Laurent
Girard

Janvier 1999

a musique celtique est à la mode. La belle affaire. Tous nos hebdomadaires et quotidiens se sont fendus d’un article de circonstance, posant leurs regards sur un phénomène qui, disons le, n’est nouveau que pour ceux qui n’ouvrent yeux et oreilles que par intermitence. Parler et s’intéresser à la musique celtique(1) est donc à la mode.
L’année 98 fut particulièrement faste pour les musiciens bretons. Malheureusement, on n’aura retenu en France que le rap « celtique » de Manau et le rock juvénile de Mathmata. Ça sent la « récup » commerciale à plein nez, une mainmise aussi menaçante que le désintérêt du public.
Par sa qualité, sa diversité, sa richesse, son contenu et son ouverture, la musique bretonne mérite mieux que d’être résumée aux deux groupes sus-cités. Je souhaite que les lignes qui suivent vous réconcilient avec une musique populaire et sincère, avant que n’opère la saturation radiophonique…

On a toujours joué et chanté en Bretagne, comme dans beaucoup d’autres régions de France et d’Europe. La spécificité culturelle de ce pays, parfois son isolement, lui ont permis de conserver et de faire évoluer tout un répertoire poétique et musical original.
En 1839, le vicomte Hersart de la Villemarqué publie le Barzaz Breiz(2), recueil de chants populaires de Bretagne, qui s’inscrit dans un vaste mouvement européen de redécouverte de la culture populaire. Cet ouvrage réunissant vieilles légendes christianisées, chants de guerre ou d’amour… est la première tentative de fixation écrite d’une culture orale, et encore aujourd’hui la source d’inspiration et de référence pour nombre de musiciens.
Au début du XXe siècle, quelques compositeurs d’instruction classique s’intéresseront aux thèmes musicaux bretons ; Paul Le Flemm et Paul Ladmirault(3). Cette même époque voit le recul rapide de la langue bretonne, une migration massive vers Paris et la montée d’un fort sentiment de honte chez les Bretons ; le « complexe du colonisé »(4). La société parisienne s’amuse des « bretignoleries » de Théodore Botrel (La Paimpolaise…). La pratique instrumentale tend à disparaître, seuls quelques terroirs conservent discrètement une culture qui allait resurgir dans les décennies qui suivront.
Pour l’heure, le sentiment breton s’exprime plutôt au niveau politique et ne touche qu’une minorité. Naissance de différents partis, autonomistes ou indépendantistes, renaissance du druidisme…
Après la seconde guerre mondiale naît le Festival de Cornouaille, à Quimper, et apparaissent les « bagadoù »(5), troupes de musiciens sur le modèle des pipe-bands écossais auquels ils empruntent au passage quelques instruments (grande cornemuse, percussions). L’affirmation culturelle bretonne est un constant combat contre la folklorisation et la disparition, peu importe souvent « l’authenticité territoriale » des moyens d’expression.
Dans les années soixante, et dans le sillage de chanteurs libertaires (Brel, Ferré, Brassens…), apparaît Glenmor. Il est incontestablement celui qui redonna aux Bretons leur fierté. Fougueux, il exprime tous les complexes et les frustrations du «plouc» et fustige « Paris-Sodome » qui arracha les filles à leurs familles pour en faire des boniches ou des putains(6).
C’est dans les années 70, pour des raisons qu’il est inutile d’évoquer, que de nombreux jeunes partent à la redécouverte d’une culture menacée d’extinction. Alan Stivell compose une musique électrifiée, résolument rock, qui puise son inspiration et ses thèmes dans la tradition. Gilles Servat s’impose en tribun défenseur de l’identité bretonne tandis que les Tri Yann an Naoned développent une musique de variété à consonnance traditionnelle. Un peu partout en Bretagne, on organise des « festoù noz »(7) qui réunissent toutes les générations dans un esprit de forte convivialité. Dans les granges et les salles des fêtes, on danse au son du kan ha diskan(8) que distillent des chanteurs paysans ; les sœurs Goadec, les frères Morvan… Plusieurs groupes se forment, leur musique est parfois électrifiée ; les Sonerien du, les Diaouled ar menez, les Bleizi ruz…
Les chansons de marins sont collectées (Djiboudjep…). Le répertoire religieux est lui aussi interprété par, entre autres, Jean-Claude Jégat (bombarde) et Louis Huel (orgue).
De nombreuses associations œuvrent pour la promotion de la culture comme War’leur (danse), Dastum (collectage du patrimoine), Diwan (enseignement du breton) ou le Festival interceltique de Lorient. Les médias nationaux et la classe politique contribuent peu quant à eux à ce mouvement, et la production reste tributaire de Paris avant l’apparition d’un label breton…
Les vagues punk et disco vont repousser la musique bretonne vers ses chaumières. Cet exil médiatique est un oubli relatif. Les musiciens ne cessent pas de composer. Isolés, certains sont allés jouer à l’étranger élargissant leur public. Dans l’ensemble, cette période les conduira à approfondir leurs style et à se débarrasser d’un discours politique parfois mal maîtrisé ou trop centré sur le particularisme breton. On danse toujours en Bretagne, la pratique instrumentale se développe. Il n’y a qu’en France qu’on l’ignore. Quelques instrumentistes, parfois issus du jazz (Roland Becker, Jacques Pellen, les frères Molard, Soïg Siberil, Érik Marchand…), ouvrent de nouvelles perspectives au sein de différentes formations (Gwerz, Barzaz…), par la multiplication des influences extérieures. La musique n’est pas médiatisée, mais tous les acteurs de la culture bretonne se livrent à un travail en profondeur, souvent alternatif, qui allait nourrir cette « renaissance » de la fin des années 90.
