a théologie de la libération est apparue en Amérique latine dans un contexte marqué par les dictatures militaires et la crise sociale à la fin des années 60. Ses deux plus célèbres auteurs sont le brésilien Léonardo Boff et le péruvien Gustavo Gutierrez dont louvrage intitulé Teologia de la liberacion, publié en 1971 fait connaître lexpression. Dans un continent à majorité catholique où lÉglise est alors un espace privilégié de contre-pouvoirs et de participation, elle est dabord surtout liée à lÉglise catholique mais la déborde dès lorigine au profit de convergences cuméniques. Impliqués auprès de la gauche radicale du continent et critiques vis-à-vis de lexercice du pouvoir au sein de lÉglise catholique, ses acteurs entrent en conflit avec lautorité vaticane et une partie du haut-clergé continental. Ils situent au centre de leur réflexion évangélique la bonne nouvelle de libération et loption préférentielle pour les pauvres. Caractérisée par lusage des sciences sociales, leur théologie se définit elle-même comme lexpression savante dune mobilisation populaire incarnée par les communautés ecclésiales de base.
Petites communautés de foi encadrées par des laïcs ou des prêtres, apparues dès le milieu des années 60, celles-ci ont pour vocation la conscientisation et la praxis sociale des pauvres considérés comme les sujets de leur propre libération. Cependant, il existe une variété considérable dexpériences et de pratiques, des plus modestes, voire des plus traditionnelles, à celles qui sont impliquées dans des processus de mobilisation ambitieux. Ceci ne permet donc pas de les réduire à un modèle idéal. La plupart des observateurs notent toutefois la portée considérable et formatrice de cette nouvelle culture ecclésiale dont la force consiste précisèment à partir des difficultés les plus terre-à-terre de la vie quotidienne.
Les cercles de lecture biblique, premiers noyaux le plus souvent de ces communautés, favorisent un va-et-vient entre la célébration religieuse et des actions concrètes. La lecture de la Bible y est fondée sur un double mouvement : compréhension de lÉcriture à partir de la vie quotidienne et application de lÉcriture à la vie quotidienne. Les chrétiens peuvent donc à la fois partager une action commune avec des non-chrétiens, au nom dune éthique fondée sur la lecture des Évangiles, et renouveller leur identité et sa valeur au cur de lengagement dont ils participent.
Leur impact, ainsi que la polarisation entre la hiérarchie catholique et lapparition dune Église dite populaire, sont plus ou moins importants selon les pays. Au Brésil, au Mexique, au Pérou ou en Amérique centrale, les communautés ecclésiales de base se développent de façon spectaculaire, tandis que leur impact est moindre en Argentine, en Colombie ou en Bolivie. La polarisation entre une hiérarchie garante de lautorité romaine et une base engagée dans laction collective est évidente en Amérique centrale (sauf exceptions notoires, comme celle de Mgr Romero au Salvador), tandis quau Brésil le mouvement est davantage soutenu par la hiérarchie.
La démarche de la théologie de la libération est novatrice en ceci quelle dépasse le conflit entre modernité et tradition, et même les tentatives de les concilier. En elle, modernité (critique du cléricalisme, refus de se replier sur des valeurs traditionnelles, intégration des sciences sociales, etc) et critique de la modernité (critique dune sécularisation comprise dans le sens de la privatisation de la foi, critique dune conception linéaire et culturellement hégémonique du progrès, critique donc de lindividualisme, du capitalisme et du socialisme bureaucratique, etc) convergent de façon dynamique vers la perspective utopique de la conquête du royaume de Dieu. En ce sens, lexpression « libération » concurrence et assume à la fois lexpression « liberté ». Elle partage des perspectives communes avec la gauche athée, assume la dimension du conflit, mais y introduit une dimension évangélique fondamentale. Sans lexclure, elle précède et conditionne le thème plus classique dans lÉglise de la réconciliation et de luniversalité de lamour de Dieu, refuse les « fausses paix » et la référence à une universalité désincarnée qui servirait les pouvoirs en place et les dominations culturelles. Le théologien Jon Sobrino affirme que seule la praxis, cest-à-dire lexpérience concrète de la rencontre et de la solidarité, fait du christianisme une religion universelle.
