Traduction
de
Didier
SCHEIN

Mai 2000

ontrairement à ce que l’on peut s’imaginer, sur les rives de la Volga, le plus grand fleuve d’Europe, ne vivent pas que des Russes. Le long de son cours se sont fixées, depuis des siècles, des populations différentes. Les Mari, qui habitent le bassin de la Volga, entre Nijni-Novgorod et Kazan, en font partie

En pensant à la récolte, un Mari dit : « Qu’il serait bien qu’aujourd’hui Perké soit avec nous… »
Quand quelqu’un passe chez son voisin et le surprend à l’heure du repas, il salue alors le maître du logis par ces mots : « Que Perké soit avec vous ! »
Depuis longtemps le peuple croit que Perké ne visite que le maître de logis hospitalier et travailleur.
On raconte qu’autrefois dans un village vivait un riche Mari du nom de Saran. Il était très avare et ladre. Chez lui les greniers et les caves croumaient de denrées ; dans la grange demeuraient des miches de pain non rompues. Ainsi longtemps demeuraient-elles, au point que les bolets avaient le temps d’y grandir.
Mais personne ne se souvenait que Saran avait une fois partagé le pain avec quelqu’un. Il arrivait que Saran déjeunait et qu’à ce moment passait chez lui un voisin. Le richard entendait un grincement des portes et, vite, cachait toute la nourristure : un morceau dans le poêle, un autre dans le coin, et en une minute sur la table ne restent qu’à peine quelques miettes. Le voisin était dans l’izba et Saran lui disait, en soufflant :
— Och, tu n’est pas passé à temps mon bon voisin. Tu es un peu en retard, nous venons juste de déjeuner et de laver la chaudière… En fait, je ne sais que t’offrir…
Mais le voisin connaissait depuis longtemps l’avarice de Saran et il agitait seulement la main :
— Ne t’en fait pas, mon vieux Saran, j’en ai la gorge rassasiée, j’ai déjeuné si copieusement qu’il se pourrait bien que je ne veuille plus manger de la semaine.
— Bon d’accord, disait Saran, je voudrais pourtant bien t’offrir quelque chose…
Le voisin s’en allait, Saran à nouveau sortait la nourriture sur la table.
Saran ne travaillait pas lui même au champ. Pour lui, nuit et jour, travaillaient les valets de ferme… Mais Saran les nourrissait à les affamer : il donnait un morceau de pain rassis et là-dessus rajoutait encore :
— Tous des parasites, ils me dévorent moi-même… Qu’il serait bien s’il ne fallait nourrir personne…
Perké, le dieu de l’aisance entendit parler de Saran.
Et une fois, par une chaude journée d’été, à l’izba de Saran, frappa un vieux gueux. Saran justement déjeunait à ce moment là.
Le gueux était vieux, faible. La femme de Saran eut pitié de lui et, quand son mari était retourné, elle lui donna en cachette une croûte de pain.
Mais Saran surveillait quand même : comme un milan il fondit sur le vieux et lui arracha la croûte des mains. :
— Il faut donner à tout le monde ! Allons plutôt nous-même de par le monde ! Au lieu des vagabons, mieux vaut nourrir ses cochons !
Le vieux regarda le richard et demanda :
— Veux-tu que je fasse de sorte que jamais personne ne te demande du pain ?
Saran se réjouit :
— Je le veux ! Je le veux ! Je crois bien qu’il est dommage de toujours donner son pain aux gens.
— Prends ton arc et une flèche, sort dans la cour et tire la flèche du côté de ta grange, dit le vieux, si tu fais ainsi, alors plus jamais personne ne viendra te réclamer.
Saran empoigna l’arc et la flèche et, oubliant même de remettre son bonnet, il bondit dans la cour. Il tira la corde et décocha la flèche en direction de la grange où, comme dans l’izba, s’entassaient des miches de pain non rompu. La flèche tomba au milieu de la grange et au même moment toutes les miches s’enflèrent en un chaud brasier.
Et le vieux gueux dit :
— Maintenant ton désir est accompli, âme avare. Plus personne ne passera chez toi te demander du pain. C’est moi Perké qui te le dis. Ainsi parla le vieux et il disparut, comme s’il était entré sous terre.
Il comprit alors, le ladre Saran, qu’il avait offensé Perké lui-même, qui donne aisance aux gens travailleurs et hospitaliers. Flambèrent de fond en comble et la grange et les miches. Personne parmi les villageois ne courut éteindre l’incendie. Et brûla aussi la maison de Saran et la cour. L’avare Saran demeura un gueux ; il est maintenant lui-même parti de par le monde demander son pain aux gens.
Aujourd’hui plus personne ne croit au vieux Perké ; le mot «perké» signifie maintenant tout simplement «récolte», «abondance».

Traduit du russe par
Didier Schein