Ce sont probablement les succès planétaires de groupes comme les Pogues ou U2 qui vont remettre la Bretagne « sur les rails ». La musique bretonne conserve une image «baba-cool», cependant les disques réalisés par Stivell à l’époque démontrent une grande modernité et, déjà, un esprit de large ouverture musicale et culturelle.
Puis les choses vont très vite. En 1994, Dan ar Braz sort le premier disque de L’Héritage des Celtes, orchestre formé de musiciens provenant des différents pays celtiques et qui remporte un franc succès. Plusieurs groupes (Ar Re Youank, Carré Manchot…), actifs depuis de longues années dans les festoù noz, prouvent qu’il est possible de faire une musique d’inspiration traditionnelle et à la fois énergique, et accèdent à une reconnaissance « nationale ». Quelques émissions radiophoniques, et un festival comme les Francofolies y contribuent. Plusieurs concerts-événements ; 25 ans des Tri Yann, 25 ans des Sonerien Du, 25 ans des Bleizi Ruz(9)… viennent aussi dynamiser un regain d’intérêt, et séduisent de nouveaux auditeurs. Les festoù noz se font innombrables et quantité de groupes s’y produisent (Skeduz, Int, Karma, Loened Fall, Pevar Den, Emsaverien, Les Quatre Jeans…).
Le cas de la musique bretonne, en soi, n’est pas particulier. Il est à replacer dans un large contexte de recherche d’authenticité face à une production culturelle insipide et standardisée. Des groupes comme Les Garçons Bouchers, Les Négresses Vertes, La Mano Negra, ou des chanteurs comme Cheb Khaled et Rachid Taha ont préparé le terrain. La vieille musette française et la chanson réaliste sont revenues au goût du jour.
Si la musique bretonne est vivace, les Bretons savent qu’ils ne le doivent qu’à eux mêmes, à leur capacité à conserver et à transmettre leur culture. Malheureusement beaucoup de jeunes, qui aujourd’hui fréquentent les concerts et les festoù noz, n’ont pas toujours conscience du véritable combat qui a été livré depuis toutes ces années.
Mais la victoire n’est pas forcément définitive. Car si le microcosme du show-biz apprécie avec condescendance la musique bretonne, on préférerait en France que tout cela ne se traduise pas en termes politiques.
Située en périphérie de l’Union Européenne, menacée de voir sa langue disparaître, la Bretagne court le risque réel de devenir une banlieue balnéaire de l’Europe. Les récents référendums écossais et gallois, qui accordent à ces pays une large autonomie, donnent des idées aux Bretons. Ceux-ci préféreraient être dans le salon de l’Europe, plutôt que dans le placard à balais de la France. Mais la menace qui pèse sur le dogme irrévocable de « l’unité nationale » est un fantasme que l’on nourrit depuis deux-cents ans dans une classe politique incapable aujourd’hui de repositionner les idéaux français dans la nouvelle réalité mondiale(10). Ce discours s’illustre particulièrement dans une publication comme Charlie Hebdo, pour qui l’affirmation identitaire reste la porte ouverte au « fascisme ». Ceci se traduit dans ses articles en termes particulièrement injurieux et racistes à l’adresse de tous ceux qui en France travaillent à la promotion des cultures régionales, considérés comme des « ploucs » et des « arriérés »(11).
Cependant, les Bretons n’ont pas de leçons de tolérance à recevoir d’un État colonialiste notoire qui se dissimule derrière les « droits de l’homme » pour exploiter sans vergogne une partie de la planète. Ils sont conscients que c’est l’ouverture de leur pays au monde qui a généré les périodes économiquement les plus fastes de leur histoire(12), et puis dans le contexte européen, l’indépendantisme est une idée que l’on n’évoque déjà plus.
Alors que les milieux économiques considèrent que c’est une identité forte et assumée qui permettra à la Bretagne de s’intégrer à la nouvelle donne mondiale, nombre de politiciens locaux affirment par opportunisme leur appartenance à une culture qu’ils n’ont jamais défendue. Les musiciens, quant à eux, n’ont jamais cessé de s’intéresser aux cultures du monde, de multiplier les influences les plus variées. Avec sa Symphonie celtique en 1979, Alan Stivell intégrait déjà des chants berbères. Grand ami de Idir, Khaled et Youssou n’Dour il enregistra plus récemment avec eux. Érik Marchand, grand chanteur, cherche chez les Kurdes et les Tsiganes de Roumanie une ouverture à la mesure de ses talents de fin musicologue. Taÿfa mélange rythmes kabyles et bretons, Carré Manchot se produit en concert avec le groupe antillais Akiyo… La liste est longue et les prestations sont parfois discrètes comme celle des frères Molard sur le dernier disque de Cheb Mami(13).
De la gavotte traditionnelle de Baron et Anneix à la musique new age de Stone Age, en passant par le rock des nantais EV, la musique bretonne fait preuve d’une incroyable diversité, tant sur le plan du style, que de la qualité… Mais la Bretagne, c’est aussi de nombreux festivals où se produisent des musiciens de toutes origines et un public très ouvert, prêt à faire des dizaines de kilomètres pour voir un groupe, ou danser.
La discographie qui suit ne prétend pas être exhaustive. Elle a simplement pour but de vous donner quelques pistes, en vous souhaitant de redécouvrir aussi les musiques de Corse, du Pays Basque, d’Auvergne, du Limousin, de Flandres… Mais, méfiez-vous des imitations !