Dans les années 70, la perspective commune de la gauche athée et des chrétiens engagés pour la libération était liée à la possibilité de produire depuis les sociétés dites périphériques le modèle dun socialisme étatique démocratique alternatif fondé sur le contrôle de lÉtat par les bases populaires, elle projetait la conquête du pouvoir dÉtat par les leaders issus de la mobilisation populaire.
Cette perspective sest écroulée avec léchec du Nicaragua sandiniste consumé en 1990, avec linefficacité des organisation sociales et syndicales dans le contexte de démocratisations de la plupart des pays dAmérique latine pendant les années 80, puis dans celui de la mondialisation pendant les années 90. Si le contexte mondial de laprès mur de Berlin favorise par ses conséquences et son impact le désenchantement, il faut surtout en chercher les causes dans leffondrement de cette perspective plus spécifiquement latino-américaine, dans les effets de laction des États-Unis sur le continent, dans la reconnaissance dune incompatibilité entre démocratisation politique et étatisation de la propriété privée, entre participation populaire et avant-gardes ou organisations pyramidales, ainsi que dans la multiplication et léloignement des pôles de domination.
Dans la mesure où la théologie de la libération et le mouvement des communautés ecclésiales de base dépendent justement des possibilités de transformation dynamique des sociétés, victimes en plus de la permanence de la répression vaticane (démantèlement ou perte dautonomie des communautés ecclésiales de base, politique orientée de nominations, contrôle des séminaires, censure, menaces dexcommunication, etc), de la concurrence des nouveaux mouvements religieux, et de la démobilisation de certains acteurs sociaux sur le terrain de lÉglise qui ne constitue plus le principal canal de participation, ils sont actuellement en crise.
Certains observateurs préfèrent aujourdhui relever la nature ambig¸e de larticulation entre ce quils définissent comme une hérésie savante et une hérésie populaire, cest-à-dire la confiscation de la mobilisation populaire qui aurait servi la promotion dune élite intellectuelle internationale dont les relais existent en effet en Europe et en Amérique du nord. Cette confiscation se serait donc matérialisée sur le plan politique dans le Nicaragua sandiniste. À leur avis, la théologie de la libération serait dabord caractérisée par un glissement idéologique surdéterminé par la guerre froide. Ils envisagent donc sa disparition ou au mieux la dispersion dun héritage éthico-religieux.
Dautres observateurs tiennent compte des ambiguïtés précédentes mais aussi de la conversion réelle et profonde dont relève cette théologie, de la multiplicité des effets sociaux et culturels engendrés par cette conversion. Ils voient dans la crise quelle traverse, mais aussi dans la résistance des communautés ecclésiales de base (par exemple évidente au Brésil, plus difficile au Nicaragua) et de la diffusion du discours théologique de la libération (notamment à travers les centres cuméniques qui permettent de contourner lautorité romaine), les vecteurs dune recomposition de lunivers dont elle participe. À leur avis, la théologie de la libération serait dabord caractérisée par une intuition fondamentale, avec sa profondeur sociale (la communauté de perspectives, même si elle nest pas exempte de paradoxes et dambiguïtés, entre des intellectuels et des groupes sociaux auxquels ils nappartiennent pas forcément par rapport à la question du sens de leur position dans lordre social) et sa profondeur religieuse (limplication et la valeur de la foi par rapport à linterrogation précédente), qui se prolongerait aujourdhui en interaction avec les mouvements de la société civile, creusée tant sur le plan de la praxis sociale que sur celui de lexpression religieuse, cest-à-dire sur laxe de leur convergence dynamique.
De fait, le discours de la théologie de la libération sest de plus en plus ouvert à la diversité des mouvements de la société civile et naturellement au dialogue interreligieux, sans abandonner sa première intuition et la figure évangélique des pauvres. Il est très présent par exemple autour de linsurrection indienne dans le Chiapas ou du mouvement des paysans sans-terre au Brésil. En outre, il sest étendu à lAsie et à lAfrique.
