens formidables qui constituent depuis un modèle de famille française.

L&L : Pourquoi avoir choisi Lille pour y faire tes études ?

B. S. :
Parce que j’ai appris qu’il y avait une université de qualité ici.

L&L : Que connaissais-tu de ce pays avant d’y mettre les pieds pour la première fois ? Quelles images en avais-tu ?

B. S. :
C’est une question très générale. L’image de la France était celle d’un pays situé dans l’Ouest de l’Europe, riche et qui prend soin de son peuple. À cela s’ajoutait tout le bagage culturel qu’on avait accumulé par tous les moyens d’information : parents, école (j’ai eu la chance d’avoir une prof exceptionnelle), cinéma, livres, TV, chansons, etc. La France était un paradis culturel, Paris, la ville lumière, etc. Des clichés aussi ; les français étaient un peuple très cultivé vu le nombre d’artistes et de gens de culture qu’ils ont produits, etc.

L&L : Cela représentait-il quelque chose pour toi de venir dans ce pays ?

B. S. :
La première fois en France, c’était aussi la première fois à l’extérieur de la Roumanie. Il s’agissait d’une découverte, d’une véritable expédition, limitée en temps et espace, en nombre de gens connus. La deuxième fois j’étais préparé à une découverte plus en profondeur et prolongée.

L&L : Il n’est pas toujours connu des Français eux-mêmes que leur pays jouit à l’extérieur d’une renommée culturelle dont ils ne sont malheureusement pas de fidèles représentants. Existe-t-il une réelle distance entre l’image que la France dispense à l’étranger, par l’intermédiaire de ses médias et de ses centres culturels, et la réalité que tu as connue ?

B. S. :
Pas vraiment. Plutôt entre les clichés qui circulent parmi ceux qui n’ont pas connu la France et les Français pour de vrai. Les centres culturels (surtout celui de Iasi que je connais le mieux) font un très bon boulot, mais la France présente plusieurs aspects qu’on peut connaître que sur place. Mais il est vrai que plusieurs Français venus en Roumanie ont été étonnés par l’image de la France plus culturelle qu’ils ne la perçoivent.

L&L : En arrivant en France as-tu eu l’impression d’arriver dans le pays que tu imaginais ?. Quelles ont été tes joies ou tes surprises ?

B. S. :
Oui, c’était le pays que j’imaginais. Le bon accueil qu’on nous avait réservé, la rapidité des formalités de logement, etc. Pour les mauvaises surprises je compte le premier contact avec la bureaucratie administrative française (carte de séjour, etc). C’était le début de l’époque Pasqua…

L&L : Parlais-tu français et as-tu eu de la peine à te faire comprendre ?

B. S. :
Mon vocabulaire et la prononciation étaient assez avancés pour me faire comprendre. Sur place, tu apprends beaucoup plus vite et en deux-trois mois on avait appris beaucoup de français « parlé », beaucoup d’expressions utilisées dans le langage quotidien. Après six mois, j’étais capable de distinguer plusieurs accents et aussi des manières de parler spécifiques aux étudiants, gens du Nord, Parisiens, etc.

L&L : Les Français sont-il accueillants et sympathiques ?

B. S. :
On ne peut pas mettre tous les Français dans le même pot. Si une majorité est égocentriste, j’ai connu beaucoup de généreux. S’il y a un trait de caractère qui caractérise la plupart, je crois que c’est l’esprit d’aventure. J’ai connu énormément de gens (c’est vrai qu’ils étaient tous jeunes) qui étaient toujours prêts à recommencer à zéro.

L&L : Quel a été ton cheminement en France ?

B. S. :
Lille : études de cinéma, sciences-éco pour deux années, Paris : un mois de stage à la Fondation Gan pour le Cinéma.

L&L : As-tu rencontré des difficultés particulières ? Lesquelles ?

B. S. :
La plus grande difficulté que je me rappelle aujourd’hui est celle d’ordre administratif. La préfecture, la sécurité sociale, l’URSSAF, les caisses d’allocations familiales étaient des institutions de torture pour moi et les étrangers que je connaissais.

L&L : Quel jugement portes-tu sur l’image qui est donnée de la Roumanie en France ?

B. S. :
Question compliquée. Image, la plupart du temps simpliste et amenant en premier plan des coups de presse, des coups médiatiques.

L&L : Tu es passionné par le cinéma, comment t’est venu cet intérêt ?

B. S. :
En regardant énormément de films et en passant, progressivement, d’étape en étape : regarder, essayer de percevoir et puis de comprendre ce qu’il y a derrière les images, retenir les noms des metteurs en scène et des acteurs qu’on aime et puis chercher à voir leurs autres créations, etc.

