Didier
Schein

Décembre 1998

Moscou, décembre 1998

’après les commentaires alarmants m’arrivant parfois d’Occident, nous venons de tomber au fond de l’abîme. La Russie ne passera pas l’hiver ; les magasins sont vides, tout le monde est au chomâge, c’est la famine et… les ours approchent de Moscou… en bref, c’est l’apocalypse… Plutôt que de dépenser de l’encre en épiloguant sur la malhonnêteté des journalistes, sur leurs discours misérabilistes et réducteurs qui cachent trop mal le bien être ronflant d’un système en manque de passions, mieux vaut faire quelques mises au point à propos de cette fameuse crise. Le lecteur trouvera certainement bien du plaisir à lire des témoignages de la fin du monde… en direct…
Cette crise a été un choc, pour vous me semble-t-il, amis de France, comme pour moi. Pour vous, car vous avez été stupéfaits de voir devant votre petit écran une Russie subitement en faillite ; pour moi, quand je me suis rendu compte que l’Occident ignorait qu’il y avait une crise terrible en Russie, non pas depuis août 1998, mais depuis une dizaine d’années. Car en fait, il n’y a pas de catastrophe générale ; il s’agit plutôt d’une question de nuances. Avant, ça allait mal, maintenant, ça va encore plus mal. Vous avez pu vous exclamer de pitié confortable devant des images de ces personnes âgées faisant la queue pour de la viande qu’elles ne pourraient de toute façon pas se permettre d’acheter. La retraite est de 300 roubles (cent francs actuellement), en moyenne par mois, autant dire rien. Mais ces 300 roubles avant la crise (300 francs alors) étaient-ils une fortune ? Pour ces gens-là, la catastrophe a commencé avec la fin de l’URSS, et non au mois d’août dernier.
Cet aveuglement des Occidentaux – et leur stupéfaction soudaine – pourrait provenir de l’image qu’ils avaient de la capitale russe. Moscou était une cité en effervescence économique. Elle accueillait de nombreuses représentations de firmes étrangères, on y payait souvent les salaires en devises, on y construisait et rénovait, la vie y était chère (pour la location d’un bureau, par exemple, elle était bien plus onéreuse que Paris). Bref, Moscou était un grand marché aux billets verts. Or la crise, en touchant principalement Moscou, a démontré la supercherie. Moscou était un mirage au milieu du désert économique, une tour de Babel arrogante et enviable pour nombre de provinciaux. La courte vague de paranoïa qui effleura une partie de la population moscovite, après la dévaluation, était animée, entre autres, par la peur d’une révolte de la province. On sait bien que la prospérité de la capitale était scandaleuse face à un pays en crise, dans lequel les salaires n’étaient plus payés parfois depuis des années(1). Les fortunes qui se faisaient à Moscou pouvaient paraître en province comme usurpées, comme le fait de voleurs, de corrompus, responsables de la ruine du pays en vendant les richesses nationales aux étrangers et en accaparant les aides reçues par le gouvernement. D’ailleurs, la capitale était bien consciente de cette situation. Pour contrer le flux d’immigrants de la province, il existe depuis longtemps déjà, une sorte de citoyenneté moscovite, un droit de résidence (propiska), sans lequel personne ne peut travailler à Moscou.
Une des particularités les plus frappantes des remous provoqués par la dévaluation est que les catégories jusqu’alors épargnées par la crise et qui s’étaient enrichies (ce sont bien sûr les nouveaux Russes) sont maintenant elles aussi touchées, parfois même jusqu’à la ruine. Plus que la faillite d’un pays, c’est celle d’un système, mis en place par le couple Eltsin-Tchernomyrdine, qui s’appuyait sur cette classe privilégiée, plus en fait comme sur un modèle culturel (de mauvais goût) que sur un animateur économique. Car jamais les nouveaux Russes n’ont eu le souci d’entraîner le pays vers le redressement économique. Plutôt que d’investir dans la production russe, ils préfèrent mettre leur argent à l’abri dans les banques étrangères. Les fortunes se sont faites essentiellement par le commerce, tandis que la production nationale ne faisait aucun progrès, le pays s’enfonçant ainsi dans un état de dépendance par rapport aux produits étrangers.
Autre effet de la nouvelle crise, la baisse de l’activité économique avec souvent le gel de projets dans l’attente de jours meilleurs, et même la fermeture de nombreuses firmes, provoquent un accroissement du chômage et une paupérisation des individus. Ainsi, certaines entreprises étrangères, au lendemain de la dévaluation, décidèrent soudain de diminuer leurs activités en Russie, ainsi que les charges (en baissant les salaires ou en licenciant), et parfois même annoncèrent leur départ. Faut-il les pleurer ? Pas forcément. Car la majorité de ces firmes n’étaient en Russie que pour importer. Peu sont celles qui effectuaient ici un véritable investissement dans les structures productives ou de l’équipement. Il est clair que la Russie a besoin des produits étrangers, car sa production est pour l’instant insuffisante. Mais ces firmes n’ont rien de philanthropes. Leur raison d’être ici est de faire le maximum d’argent en un minimum de temps. Nous savons que les commerciaux touchent des pourcentages sur les ventes, donc plus ils vendent, plus ils vendent cher, plus ils accroissent leurs fortunes personnelles. Aussi les marges bénéficiaires qu’ils opéraient étaient démentielles. Ces marges étaient donc en partie responsables de la cherté de la vie à Moscou, les prix y étant comparables aux prix parisiens, quand le salaire moyen y était cinq fois inférieur, et les retraites de 300 francs par mois… Alors si des firmes étrangères décident de partir, ce n’est pas qu’elles font faillite, loin de là, mais qu’elles voient leur poche grossir trop lentement. Cependant, certaines choisissent de rester en diminuant charges et salaires, et les résultats commencent à se faire sentir : les ventes reprennent, avec des marges bien moins importantes, certes, mais dans des quantités parfois supérieures, du fait de la diminution de la concurrence. En tout cas, le retrait d’un nombre important de firmes importatrices peut avoir, à plus ou moins long terme, un effet positif qui serait un redémarrage de la production nationale, car il est clair maintenant que la Russie doit d’abord compter sur elle-même et non sur les importations et les aides étrangères.