Sil nexiste plus de théorie intégrale du changement social liée à la conquête du pouvoir dÉtat, le changement étant alors contenu et protégé dans les limites de la nation indépendante, ces observateurs voient dans le développement dune société civile mondiale solidaire avec les pauvres, les exclus et la cause des pays du sud, hostile à la nature actuelle de la mondialisation et au repli des peuples sur eux-mêmes, lémergence dun nouvel ordre global des pouvoirs qui assume mieux la tension entre unité et pluralisme, entre interdépendance et diversité des sociétés modernes, et pour lequel les cultures et les échanges religieux apparaîtraient comme encore plus décisifs. Ce que les théologiens de la libération appellent maintenant la reconstruction de lespérance, lié plus que jamais à des initiatives locales, ne signifierait donc pas labandon de toute
perspective globale de changement, lalibi seulement au désengagement des pouvoirs publics dans un contexte néo-libéral ou lengagement sans autre intentionnalité à une coopération avec ces pouvoirs en faveur de la «reconstruction» de lÉtat. Elle engagerait au contraire à fonder directement une telle perspective dans le potentiel de créativité des initiatives de proximité, elle se traduirait dans une coordination décentralisée et horizontale de mise en réseaux de ces initiatives. La nécessité obligerait à ne plus sacrifier le potentiel de créativité lié à ces actions au nom de perspectives globales seulement capables de leur conférer une ambition supérieure en convertissant en pouvoir dÉtat ou en contre-pouvoir hiérarchisé la mobilisation quelles encouragent. Les moyens expérimentés pour lutter, pour exercer des pressions internationales sur les décideurs contiendraient aussi lélaboration de nouvelles formes dorganisation collective, cest-à-dire linvention déjà des alternatives espérées.
Le Père Jacques Lancelot a travaillé longtemps comme prêtre missionnaire en Amérique Latine. Il y a fait lexpérience des communautés ecclésiales de base. Actuellement secrétaire du CEFAL (Comité épiscopal France-Amérique Latine) à Paris, il a accepté de partager son expérience et se réflexions en répondant à ces quelques questions. Lentretien a été réalisé le 2 juillet 1999.
Malik Tahar-Chaouch : Pourriez-vous faire le bilan de votre expérience de missionnaire en Amérique Latine ?
Jacques Lancelot : Jai dabord travaillé six ans et demi au Chili. Javais auparavant lu avec un grand intérêt les textes de Léonardo Boff et de Gustavo Gutierrez. Jai donc relu lÉvangile à la lumière de ce contexte de dictature et de grande pauvreté qui avait une grande répercussion en moi. Jai redécouvert le message de Dieu avec une fraîcheur, une vigueur nouvelles. Dans ce contexte de contrôle permanent de toute activité sociale, il était très difficile davoir des communautés ecclésiales de base. Il était vraiment difficile de structurer quelque chose. Je travaillais dans le quartier de Victoria. Ce quartier avait une grande tradition dorganisation et de combativité née dune prise de terrain par le parti communiste chilien. En tant que prêtres, nous accompagnions toutes les initiatives qui étaient menées au service de la population mais pas les actions violentes de quelques uns. Il sagissait de lorganisation de cantines populaires, de lorganisation de groupes pour lachat de produits de gros à bas prix, de différentes actions de cet ordre-là. Or, toute forme dorganisation était considérée à cette époque comme un contre-pouvoir. Naturellement, nous étions
devenus des « subversifs », des « responsables de la rébellion ». Il y a donc eu des moments difficiles. André Jarlan, un ami prêtre, a été tué dans notre maison par une balle dite perdue. Ces balles ne sont pas toujours perdues pour tout le monde. Deux plus tard, le 7 septembre 1986, un attentat raté contre lui a offert au général Pinochet loccasion dimposer un état de siège. Deux journalistes ont été tués, trois militants politiques dopposition ont été arrêtés et trois prêtres français ont été expulsés du pays. Jétais lun de ces trois prêtres. Ensuite, au Mexique, je me suis trouvé plus directement en relation avec les communautés ecclésiales de base. Ce nétait pas non plus un contexte de grande liberté mais nous avions du moins celle de nous réunir. Quand les communautés ecclésiales de base menaient des actions, elles provoquaient des transformations dans le quartier. Ces actions allaient jusquà interpeller les pouvoirs et même jusquà provoquer
la répression. Cest la preuve quêtre chrétien et engagé dans le monde a des répercussions politiques.
M. T.-C. : Quelles formes pouvait prendre cette répression ?
J.-L. : Elle se traduisait surtout par des menaces, parfois même des menaces de mort. Le but de ces menaces cétait de démobiliser en provoquant la peur. Ensuite lintimidation se caractérisait aussi par des emprisonnements ponctuels de chrétiens laïcs.