L&L : A-t-il été toujours facile de voir beaucoup de films en Roumanie ? Quelle est la place du cinéma dans la vie culturelle roumaine ?

B. S. :
Avant 89 les salles de cinéma passaient que des reprises, cinéma américain des années 60-70, français des années 70-80 et roumains (les seules premières). Je voyais beaucoup de bons films sur les chaînes russes Moscou 1 et Moscou 2 (après 80 chez eux il y avait un dégel progressif). Après 89, les télévisions et les cinémas ont apporté du nouveau mais le paysage cinématographique roumain est aride à côté de celui français, par exemple.

L&L : Quelle sorte de films voit-on aujourd’hui en Roumanie ?

B. S. :
Des films américains (proportion de 90 %). La cinémathèque de Bucarest est la seule source de diversion.

L&L : Quelle est ton activité actuelle ?

B. S. :
Je travaille actuellement dans une agence de pub de Bucarest en tant que copy-writer (je crée des scénarios pour des spots publicitaires, TV ou radio, des slogans, des noms de marque, etc). J’habite Bucarest et j’ai un salaire décent.

L&L : Cela ne te pose-t-il pas de problème d’être éloigné des endroits où se font le cinéma européen ou mondial ?

B. S. :
Oui. La France et ses cinémas me manquent énormément.

L&L : Existe-t-il une activité cinématographique conséquente en Roumanie ?

B. S. :
Les dernières trois ou quatre années ont été désastreuses pour le cinéma roumain. Trois ou quatre films par an (au mieux), baisse considérable de la fréquentation, misère matérielle et morale, un climat désagréable entretenu par l’imbécillité des disputes entre les vieux créateurs autour des trois sous pour la production provenant de l’État, etc. Cette année, avec l’arrivée de Radu Gebrea (un metteur en scène qui a vécu beaucoup de temps en Allemagne) à la tête de l’ONC (l’équivalent roumain du CNC), les choses semblent prendre une autre direction. Enfin, la Roumanie adhère à l’Euroimages (fonds de co-production européen), il y a eu un concours pour les scénarios, le nombre de producteurs s’est multiplié et une nouvelle génération de cinéastes a émergé. On espère…

L&L : Tu es retourné à Iasi pour poursuivre tes études. Était-ce une suite normale ou as-tu été contraint par des difficultés particulières ?

B. S. :
C’était la suite normale. Je devais finir mes études économiques, ce que j’ai fait en juin 97 avec une licence en marketing.

L&L : Ton séjour en France t’a-il été profitable sur le plan universitaire ?

B. S. :
Oui, j’ai surtout apprécié la possibilité de mêler les études (cinéma et économie).

L&L : Et sur le plan personnel ? As-tu quitté ce pays avec regret ?

B. S. :
Le regret était toujours sur le plan culturel. Je crois qu’il y a très peu de places sur Terre où on peut se sentir aussi accompli et satisfait d’un point de vue culturel qu’à Lille ou Paris (Paris avec un point en moins à cause du stress de l’agglomération).

L&L : En France les mauvaises langues disent que les étrangers viennent pour profiter de nos avantages sociaux, et notamment de la sécurité sociale. Tu as quant à toi choisi de te faire opérer du pied en Roumanie. Quelles étaient tes motivations ?

B. S. :
L’opération s’est faite à un hôpital de Ias¸i, dans une clinique de chirurgie orthopédique. J’avais besoin premièrement d’un médecin auquel je puisse faire confiance. Les centres orthopédiques que j’avais visités en France étaient très bien équipés mais, malheureusement, je n’ai pas trouvé un médecin à qui je puisse faire confiance pour l’ensemble du traitement (puisqu’il y avait plusieurs affections). En plus toute la paperasse avec la Sécurité Sociale me rendait fou.

L&L : Nous gardons en France l’image d’une médecine roumaine sinistrée. Cela est-il vrai ?

B. S. :
Je suis resté pendant deux mois à l’hôpital et j’ai pu voir les conditions terribles dans lesquelles travaillent les médecins roumains. La plupart d’entre eux ont énormément travaillé et appris pour arriver à ce niveau de connaissances et d’expérience. La plupart travaille avec du matériel qui date des années 70 et ils sont payés misérablement. Seuls les hôpitaux ou les cliniques qui ont bénéficié d’une collaboration avec un hôpital ou une association occidentale ont pu renouveler leur base technique. Avec la nouvelle loi de l’assurance médicale on espère que tout rentrera dans le normal.