Laurent GIRARD


Notes :

1. Les musiques dites « celtiques » (de Bretagne, Irlande, Écosse, Galice…) sont très différentes les unes des autres, tant du point de vue musicologique que de la pratique.
2. Barzaz Breiz, Vicomte Hersart de la Villemarqué, Librairie Académique Perrin, Paris.
3. Les œuvres de P. Ladmirault sont éditées par Les Amis de Paul Ladmirault, 4, rue de Bréa, 44000 Nantes.
4. Sur cette période, lire « Le Cheval d’orgueil » de Pierre-Jakez Helias.
5. Sing. : bagad. Les bagadoù s’affrontent une fois l’an au sein d’un concours à Lorient. On en rencontre aussi en dehors de la Bretagne (Lille, Bordeaux…). Les plus réputés sont ceux de Quimper et d’Auray.
6. Bécassine, personnage honni des Bretons, en est l’illustration.
7. Fêtes de nuit. Les paysans avaient coutume de se réunir à la fin des travaux. Le fest noz est une continuité de cette tradition, un peu plus urbaine, et dépouillée de sa relation au travail.
8. Chant contre-chant.
9. Une longévité dont ne se venteront jamais les groupes parvenus trop rapidement au succès.
10. La France est un des derniers États européens à ne pas avoir ratifié la Charte européenne des langues et cultures régionales.
11. C’est au contraire la méconnaissance de sa propre identité, et la frustration identitaire qui conduisent au rejet de l’autre. L’idée d’identité collective, entre l’individu et l’État est une notion inexistante en France. De même, la zone de perméabilité entre la sphère publique et la sphère privée (espace de confrontation entre les sensibilités, les expériences, les cultures…) est très réduite. C’est donc entre une acceptation sans conditions de toutes les différences (qui peut mener à son éclatement) et la négation de celles-ci (qui la conduit à la sclérose) que la France doit se trouver pour évoluer.
12. Ceci ne dédouane pas pour autant une partie de la population d’un penchant intolérant.
13. On aime aussi à répéter en Bretagne, à tort ou à raison, que la bombarde et la cornemuse sont deux instruments d’origine arabe.