M. T.-C. : Combien de temps êtes-vous resté au Mexique ?
J.-L. : Six ans et demi. Jusquà mon retour en France. Depuis, je me sens éloigné du terrain, sans prises sur les événements. La théologie de la libération, cest dabord une pratique de la vie quotidienne. Les gens se réunissent pour connaître Dieu, pour lire la Bible. Sils ne savent pas lire, ils apprennent dans la Bible. Je répète souvent quil ny a pas de théologie de la libération possible sans quon ait une Bible à la main. Alors, ils peuvent sortir de leur silence, de leur peur. Ils prennent attention aux autres, ils découvrent que Jésus les invite à avoir cette attention. Un ressort de dignité senclenche en eux. Vous ne pouvez pas vous imaginer le poids invraisemblable de peurs qui pèsent sur les pauvres : la peur de la police, la peur du patron, la peur du curé, la peur des hommes pour les femmes, la peur de Dieu ! Le pauvre est une personne courbée sous le poids de ces peurs. Lune des premières libérations est bien de le libérer de la peur. Des exégètes ont relevé 365 fois lexpression « Nayez pas peur » dans la Bible. Cest fou comme Dieu avait conscience de la peur des hommes et a voulu les libérer de cette peur. Alors, quand nous acompagnions le travail des communautés ecclésiales de base, nous aidions à exprimer cette peur. On est prisonnier de sa peur quand on ne la dit pas. Dès quon lexprime, on en est déjà à moitié libéré.
M. T.-C. : Quelles actions concrètes menaient
les communautés ecclésiales de base que vous avez connues ?
J.-L. : Je vais vous donner un exemple. Il y avait un raidillon « dangereux » dans le quartier. Quand il pleuvait, il devenait très glissant et les enfants se blessaient régulièrement. Alors, les communautés ecclésiales de base lont aménagé. Tout le monde sest mobilisé et on y a construit des escaliers. Pour cela, il a fallu trouver du ciment, des outils, sorganiser. Je vais vous donner un autre exemple. Dans ce même quartier, trois enfants sont morts pendant labsence dune maman célibataire obligée daller travailler. Elle laissait en effet la garde du plus petit au plus âgé dentre eux qui avait à peine six ans. Il est donc arrivé un accident. Cela a naturellement provoqué une émotion générale très vive. Les communautés ecclésiales de base se sont mobilisées autour de ce drame, de cette tristesse de voir des enfants mourir
jallais dire bêtement. Nous avons organisé une grande collecte et nous avons acheté un terrain pour y construire un jardin denfants. Ce fut une vaste aventure. Nous avons dû tout trouver par nous-mêmes et même construire sans permission. On ne nous laurait jamais donnée. Une fois construit seulement, nous avons tout fait légaliser. Les gens venaient travailler le samedi, le dimanche. Le bâtiment a été construit en un an. Cela fait donc maintenant sept ou huit ans quune quarantaine denfants de mères célibataires y sont accueillis. Dans le quotidien, cest aussi par exemple la visite à une femme malade. Et puis vous savez les gens se disputent toujours. Les communautés de base, les prêtres ont aussi pour mission daider à surmonter toutes ces querelles destructrices du tissu humain du quartier, de favoriser le respect. Ouvrons la Bible : dans les premières communautés chrétiennes, on se querellait aussi, on y faisait aussi lapprentissage de la réconciliation, du pardon. Il sagit dhumanité mais dune humanité très au ras du quotidien.
M. T.-C. : On dit aujourdhui que ces communautés ecclésiales de base sont entrées en crise
J.-L. : On peut apporter plusieurs explications à leurs difficultés actuelles.
La première explication à cette crise me semble être dordre économique. La crise économique affecte beaucoup les pauvres. Ils aimeraient pouvoir se défendre. Mais lennemi est invisible, il na pas de visage. Généralement on dit « Cest le néolibéralisme ! », cest le pouvoir de largent anonyme. Alors, contre qui lutter ? Et à la base, dans les communautés, que faire ? Cest très démobilisant. Il est difficile de résoudre les problèmes si la cause lointaine, si un crack boursier dans le sud-est asiatique a des effets en Amérique Latine.
La deuxième explication est dorigine politique. Les pauvres ne croient plus au pouvoir politique. Ils ont tellement été trompés, on leur a fait tellement de promesses non tenues. Il existe peu de responsables politiques honnêtes qui ne soient pas dabord des aventuriers occupés à senrichir au détriment des autres. Travailler leur conscience morale, provoquer chez eux le sens du service demandent beaucoup de temps. En outre, les gouvernants sont de plus en plus éloignés des gens. Dans ces conditions, ce que les pauvres disent na plus de poids. Ils ne se sentent pas entendus, leur cri laisse indifférent.
