Didier
SCHEIN
Correspondant de
L’Un (Est) L’Autre
en Russie

Mai 2000

e 7 mai prochain, Vladimir Putin sera officiellement intronisé nouveau Président de la Fédération de Russie. Cet évènement ne contient qu’une signification somme toute symbolique, Monsieur Putin déjà premier ministre, étant devenu Président par intérim depuis le 31 décembre 1999, en remplacement de Boris Eltsin, démissionnaire.

L’élection même de Vladimir Putin, le 26 mars dernier, dès le premier tour des présidentielles n’apportait aucune surprise tant la popularité du Président par intérim était grande dans le pays, même si l’on n’accorde que peu de foi aux sondages. Aussi le véritable enjeu des élections était plutot de savoir si un second tour allait etre nécessaire à Monsieur Putin, c’est-à-dire, à peu de choses près, si celui-ci récueillerait 49,9 % ou 50,1 % des voix. Avec environ 50,3 %, la mission était accomplie et je ne peux que me souvenir de la réaction d’une collègue de travail, russe, lorsque je lui annonçais les résultats définitifs, l’après-midi du 27 mars :
— Tout était bien organisé, m’a-t-elle alors dit, spontanément.
— Je doute que ma collègue fusse dans les secrets du pouvoir. Je dirais plutot que tout le monde n’est pas dupe du triomphe de cet homme froid, énergique et déterminé, sorti de la direction du KGB (1), complètement inconnu il y a encore sept mois et qui rassemble derrière lui un si large consensus.
Plusieurs causes de cette fulgurante ascension peuvent etre décelées. Malgré les accusations de fraude du communiste Guenadi Ziouganov – accusations non retenues par la Commission Électorale – si fraudes il y a eu (2), on ne peut s’imaginer que le résultat des élections aurait pu etre différent, tant l’écart était immense entre M. Putin et ses concurrents; tout juste d’éventuelles auraient-elles pu lui permettre d’échapper au second tour, ce qui est déjà appréciable pour un candidat refusant systématiquement de descendre dans l’arène électorale.
— Si Vladimir Putin a pu l’emporter d’une si éclatante façon c’est certainement pour avoir su contesté à son principal adversaire, Guenadi Ziouganov, le monopole de la défense des thèmes démago-patriotiques, grace notamment à l’action anti-terroriste lancée en Tchétchénie. D’autre part le forfait d’un sérieux concurrent, tel que l’ancien premier ministre Evgueni Primakov, associé à la stabilisation économique après la crise monétaire d’aout 1998, a certainement évité au candidat Putin un second tour. Plus que son état de santé ou les affaires qui ont quelque peu terni l’image de son allié le maire de Moscou, Yuri Lujkov, c’est plutot son échec aux législatives de décembre 1999 et surtout les défections qui les ont suivi, quand nombre de députés de son parti, Otetchestvo – Vsia Rossia, ont subitement rejoint les rangs de Edinstvo, le parti soutenant le premier ministre Putin.
Autre désistement, encore plus étrange : le gouverneur de la région de Krasnoiarsk (Sibérie occidental), le général Alexandre Lebed, troisième des dernières présidentielles, principal artisan de la paix en Tchétchénie et favori de certains à la succesion de Elstin, qui aurait pu contester à M. Putin cette image d’homme fort et providentiel, manqua également à l’appel, restant msytérieusement absent depuis des mois de la vie politique. Ce forfait reste inexplicable et personne ici, d’ailleurs, ne semble vouloir s’y intéresser, comme si cet effacement de Lebed était un phénomène naturel, convenu. Le général ne nous avait pas habitué à une si grande passivité dans l’action politique: ne commandait-il pas le régiment de tanks lors du putsch de 1993 ? n’avait-il pas ensuite dirigé la célèbre XIVe armée russe, basée dans la très kgbiste république autoproclamée de Transnistrie, en Moldavie ? Peut-etre serait-il intéressant de connaitre les liens qui unissent Alexandre Lebed avec certains services spéciaux dont est lui sorti M. Putin : s’ils se vérifianet, ils pourraient expliquer alors les raisons d’un effacement au profit d’un homme tout ausi énergique et providentiel, mais qui avait lui l’avantage d’etre totalement neuf, répondant ainsi plus à l’aspiration au changement de la population (M. Putin peut etre en effet considéré comme un homme neuf, à condition de ne pas trop faire de bruit autour de ses états de service dans l’entourage de M. Sobtchak, l’ancien gouverneur de St. Petersbourg, réfugié pendant deux ans à Paris pour cause de démélés avec la justice russe, puis rentré librement au pays, comme V. Putin était devenu premier ministre, avant de mourir subitement d’une crise cardiaque, alors que les médias commençaient à évoquer ses liens avec le chef du gouvernement).