L&L : Tu t’es marié en septembre avec Corina. Celle-ci t’avait rejoint une année en France pour ses études. Quelle difficulté un jeune couple roumain rencontre-t-il dans son installation ?

B. S. :
La plupart des couples se cognent à l’impossibilité de vivre dans un chez-nous. Il arrive donc que les couples mariés habitent avec les parents une longue période de temps jusqu’à ce qu’ils réussissent à amasser la somme nécessaire pour acheter un appartement. À Iasi, un appartement deux pièces coûte environ 30 à 40 millions de lei (5000 $), à Bucarest cela monte jusqu’à 90 à 100 millions de lei (plus de 10 000 $). Le salaire moyen pour un jeune est d’environ 200 à 250 $.

L&L : Quel est le statut du mariage en Roumanie, comparé à la France où il jouit de moins en moins de valeur ?

B. S. :
Par rapport à la France, oui. Il y a beaucoup de mariages mais le taux de divorces a augmenté beaucoup après 89.

L&L : On parle beaucoup de l’intégration de la Roumanie et d’autres pays à l’Europe communautaire. Les roumains se sentent-ils exclus de l’Europe, existe-il un grand débat sur le sujet ?

B. S. :
Beaucoup d’encre a coulé sur ce sujet. L’intégration à l’OTAN et à l’Union Européenne a de nouveau rallumé le feu. Oui, il y a beaucoup de roumains honnêtes qui se sentent frustrés vis-à-vis de la politique des visas pour les pays occidentaux. Il y a une longue série d’événements (de Yalta au traité de Madrid de 1997) qui ont rendu pessimistes une grande partie des roumains. Oui, ils se sentent exclus.

L&L : Penses-tu être bien informé sur ce qui se passe dans le monde ? Quelles sont tes sources d’information ?

B. S. :
À part la télévision nationale, il y a 5 ou 6 autres chaînes qui présentent l’actualité de façon diverse. La presse est reconnue comme auteur moral du changement de pouvoir en novembre 96 et l’Internet ouvre les portes qui sont restées fermées jusqu’à présent.

L&L : Surfes-tu sur Internet ? Quel intérêt y trouves-tu ?

B. S. :
Malheureusement, l’accès à Internet n’est possible que pour les étudiants. Quand j’étais étudiant je surfais beaucoup (sur les sites cinéma, bien sûr) mais à Bucarest il est difficile de trouver un réseau bien accessible (surtout au niveau financier).

L&L : Quelle est la politique du gouvernement roumain dans ce domaine ?

B. S. :
Jusqu’à maintenant cela reste une affaire privée.

L&L : Les Roumains font-il preuve d’intérêt pour l’actualité mondiale ?

B. S. :
Oui, dans la mesure dans laquelle leurs difficultés quotidiennes leur laissent le temps.

L&L : Il y a neuf ans, la Roumanie faisait sa révolution. Quel âge avais-tu et quel était ton environnement à l’époque ?

B. S. :
J’avais dix-sept ans. J’étais élève au lycée. En famille et à l’école on sentait le vent des grands changements et on ne pensait pas que cela puisse nous toucher. Le communisme nous semblait tellement bien ancré…

L&L : Peux-tu nous décrire de quelle manière tu as appris la chose ?

B. S. :
Un coup de téléphone d’un ami m’a fait allumer la télé. C’était vendredi 22 décembre 89, vers 11 heures, tout de suite après la fuite de Ceausescu.

L&L : Qu’as-tu ressenti à ce moment ? Cela t’a-t-il donné l’impression que les choses allaient changer ?

B. S. :
Je pouvais pas croire mes yeux. Pour la première fois je voyais des gens s’exprimer librement à la télé, je voyais des manifestations, etc.
Oui, on espérait que cela allait changer tout, qu’on allait devenir un pays moderne où il fait bon vivre.

L&L : Les Roumains dans leur ensemble évoquent-ils aussi facilement que toi cette époque (et celle d’avant) ?

B. S. :
Il n’y a pas, à part les gens qui ont souffert (des parents morts ou blessés) une grande difficulté à parler de décembre 89. Les gens simples cependant ne peuvent pas s’empêcher d’exprimer une nostalgie envers la vie qu’ils menaient à l’époque.

L&L : Que ressent un Roumain quand on lui pose ce genre de questions ?

B. S. :
Les réactions sont très diverses. Cela dépend de comment ils ont vécu leur vie pendant le communisme.

L&L : Huit ans plus tard, as-tu l’impression que les choses ont changé dans le bon sens, sachant qu’il est difficile de dire que cela puisse être pire ?