Enfin, sur le plan religieux, lAmérique latine se trouve sous un vent charismatique. Cet esprit charismatique pousse les gens à tourner les yeux vers le ciel et non plus vers la terre. Il consiste seulement à chanter, à louer Dieu. Cest si difficile de transformer le monde que lon peut être conduit à inventer un Dieu dévasion. Lémotion lemporte sur le défi de la transformation du monde, alors quil ne faudrait sacrifier ni lune ni lautre. Les peuples dAmérique Latine sont très affectifs, ils sont très sensibles à la chaleur humaine, à la gratuité, ce qui conforte cette tendance.
M. T.-C. : Certains observateurs reprochent justement à la théologie de la libération ne pas avoir su tirer toutes les conséquences liées à la recherche dune dynamique convergente entre action et spiritualité. Quen pensez-vous ?
J.-L. : Je vais me faire critique avec la première démarche de la théologie de la libération. Elle a pris en compte le contexte de lépoque et elle a mis laccent sur léconomique, le politique, le social. Le culturel, le religieux, la relation entre les hommes et les femmes nont pas été suffisamment pris en compte. Si on a assisté à une telle hémorragie vers le pentecôtismes, cest parce que la vie religieuse, la dimension culturelle des peuples nont justement pas été suffisamment approfondies et prises en charge par les communautés ecclésiales de base. Nous ne sommes pas seulement animés par léconomique et le politique. Avec la fin des dictatures, la nécessité de cultiver davantage lexpression religieuse est apparue. On peut observer un accent nouveau, celui dune attention plus soignée envers les différences culturelles. Un rééquilibrage sest réalisé. Au Mexique, cette orientation prend en compte les millions dindiens. Au Brésil, elle prend en compte la négritude. Jai coutume de dire quune travailleuse noire est trois fois esclave : en tant que femme, en tant que travailleuse et en tant que noire. Il faut considérer le potentiel de libération lié à ces trois aspects de son esclavage.
M. T.-C. : Le déplacement de laccent de la réflexion ne se réalise donc pas au détriment de lengagement politique, au profit dune dépolitisation de lengagement dans les communautés ecclésiales de base ?
J.-L. : La fidélité des communautés ecclésiales de base à tenir les deux bouts de la chaîne est essentielle. Aux neuvièmes rencontres interecclésiales de Sao Luis en 1997, javais choisi le carrefour politique. Jai pu vérifier la volonté des communautés ecclésiales de base de ne pas abandonner ce terrain. Cest sur le terrain du politique que sorientent les décisions de société. La première charité consiste à être engagé politiquement. La politique est le premier lieu damour des hommes. Le Christ sest engagé avec vigueur pour son peuple, auprès de son peuple. En ce moment, je relis le livre des chroniques. Il faut voir comment Dieu se sent toujours responsable des hommes et comment les prophètes se responsabilisent vis-à-vis du peuple et de Dieu. Dans la Bible, Dieu se met debout à deux occasions : quand le peuple abandonne son Dieu, quand le frère est exploité. Cette dénonciation contient aussi une annonciation. Cest là que réside la force prophétique des communautés ecclésiales de base. Elles dénoncent, elles annoncent. Elles sont dérangeantes pour lÉglise et pour les politiques. À ce titre, beaucoup sont morts martyrs. On ne peut parler des communautés ecclésiales de base et de la théologie de la libération sans évoquer les martyrs. Ils sont dauthentiques martyrs, cest-à-dire des témoins du grand message de Dieu. Le don de leur vie est une parole très forte. Les lieux de martyre sont des lieux de pèlerinage. On y va pour se ressourcer, pour renouveller sa force dans lexemple de ce don.
M. T.-C. : Un facteur supplémentaire souvent invoqué pour expliquer la crise des communautés ecclésiales de base, cest aussi la pression du clergé conservateur, soit pour les éliminer, soit pour les priver dautonomie en les institutionnalisant dans la paroisse. Quel est votre sentiment à ce propos ?