Primakov et Lebed absents de la course, M. Putin n’avait plus de concurrent de poids. La campagne étonnament terne de G. Ziouganov amène meme à penser que celui-ci n’avait pas trop envie de se battre pour un poste dont il ne saurait que faire... Aussi on dirait bien que Vladimir Putin a gagné les élections par forfait. Tout était déjà décidé avant que les électeurs entrent dans les bureaux de votes. Et toute la classe politique semblait étrangement s’en accomoder, vu l’absence évidente de véritable campagne électorale et de la part du président par intérim, montrant par là qu’il se plaçait au-dessus des partis (ou bien affichant par la meme occasion un certain mépris pour le jeu démocratique ?), et de la part de l’ensemble des candidats, la plupart ( y compris l’amuseur public Vladimir Jirinovski qui, ici, ne fait plus peur à personne, mais peut toujours dérober à l’occasion de précieuses voix aux nationaux-communistes) jouant le role de faire-valoir.
Le seul candidat à avoir fait une campagne digne de son nom fut finalement le démocrate, leader du parti Iabloko, Grigori Iavlinski. Il fut aussi le seul candidat « sérieux », le seul qui avançait réellement un programme. Aussi fut-il critiqué plus que tout autre durant cette étrange campagne électorale. Ses détracteurs ne prenaient pourtant pas pour cible tel ou tel point de son programme, mais avaient plutot pour but de dénoncer le seul candidat osant effectuer une véritable campagne, avec recours aux médias !… Un certain membre de la Douma avait ainsi pu lancer cette boutade: « Partout on n’entend plus que Iavlinski, meme quand on branche le fer à repasser, c’est la voix de Iavlinski qui sort ! » Simple boutade bien sur, mais traduisant la volonté de salir un candidat disposant encore d’une image d’homme propre car, en effet, cette dénonciation de la campagne de Iavlinski se traduisait instantanément en d’autres termes dans l’esprit des électeurs : « D’où lui donc vient l’argent de sa campagne ? » Le sacage d’un bureau de Iabloko dans la banlieue de Moscou, quelques jours avant les élections, plutot que de faire passer Iavlinski pour une victime, a conforté dans l’esprit de la population que lui aussi pouvait etre melé à des affaires louches, qu’il n’était finalement pas meilleur que les autres. Le succès de cette campagne anti-Iabloko fut indéniable: Iavlinski, déjà marqué par son échec aux législatives, arriva, comme prévu, troisième, avec à peine 5 % des suffrages. Dans ses conditions d’absence ou de démobilisation de l’opposition, le triomphe du président par intérim s’avère moins étonnant
M. Putin a bénéficié également d’une situation économique assainie, avec une monnaie stabilisée, après la dévaluation d’aout 1998. La crise monétaire a finalement permis une relance de la production russe, rendant la concurrence des prix locaux plus rude pour les produits étrangers. Autre bienfait de la dévaluation: une hausse relative du niveau de vie pour les personnes touchant leur salaire en devises (il s’agit surtout de personnes travaillant dans le nouveau secteur tertiaire privé), malgré souvent des baisses de leur montant, le cours du rouble ayant diminué de 300 %, pendant que les prix n’augmentaient que de 100, voire 200 %. Bien sur, il ne s’agit que d’une minorité de la population, la plupart étant payée en roubles s’est retrouvée dans une situation difficile, que n’a pas toujours suffit à améliorer le redémarrage de l’activité productrice. C’est le cas surtout des retraités, population très sensible, mais dont les suffrages sont facilement « achetables » par la tradition récente, mais déjà bien établie, de payer les arriérés des retraites et d’en augmenter le montant à la veille d’échéances électorales majeures.