B. S. :
Si, cela aurait pu être pire (guerre civile comme en Yougoslavie). Mais si juste après 89 il y avait eu quelqu’un d’autre que Iliescu et sa bande de communistes pour remplir le vide du pouvoir, peut-être on se trouverait dans une autre situation aujourd’hui.

L&L : Que pensent les Roumains de l’élan de solidarité qui a suivi les événements ?

B. S. :
Formidable, jusqu’à ce qu’ils commencent à se méfier.

L&L : Comment les Roumains jugent-ils les actions de solidarité qui ont encore lieu actuellement ?

B. S. :
Encore une fois il est difficile de juger en ensemble. On pourrait dire que si l’action humanitaire a un but ponctuel et qu’on réussit à atteindre, alors des traces restent et la connaissance aussi.

L&L : On pourrait penser que l’aide humanitaire permet aux Roumains de se désintéresser, de refuser d’assumer des problèmes qui les concernent directement. Est-ce juste ?

B. S. :
Non, je ne crois pas.

L&L : Le paysage urbain, notamment, a subi de véritables transformations, avec l’ouverture de nouveaux commerces et l’apparition d’enseignes souvent tapageuses. Les Roumains ont-ils conscience de l’enlaidissement de leurs villes ?

B. S. :
Oui, ceux qui ont une conscience esthétique.

L&L : Sous la dictature, les Roumains étaient méfiants les uns envers les autres. Les relations entre individus ont-elles subi une évolution radicale ?

B. S. :
Pas beaucoup. On peut parler aujourd’hui de n’importe quoi à n’importe qui. Mais la méfiance et l’intérêt personnel sont les constantes d’une mentalité d’économie de jungle.

L&L : Toi même aujourd’hui, à Iasi, privilégies-tu les relations familliales ou as-tu l’opportunité de te faire des relations, dans quels milieux ?

B. S. :
Les deux. Des relations surtout dans le milieu artistique.

L&L : Quelle est la place de la culture en Roumanie ?

B. S. :
La place que les ressources économiques peuvent réserver à un domaine tellement pauvre (du point de vue matériel). La santé et l’enseignement public ont très peu d’allocations budgétaires, alors la culture… Ceux qui gouvernent le pays ont tellement de choix à faire qu’ils ne peuvent pas se rendre compte de l’énorme avantage qu’on peut tirer d’une culture puissante diversifiée et ouverte à tout ce qu’il y a de nouveau.
Bucarest est le centre de la vie culturelle. Par rapport à la France ou à l’Allemagne où la culture s’est ouverte vers les petites villes de province et s’est décentralisée, ici le mouvement est contraire. À part les centres culturels étrangers (français, allemands, britanniques) qui ressuscitent la vie culturelle des villes universitaires (Iasi, Cluj, Timisoara), le reste est silence…

L&L : Existe-t-il une vie culturelle dense dans cette ville ? Y participes-tu ?

B. S. :
Quatre cinémas, deux théâtres, un opéra, un ballet, une philharmonique, une maison de culture pour les jeunes… Les prémisses d’une vie culturelle existent, ce qu’il manque, c’est l’initiative et l’argent. Oui, j’y participais au maximum.

L&L : S’ennuie-t-on en Roumanie ?

B. S. :
Vraiment pas. Cinéma, lectures, rencontres avec les amis, cafés, bars (plus ici à Bucarest), il n’y a pas vraiment le temps de s’ennuyer.

L&L : Depuis ces dernières années, a-t-on vu s’ouvrir des clubs de loisirs, de sports… De quelle sortes ? Sont-ils fréquentés ?

B. S. :
Auparavant, il n’existait que des clubs d’entreprises ou des institutions d’État. Aujourd’hui l’initiative est passée, normalement, dans le terrain privé. Des clubs et des associations sont fréquentés au niveau de leur préoccupation et leurs objectifs.

L&L : Les associations ne sont pas aussi nombreuses qu’en France et les cafés n’y jouent pas le même rôle de lieu de rencontre. Où se trouvent dans la société roumaine les points de convergences d’où les Roumains seraient tentés de se lancer dans de grandes entreprises collectives, notamment culturelles ?

B. S. :
Je crains que ces points de convergence n’existent pas encore. Le travail en équipe est très peu prisé par les Roumains. Cela est un grand problème car de nombreux projets ambitieux échouent à cause de l’individualisme et orgueil des participants.