J.-L. : Pour expliquer ce phénomène, il faut considérer le mouvement de recentrage de lÉglise sur Rome, le durcissement de lautorité ecclésiale qui est moins disposée à partager de façon collégiale ses responsabilités. Il faut aussi identifier le besoin de sécurité qui se cache derrière cette institutionnalisation. Face à la dispersion religieuse, par souci didentité, on veut des choses bien claires. Mais ça ce nest pas tellement la première préoccupation des pauvres. Les communautés ecclésiales de base ont pallié au manque de prêtres, elles ont par exemple été amenées à prendre la responsabilité de la catéchèse. Mais ce nest pas leur première mission. Leur première mission, cest de suivre Jésus Christ et de transformer le monde. Linstitutionnalisation des communautés ecclésiales de base est aussi un résultat de la formation qui se donne dans les séminaires. Celle-ci traduit justement le mouvement de repli sur lÉglise, la recherche de lidentité catholique. Les disciples se sont aussi interrogés sur leur identité. Jésus les a alors invités à être à la fois disciples et apôtres, à le suivre et à être envoyés dans le monde.
M. T.-C. : Un remède souvent envisagé par les acteurs de lÉglise progressiste à ce phénomène, cest linstitutionnalisation dune coordination horizontale des communautés ecclésiales de base. Avez-vous eu écho dinitiatives qui allaient dans ce sens ?
J.-L. : Non, je nai pas suivi ça. Cest une question en effet très intéressante. Seulement une petite réaction : une religieuse de lEquateur me disait « Nous insistons surtout sur le lien que les communautés ecclésiales de base peuvent avoir entre elles. » Cela va peut-être dans ce sens.
M. T.-C. : Vous avez évoqué limportance croissante que prend la prise en compte des différences culturelles dans la théologie de la libération. Comment vous-même avez-vous rencontré ce quon appelle la religiosité populaire ?
J.-L. : Au Mexique, jétais bien placé. Le Mexique a un grand patrimoine de religiosité populaire. Comment aller aux sources de la libération depuis cette religiosité populaire ? Prenons le récit de la Vierge de Guadalupe. On y trouve deux éléments libérateurs.
Juan Diego est un indien vaincu. Il na pas foi en lui. La Vierge de Guadalupe lui répond « Oui, tu as du prix ». Elle sappuie dabord sur sa dignité. Je pense aussi à une parole de Jésus qui dit « Ta foi ta sauvé. » Quand on sent en soi quon ait aimé et choisi de Dieu, cela donne un pouvoir inestimable. Ensuite, elle lui dit « Vous construirez un sanctuaire pour remédier aux maux du peuple. » Elle sappuie alors sur la solidarité, la fraternité du peuple pour quil se libère de ses maux. La dignité et la solidarité sont les deux piliers de la théologie de la libération. On peut les retrouver tout le temps dans cette religiosité populaire. Dun autre côté, elle peut aussi conduire à une fuite, devenir un refuge consolateur.
Quand jallais bénir une maison, cétait toute une histoire. Cela ne consistait pas seulement à jeter quelques gouttes deau bénite sur des murs. Je proposais que toute la famille, les cousins, les voisins, soient présents. Alors, avant de bénir la maison, chacun raconte ce quil a fallu faire pour arriver à cette maison : le matériel, largent, mais aussi les disputes, les coups de main. Alors la bénédiction va non seulement aux murs mais à la famille et à toute lhistoire de la construction de cette maison. Le boulot du prêtre, des communautés, cest de mettre les gens en situation de responsabilité, de dignité, de convivialité, de faire en sorte quils se rapprochent, quils soient plus attentifs les uns aux autres. Il faut toujours partir de lhistoire dune vie. La théologie de la libération senracine dans lhistoire des pauvres. En ce moment, cest la crise. Mais la crise ne me fait pas peur. La théologie de la libération était un enfant enthousiaste, elle est entrée dans sa crise dadolescence. Ce qui est vrai pour un homme est vrai pour un mouvement, vrai pour lhistoire des peuples. Or, lhistoire continue.
M. T.-C. : Pensez-vous quune théologie de la libération peut émerger dEurope, en écho aux théologies des pays du sud ?
J.-L. : Oui, ce nest pas impossible. Loppression, la pauvreté et lexclusion existent aussi en Europe. Voyez tous ceux que lon expulse parce quils sont sans papiers. Cela pose un problème qui concerne la théologie de la libération. Quand jai rencontré la théologie de la libération en Amérique Latine, je nétais pas si dépaysé. Dune certaine façon, je lavais déjà rencontrée en France dans le travail de lAction Catholique. Il ne lui manquait que le nom.