Le fait est qu’en l’absence d’une véritable société civile capable de s’émouvoir autour de vrais débats, la population russe, marquée par le pesant héritage de siècles de totalitarisme, demeure extrèmement influençable. La veille des élections, le journal télévisé nous avait présenté les habitants d’un village éloigné de Sibérie, pour lesquels une élection est toujours un grand jour de fete, un jour où l’on donne de la vodka et… de l’électricité… Un réel engagement politique de la population reste dans ces conditions très aléatoire, d’autant plus que la classe politique comprend bien l’intéret qu’elle a à maintenir ce sommeil civique, en continuant d’accorder dans les débats la primauté à des arguments populistes et démagogiques: les opérations militaires en Tchétchénie ou, la semaine passée, les débats à la Douma sur la ratification du traité américano-russe de limitation des armements se traduisent encore dans les thèmes très mobilisateurs du patriotisme.
Souvent la télévision reste le seul moyen de contact avec le monde extérieur (quand l’électricté fonctionne…) pour une population provinciale, éloignée et désinformée et, alors, facilement manipulisable par des bonimenteurs politiques. Il n’est plus un secret pour personne que, parmi les quatre plus importantes chaines de télévision, si une est controlée par la présidence, une autre par la mairie de Moscou, les deux dernières sont aux mains des oligarques, très riches et rivaux, MM. Berezovski et Abramovitch. Plus que d’un pluralisme des médias, il s’agit ici d’un véritable partage du gateau. Car la nature des informations ne change guère d’une chaine à l’autre; aucun journaliste ne se risquerait à ne pas utiliser la terminologie trop consensuelle pour ne pas etre officielle, à l’égard des opérations militaires en Tchétchénie, à savoir «bandits tchétchènes», «terroristes», «rebelles» ou «opération anti-terroriste» (et surtout ne pas parler de «guerre») (3). Les reportages en Tchétchénie, comme ces interviews de soldats conscients de réaliser leur devoir pour le bien des populations et de leur pays, celui d’une babouchka de Grozny qui a tout perdu dans les bombardements et presque heureuse, au milieu de ses ruines, de pouvoir enfin commencer à vivre normalement, paraissent vraiment trop invraisemblables pour ne pas faire partie d’un processus de manipulation, qu’on ne peut assimiler à un besoin de controle exceptionnel de l’information en période de guerre, car ce controle ne date pas de l’automne dernier. Et gare aux fausses notes: dimanche passé, le journal Kommersant s’est vu menacé par une censure (qui n’a pas d’existence légale) pour avoir fait une interview d’Aslan Maskhadov, le président (légalement) élu de la République de Tchétchénie… Quant à la mort dans un accident d’avion du journaliste indépendant Artiom Borovik, qui prétendait posséder des dossiers sur nombre de personnalités politiques, elle demeure mystérieuse, malgré les conclusions définitives de l’enquète officielle…
Décidément le consensus de M. Putin parait s’assimiler à un savant mélange de controle et de manipulation, associé à un attrait certain pour le clientélisme. Sa méthode de gouvernement ressemble à ce que l’on appelait en Italie au début du siècle le «transformisme», l’intégration des oppositions ici ou là, par distribution de postes rémunérateurs : exemples en sont l’alliance avec les communistes à la Douma permettant la réélection au perchoir de Guenadi Selezniov ou le retrait de la candidate du président à la mairie de St. Petersbourg, Mme Matveenko, au profit du sortant M. Iakovlev, après une rencontre de ce dernier avec M. Putin lui-meme. Il est déjà difficile pour les électeurs de voter autrement que pour le pouvoir et il s’avère en plus que, non seulement le résultat du vote est tout tracé avant son déroulement, mais en plus que voter pour l’opposition peut parfois aussi signifier voter, sans que le sache, pour le pouvoir…
Le personnage de M. Putin demeure encore mystérieux : son impression d’énergie franche et décidée contraste avec le gout qu’il semble avoir pour les ombres des coulisses. Il faut dire que pour l’ombre il a été à bonne école… Et des questions restent en suspens et le resteront sans doute encore longtemps: quelle est la vérité des attentats de l’année passée à Moscou qui ont provoqué les opérations militaires en Tchétchénie, opérations qui, si l’on en croit les dires de l’ancien premier ministre, M. Stepachin, étaient prévues depuis longtemps (voir à ce sujet l’article de M. Bonnet dans le Monde) ? Quel est le poids réel du KGB-FSB dans l’État et quelles sont ses relations avec les oligarques, jusqu’alors dominants ? Jusqu’à quel point l’influence de personnes si compromises pourra-t-elle etre tolérée ? C’est un enjeu important pour la nature du nouveau pouvoir, un enjeu qui, comme beaucoup de choses (meme, et surtout, les élections), se décide en coulisses.



Les dernières élections présidentielles nous prouvent que des élections libres au suffrage universel et le multipartisme ne sont pas des garanties suffisantes pour la réalisation d’une vraie vie démocratique; il faut aussi pour cela que les différents acteurs acceptent de jouer, ne serait-ce qu’un minimum, le jeu démocratique. Si l’idée meme de démocratie ne remporte aujourd’hui plus beaucoup d’échos positifs parmi la population russe, c’est sans doute parce que le nouveau régime qu’on a bien voulu voir «démocratique» ne l’était justement pas. D’autant plus que le besoin de sécurité matérielle, et pour certains meme alimentaire, est bien souvent plus pressant que l’aspiration à une démocratisation réelle. La Perestroika elle-meme n’était-elle pas une révolution venue d’en haut ?…

Didier SCHEIN


Notes :

1.
Nous préferons garder cette ancienne appelation des services spéciaux russes plutot que d’adopter la nouvelle, FSB, pour insister sur les permanences de cette institution depuis l’époque soviétique.

2.
Et il y a certainement eu des fraudes, tant est-il facile, pour n’importe qui de mettre autant de bulletins qu’il peut dans l’urne, si on a pu lui en procurer préalablement, vu la quasi absence de controle auprès des urnes.

3.
L’utilisation de cette terminologie officielle est très intéressante; l’emploi du terme très honni et mobilisateur de « terroriste », par exemple, est symptomatique d’un État menant des opérations « militaires » de maintien de l’ordre contre un mouvement de type partisan : ainsi le pouvoir nazi ou collaborateur contre les mouvements de résistants en France, en URSS ou ailleurs, l’armée française contre les fellagahs algériens…