L&L : La société roumaine était très familliale. L’est-elle toujours ? Assiste-t-on à l’émergence d’une société individualiste ?

B. S. :
Les familles étaient autrefois un liant très fort. Aujourd’hui, avec tous les problèmes matériels (surtout à la campagne ou le communisme a réussi à détruire le remarquable bon sens des paysans), bon nombre de familles sont en déroute.

L&L : Aujourd’hui, quels sont les principaux problèmes qu’affronte la société roumaine ?

B. S. :
Je dirais que le principal problème est le manque de repères moraux. Le procès du communisme n’a pas eu lieu, les gens voient dans la vie de tous les jours que ceux qui volent et arnaquent, ceux qui autrefois mentaient et torturaient ont des voitures et des maisons fabuleuses et ils ne peuvent plus distinguer le bien du mal. La reconstruction de la société occidentale s’est basée, en grande partie sur le procès du nazisme. Le communisme a été une maladie parfois plus dangereuse qui, par son étendue temporelle, a réussi à pénétrer dans le sousconscient des gens. À partir d’ici, tout ce qui a été construit après 89 a été construit sur une mauvaise fondation.

L&L : Et les jeunes ?

B. S. :
C’est le même problème pour eux. Aveuglés par les opportunités matérielles que certains de leurs parents peuvent leur offrir, ils se sont jetés dans un consomatorisme absurde. La première génération de la télévision (surtout Pro TV) veut atteindre un standard de vie occidentale sans rien construire de durable. Cela est aussi le problème de leurs parents. D’ici divers dérapages : drogue, etc.

L&L : Quelles difficultés penses-tu devoir affronter dans les années à venir ?

B. S. :
Après 96 on espérait que le changement va se produire à tous les niveaux de la société, dans l’économie,etc. Malheureusement, une poignée de gens bien intentionnés mais soumis à des contraintes et compromis, ne peuvent pas remplacer tout un peuple qui, dès 30-35 ans est malade. Si un revirement moral ne se produit pas, succédé par un économique, je vois très peu de chances pour la Roumanie des années suivantes. D'ailleurs, les gouvernements ont reconnu : si la Roumanie ne prend le train de l’intégration 2000 (avec tous les enjeux économiques, politiques et sociaux que cela comporte), la prochaine chance sera dans dix-quinze ans.

L&L : Quelle est la place de la culture française en Roumanie ?

B. S. :
Assez forte quoique bien menacée par l’invasion américaine. Avec des programmes culturels réguliers et diversifiés mis en place par un réseau de centres culturels actifs et dynamiques, la culture française a de bonnes chances pour l’avenir.

L&L : Quelle est celle des investissements économiques ?

B. S. :
Alcatel est la société la mieux implantée dans le décor économique. Avec une participation à MobilRom (un des deux opérateurs sur le marché de la téléphonie GSM). Je crains que les français ne soient que à peine dans les dix premiers pays
en tant que présence d’investissement économique.

L&L : Que penses-tu de la francophonie dont la Roumanie est adhérente ?

B. S. :
À part les programmes promovés par les centres culturels français, la francophonie est plus un dicton politique qu’une réalité perceptible au niveau de la vie courante des gens. Deux chaînes câblées (TV5 et M6) et un poste de radio qui contient des programmes français, cela est très peu à côté de l’invasion anglo-saxonne.

L&L : Fréquentes-tu le centre culturel français de Iasi et quelles sont ses activités ?

B. S. :
Par la nature de ma collaboration avec le centre de Iasi, oui, j’y étais quo-tidiennement. En ce qui concerne l’Institut Français de Bucarest, le programme s’achève à six heures du soir, ce qui coïncide avec mon programme de travail. Sinon, je suis dans leurs activités (cinéma, jazz, fête de la musique, etc.) et j’y vais quand je peux. À Iasi ils avaient lancé plusieurs festivals : en automne ; Eurodance, en mai ; le Festival Don Juan, en juin (biennal) le festival des films sur l’art, etc. Ils ont une équipe formidable et enthousiaste et ils ont réussi à impliquer certains partenaires de Iasi et de France. Sans eux, je n’aurais pas pu lancer mon opération de formation d’une nouvelle génération de spectateurs de cinéma (La Génération du deuxième siècle).

L&L : Aimerais-tu revenir en France ? Pourquoi ?

B. S. :
Oui, pour des projets ponctuels et pour revoir des amis.

L&L : Quels sont tes projets d’avenir ?

B. S. :
Travailler dans le domaine audio-visuel, dans le cinéma plus spécialement.



Propos recueillis
par l’équipe de L’Un [EST] l’Autre