Olivier
Jakobowski

Janvier 1999

e 17 Septembre 1996, j’ai quitté la France pour m’installer à Pointe-noire , capitale économique du Congo-Brazzaville et port situé sur la côte occidentale d’Afrique, à 150 kilomètres au Nord de l’embouchure du fleuve Congo. J’attendais de l’Afrique une expérience de rupture, une existence plus authentique et de nouvelles perspectives. J’étais impatient de découvrir les tribus au cœur de la jungle. En fait, je dus séjourner en ville et ainsi perdre vite mes naïves aspirations. Je découvris un autre visage de l’Afrique Centrale, non moins intéressant. Un peuple coupé de ses racines, un territoire qui en s’ouvrant aux techniques modernes se refaçonne et une société urbaine qui reste entièrement à bâtir.
Mes premières heures en Afrique se déroulèrent à l’aéroport de Brazzaville, capitale poitique et administrative du Congo, à l’abri dans une salle climatisée. Très vite, je pris la correspondance pour Pointe-Noire assurée par la Compagnie Aéro Service. J’étais attendu par un enseignant du Lycée Français . Il organisa immédiatement une visite de la ville. Il était environ 21 heures et la nuit était tombée depuis plus de quatre heures. À l’Equateur, la nuit tombe très vite.
Cette ville est composée de trois parties : la cité africaine, bidonville habité par la population autochtone mais aussi par de nombreux sénégalais, maliens... qui contrôlent la totalité du commerce local, la cité européenne habitée surtout par les expatriés français, américains, anglais, italiens, roumains, chinois... et la zone industrielle face à l’Océan. Pointe-Noire est avant tout un centre d’affaires où se développe un volume très important d’activités qui recouvrent tous les domaines : primaire, secondaire et tertiaire avec un secteur dominant, les activités pétrolières. Plusieurs sociétés sont installées à Pointe-Noire et exploitent le pétrole, principalement en mer. Parmi ces sociétés, les plus anciennes et qui sont actuellement au stade de l’exploitation sont Elf-Congo (France) et Agip Recherche (Italie). D’autres sociétés sont présentes et ont obtenu du gouvernement congolais des permis de recherches. C’est le cas notamment de Shell (anglo-néerlandais).
Malgré cette vivacité économique et son cosmopolitisme, la première impression que donne cette capitale économique est un état d’isolement par rapport au reste du monde. Coincée entre l’Océan Atlantique et une jungle inaccessible, Pointe-Noire donne l’impression de vivre sur une île. Les routes sont abîmées, truffées de crevasses, non entretenues. Les pistes sont impraticables pendant la saison des pluies et le chemin de fer est extrêmement vétuste, à réhabiliter, voire à reconstruire complètement sur certains tronçons. Les «blancs» n’osent plus s’y aventurer depuis longtemps. Les trains sont peu sûrs à cause de bandes armées et ils sont très irréguliers. Elle est loin la période bénie où les trains transportaient en moyenne chaque année 1.3 millions de tonnes de frêt et quelques 2 millions de passagers. La seule manière de quitter la ville se résume désormais à prendre l’avion. Cette situation ne risque pas de changer avant longtemps en raison de l’attitude de démission des dirigeants politico-administratifs.
Pourtant la Nature a été généreuse avec ce pays. Il regorge de richesses : le réseau hydraulique est dense et pourrait justifier l’émergence d’une agriculture prospère ; la forêt, riche de ses diverses essences, est en voie de regénération . De plus, ce pays est peu peuplé, un peu plus de 2 millions d’habitants pour une contrée qui représente à peu près le tiers de la France. Le sous-sol est aussi relativement riche.
L’inertie des politiciens a été un terrain propice aux divergences ethniques et à l’instabilité politique. Cet État a été confronté aux guerres civiles. Il y a d’abord eu les événements de 1993-1994 puis le changement de régime d’octobre 1997. Un «coup d’Etat» soutenu par l’armée angolaise et la France a permis à Sassou N’Gesso de succéder au Président Lissouba. Ces derniers événements ont été encore plus graves et ont entraîné la destruction d’une grande partie de Brazzaville, la désorganisation complète du pays et la mort de plus de quinze mille personnes. Pointe-Noire protégée par ses intérêts économiques a échappé au carnage mais la période d’octobre à décembre a tout de même été très violente. Quelques centaines de victimes ont été dénombrées, de nombreux autochtones et occidentaux ont été pillés, des bandes armées se sont formées et ont créé un climat d’insécurité, enfin le choléra s’est propagé dans la cité africaine. Le couvre-feu a été décrété pendant plusieurs semaines et l’armée angolaise, chargée d’assurer la sécurité, est restée plusieurs mois sur place. Le calme est désormais revenu mais les cicatrices restent. Beaucoup de familles africaines ont perdu un ou plusieurs proches et les problèmes économiques et sociaux sont encore plus importants qu’auparavant.
Mes deux années passées à Pointe-Noire, mon emploi, de cadre dans le service transit pétrolier au sein d’une société de sous-traitance pour le compte de la Multinationale Schlumberger, mes nombreuses excursions et sorties ont favorisé ma rencontre avec de nombreux Congolais et créé des amitiés fécondes.