Autre domaine dans lequel la crise a épouvanté le monde ; celui de la politique. La crise a fait éclater aux yeux de tous la réalité de la situation. Depuis longtemps, il n’y a plus de président. Dans la grande tradition soviétique depuis Brejnev, Boris Eltsin est malade et incapable de gouverner ; aussi, à deux ans des élections, on pense déjà à sa succession. D’autre part, depuis longtemps, toute la classe politique, principalement celle des oligarques(2) au pouvoir avec Tchernomyrdine, est totalement désavouée. Mais la perspective de la succession du président, et peut-être même celle d’une démission de celui-ci, place la Russie dans un état d’effervescence. Malheureusement, la course au pouvoir requiert tous les efforts. Personne, ni les communistes, ni les démocrates, ni Loujkov, le populaire maire de Moscou, ni Lebed, n’ont le souci de proposer un programme de gouvernement. Chacun s’acharne à critiquer l’autre, à faire des discours démagogiques. Mais il semble que le redressement du pays ne les concerne pas. Seul le démocrate Grigori Iavlinski(3), le leader du parti Iabloko (la Pomme), propose bien depuis plusieurs années un programme de réformes. Mais ses chances sont très minimes. Il passe pour être un homme droit, rareté dans la classe politique russe, ce dont peut aussi, pour le moment, s’enorgueillir le nouveau premier ministre Evguéni Primakov). Cependant, son image d’intellectuel et de démocrate ne lui rapporte pas 10 % dans les sondages. D’autre part, l’idée d’un pouvoir autoritaire séduit un nombre croissant de personnes. On pense que le peuple n’est pas fait pour la démocratie, qu’il s’enfonce dans le marasme et la corruption, et que seul un homme fort, qui pourrait autant être Loujkov ou Ziouganov que Lebed, remettrait le pays à flot. Alors, dans les esprits tout se mélange joyeusement : nationalisme et stalinisme, rêve impérialiste et antisémitisme… Il y a donc de fortes chances que le successeur d’Eltsin voudra relancer dans le pouvoir un souffle d’autorité et peut être de nationalisme. Mais en tous cas, un retour au communisme ne me semble guère possible. Quant à la crainte occidentale d’une Russie fasciste, elle tient pour moi du pur fantasme, le pays étant trop impliqué dans le marché mondial(4).
Que change finalement la crise provoquée par la dévaluation du rouble ? Elle a tendance à niveler la société russe vers le bas en appauvrissant l’ensemble des catégories sociales, et même celles qui étaient jusqu’alors privilégiées. Mais en comparaison de ce qui s’est passé depuis 1985, ce ne sont que des remous qui ne méritaient pas tant de tapage. Aussi, alors que le monde s’agitait, effrayé qu’il était par la Russie, ici, bien que les conséquences des événements financiers étaient le sujet de toutes les conversations, rien ne semblait avoir changé dans le comportement des gens, même lors des journées les plus noires pour la monnaie. À part quelquefois, des queues (pas trop longues) dans certains magasins, résultat plus de la peur et d’un réflexe datant d’un temps encore proche que d’une réelle pénurie, la population demeure extrêmement calme. Pour les uns par sérénité, pour les autres par résignation.
Pour ma part, j’ose espérer que cette crise aura des effets finalement positifs, même si un redressement du pays sera plutôt l’affaire d’une ou deux décennies que de quelques mois. En effet, une baisse de l’activité commerciale pourrait conduire à une reprise de la production nationale, seule condition à un redressement économique et moral. Je me prends aussi à rêver qu’en ruinant les classes privilégiées des commerçants-accapareurs-voleurs, la crise pourrait procéder à un nettoyage social bienvenu. Car l’on ne construit rien de bon sur des bases pourries. Aussi, même si elle est dramatique pour certains, la crise n’est pas le cataclysme craint à l’étranger, ni même l’annonce de l’explosion d’un régime corrompu, lui même fossoyeur d’un autre. Les Russes ne font que rarement des révolutions. D’autre part, relativisons les choses. Pour un pays qui depuis le début du siècle a connu le tsarisme, 70 ans de communisme, et qui a gagné la seconde guerre mondiale au prix de 20 millions de morts, que représente un krach boursier ?

Didier SCHEIN
Correspondant pour L’Un [EST] l’Autre en CEI.


Notes :

1. Ce qui ne signifie pas forcément la famine, car on paie souvent le personnel en nature, notament dans les unités de production. Ainsi l’exemple d’un ami dont le père, chauffeur dans un kolkhoze de la région de Tchéliabinsk (sud de l’Oural) va chercher son salaire, depuis quatre ans, sous forme de légumes et parfois de viandes… Devant les difficultés économiques, la société russe a eu le réflexe de retourner aux temps archaïques du troc, quand la monnaie n’existait pas.
2. Le mot démocrates, dont ils se qualifient, ne leur convient pas trop et tend lui-même à être déconsidéré.
3. Grigori Iavlinski a refusé d’entrer au gouvernement de Primakov devant l’absence de programme de celui-ci.
4. N’oublions pas que la Russie a vaincu l’Allemagne nazie, ce dont tout le monde ici garde de la fierté.