Ce peuple est accueillant et gai mais il ne croit plus à sa force créatrice. Il attend le futur que « l’étranger » lui prépare. Le marché triangulaire, le colonialisme, l’indépendance à la « sauce européenne », le régime marxiste de type maoïste, la corruption sont un très lourd héritage pour le Congo. Extirpé de son monde imaginaire, détaché de « l’ancêtre », attelé de force à la culture européenne, le Congolais traverse une crise d’identité. Il a oublié son histoire, il néglige son passé et risque de plonger dans un obscurantisme qui mène irrémédiablement à l’effondrement. Récemment confronté à la ville, le Congolais a besoin de repères, de liberté d’expression et de création. En attendant, Pointe-Noire demeure le lieu où nombre de familles se débattent dans la misère. Le tissu social reste trop distendu pour que le citadin y retrouve la chaleur humaine des villages. Il ne reste au Congolais que des cafés où il tente de reconstituer cette vie collective. Le samedi soir, la bière a remplacé le traditionnel vin de palme et un tam-tam permet de renouer avec les danses et les chants d’antan et, l’espace d’un week-end, avec l’ambiance à laquelle son passé l’avait accoutumé. Ce pays est cependant peuplé d’ethnies qui ont pratiqué sans relâche et avec ardeur toutes les formes des arts premiers. Leur existence, leur vision, leurs croyances, leur pensée, leur science, leurs techniques, leur civilisation en un mot ne peut être retrouvée aujourd’hui qu’à travers ces arts. Le problème est que la christianisation de ce territoire a poussé les Congolais à abandonner leurs croyances et à détruire tous ces objets culturels. Les missionnaires blancs ont culpabilisé l’africain en lui inculquant qu’il vit dans le péché, que ces pratiques ancestrales sont occultes et vont contre Dieu. Les missionnaires ont contesté aux noirs la capacité d’avoir une vie religieuse autonome qui ne soit pas une régression vers la «sauvagerie». Certes l’Église catholique et les nombreuses sectes chrétiennes présentes prennent peu à peu conscience des ravages de leur passé dogmatique et de leur méconnaissance du paganisme. Elles commencent à tenter de comprendre le Congolais, à prendre conscience du caractère illusoire de porter atteinte au paganisme en détruisant ses supports les plus visibles, mais il reste beaucoup de chemin à parcourir.
De plus, il ne reste ni temples grandioses, ni livres impérissables pour témoigner de leur royauté passée. Ces objets artistiques constituent les archives d’un peuple qui, ignorant l’écriture, n’a pu enregistrer son histoire dans les bibliothèques.
Il est regrettable, en effet, qu’à l’heure où le monde entier admire dans les musées et dans les publications spécialisées les réalisations plastiques africaines, les descendants des artistes nègres ignorent et souvent méprisent ce remarquable patrimoine culturel.
Une des conséquences de ce mépris de leurs origines est que le peuple Congolais vénère les occidentaux… Le « blanc » règne en maître. Il représente le peuple élu, la réussite sociale, l’argent ... Les africains attendent tout de lui et sont souvent déçus puisque beaucoup d’occidentaux se contentent de piller leurs richesses sous leurs yeux et ne voient en eux qu’une main d’œuvre quasiment gratuite. Le salaire moyen du congolais est de six cents francs français soit soixante mille francs CFA en sachant que la ville de Pointe-Noire est une ville où le coût de la vie est l’un des plus élevés du monde. Les prix des denrées occidentales sont souvent de deux à trois fois plus élevés qu’en France. Ce revenu de subsistance ne leur permet pas évidemment d’accéder au mode de consommation occidental. De plus, quatre vingt pour cent de la population est au chômage et les salaires des fonctionnaires sont rarement payés.
Le « blanc », face à la situation congolaise, prend des distances et ironise. Travaillant pour une compagnie internationale, coopérant ou entrepreneur, il n’est souvent là que pour « se faire le maximum de fric ». Il considère très vite que le « civilisé » n’a pas à prendre de gants avec le «sauvage». Il se montre hautain avec les autochtones et ne prend pas la peine de découvrir leur culture.
Au Congo, comme partout en Afrique Noire, le « blanc » est en général désinvolte. Son exil implique un changement de son comportement. Il défie la morale de son pays et provoque des excès dans le pays d’accueil. La pulsion débridée ne trouve plus le frein des interdits ou des sublimations antérieurs. Beaucoup d’étrangers s’imaginent libres de frontières et récusent toute limite sexuelle. Le terrain est favorable, puisqu’en Afrique Noire, plus de la moitié de la population féminine, poussée par la misère, est prostituée. Ces jeunes femmes, souvent atteintes du sida, sont appelées pudiquement «petites sœurs» et font partie de la vie quotidienne de beaucoup d’expatriés.
En fait, le citadin de Pointe-Noire – comme le citadin de toutes les villes d’Afrique Noire – ressent une vivace inquiétude face à la marche du progrès qui doit d’abord tout saccager avant de peut-être établir un ordre supérieur. Certains tentent de retrouver plus d’autonomie vis à vis des occidentaux mais les signes de changement restent peu visibles tant le Congolais semble impuissant sur son propre territoire. Cette situation de dépendance par rapport aux « blancs » est peut-être plus forte dans ce pays qu’ailleurs car le Congolais n’a pas du tout l’esprit d’entreprise et sa production locale est quasiment nulle.
Qu’arrivera t’il demain, en ces temps de globalisation-mondialisation ? Ce peuple peut il encore influencer le cours de son destin ? L’africain peut il reconquérir son identité ? Peut il réaffirmer sa singularité tout en s’harmonisant avec notre modernité ? Ces interrogations feront l’objet de mon prochain article.

Olivier Jakobowski