Propos
recueillis par
Malik
Tahar Chaouch

Mai 2000

a théologie de la libération est apparue en Amérique latine dans un contexte marqué par les dictatures militaires et la crise sociale à la fin des années 60. Ses deux plus célèbres auteurs sont le brésilien Léonardo Boff et le péruvien Gustavo Gutierrez dont l’ouvrage intitulé Teologia de la liberacion, publié en 1971 fait connaître l’expression. Dans un continent à majorité catholique où l’Église est alors un espace privilégié de contre-pouvoirs et de participation, elle est d’abord surtout liée à l’Église catholique mais la déborde dès l’origine au profit de convergences œcuméniques. Impliqués auprès de la gauche radicale du continent et critiques vis-à-vis de l’exercice du pouvoir au sein de l’Église catholique, ses acteurs entrent en conflit avec l’autorité vaticane et une partie du haut-clergé continental. Ils situent au centre de leur réflexion évangélique la bonne nouvelle de libération et l’option préférentielle pour les pauvres. Caractérisée par l’usage des sciences sociales, leur théologie se définit elle-même comme l’expression savante d’une mobilisation populaire incarnée par les communautés ecclésiales de base.
Petites communautés de foi encadrées par des laïcs ou des prêtres, apparues dès le milieu des années 60, celles-ci ont pour vocation la conscientisation et la praxis sociale des pauvres considérés comme les sujets de leur propre libération. Cependant, il existe une variété considérable d’expériences et de pratiques, des plus modestes, voire des plus traditionnelles, à celles qui sont impliquées dans des processus de mobilisation ambitieux. Ceci ne permet donc pas de les réduire à un modèle idéal. La plupart des observateurs notent toutefois la portée considérable et formatrice de cette nouvelle culture ecclésiale dont la force consiste précisèment à partir des difficultés les plus terre-à-terre de la vie quotidienne.
Les cercles de lecture biblique, premiers noyaux le plus souvent de ces communautés, favorisent un va-et-vient entre la célébration religieuse et des actions concrètes. La lecture de la Bible y est fondée sur un double mouvement : compréhension de l’Écriture à partir de la vie quotidienne et application de l’Écriture à la vie quotidienne. Les chrétiens peuvent donc à la fois partager une action commune avec des non-chrétiens, au nom d’une éthique fondée sur la lecture des Évangiles, et renouveller leur identité et sa valeur au cœur de l’engagement dont ils participent.
Leur impact, ainsi que la polarisation entre la hiérarchie catholique et l’apparition d’une Église dite populaire, sont plus ou moins importants selon les pays. Au Brésil, au Mexique, au Pérou ou en Amérique centrale, les communautés ecclésiales de base se développent de façon spectaculaire, tandis que leur impact est moindre en Argentine, en Colombie ou en Bolivie. La polarisation entre une hiérarchie garante de l’autorité romaine et une base engagée dans l’action collective est évidente en Amérique centrale (sauf exceptions notoires, comme celle de Mgr Romero au Salvador), tandis qu’au Brésil le mouvement est davantage soutenu par la hiérarchie.
La démarche de la théologie de la libération est novatrice en ceci qu’elle dépasse le conflit entre modernité et tradition, et même les tentatives de les concilier. En elle, modernité (critique du cléricalisme, refus de se replier sur des valeurs traditionnelles, intégration des sciences sociales, etc) et critique de la modernité (critique d’une sécularisation comprise dans le sens de la privatisation de la foi, critique d’une conception linéaire et culturellement hégémonique du progrès, critique donc de l’individualisme, du capitalisme et du socialisme bureaucratique, etc) convergent de façon dynamique vers la perspective utopique de la conquête du royaume de Dieu. En ce sens, l’expression « libération » concurrence et assume à la fois l’expression « liberté ». Elle partage des perspectives communes avec la gauche athée, assume la dimension du conflit, mais y introduit une dimension évangélique fondamentale. Sans l’exclure, elle précède et conditionne le thème plus classique dans l’Église de la réconciliation et de l’universalité de l’amour de Dieu, refuse les « fausses paix » et la référence à une universalité désincarnée qui servirait les pouvoirs en place et les dominations culturelles. Le théologien Jon Sobrino affirme que seule la praxis, c’est-à-dire l’expérience concrète de la rencontre et de la solidarité, fait du christianisme une religion universelle.
Dans les années 70, la perspective commune de la gauche athée et des chrétiens engagés pour la libération était liée à la possibilité de produire depuis les sociétés dites périphériques le modèle d’un socialisme étatique démocratique alternatif fondé sur le contrôle de l’État par les bases populaires, elle projetait la conquête du pouvoir d’État par les leaders issus de la mobilisation populaire.
Cette perspective s’est écroulée avec l’échec du Nicaragua sandiniste consumé en 1990, avec l’inefficacité des organisation sociales et syndicales dans le contexte de démocratisations de la plupart des pays d’Amérique latine pendant les années 80, puis dans celui de la mondialisation pendant les années 90. Si le contexte mondial de l’après mur de Berlin favorise par ses conséquences et son impact le désenchantement, il faut surtout en chercher les causes dans l’effondrement de cette perspective plus spécifiquement latino-américaine, dans les effets de l’action des États-Unis sur le continent, dans la reconnaissance d’une incompatibilité entre démocratisation politique et étatisation de la propriété privée, entre participation populaire et avant-gardes ou organisations pyramidales, ainsi que dans la multiplication et l’éloignement des pôles de domination.
Dans la mesure où la théologie de la libération et le mouvement des communautés ecclésiales de base dépendent justement des possibilités de transformation dynamique des sociétés, victimes en plus de la permanence de la répression vaticane (démantèlement ou perte d’autonomie des communautés ecclésiales de base, politique orientée de nominations, contrôle des séminaires, censure, menaces d’excommunication, etc), de la concurrence des nouveaux mouvements religieux, et de la démobilisation de certains acteurs sociaux sur le terrain de l’Église qui ne constitue plus le principal canal de participation, ils sont actuellement en crise.
Certains observateurs préfèrent aujourd’hui relever la nature ambig¸e de l’articulation entre ce qu’ils définissent comme une hérésie savante et une hérésie populaire, c’est-à-dire la confiscation de la mobilisation populaire qui aurait servi la promotion d’une élite intellectuelle internationale dont les relais existent en effet en Europe et en Amérique du nord. Cette confiscation se serait donc matérialisée sur le plan politique dans le Nicaragua sandiniste. À leur avis, la théologie de la libération serait d’abord caractérisée par un glissement idéologique surdéterminé par la guerre froide. Ils envisagent donc sa disparition ou au mieux la dispersion d’un héritage éthico-religieux.
D’autres observateurs tiennent compte des ambiguïtés précédentes mais aussi de la conversion réelle et profonde dont relève cette théologie, de la multiplicité des effets sociaux et culturels engendrés par cette conversion. Ils voient dans la crise qu’elle traverse, mais aussi dans la résistance des communautés ecclésiales de base (par exemple évidente au Brésil, plus difficile au Nicaragua) et de la diffusion du discours théologique de la libération (notamment à travers les centres œcuméniques qui permettent de contourner l’autorité romaine), les vecteurs d’une recomposition de l’univers dont elle participe. À leur avis, la théologie de la libération serait d’abord caractérisée par une intuition fondamentale, avec sa profondeur sociale (la communauté de perspectives, même si elle n’est pas exempte de paradoxes et d’ambiguïtés, entre des intellectuels et des groupes sociaux auxquels ils n’appartiennent pas forcément par rapport à la question du sens de leur position dans l’ordre social) et sa profondeur religieuse (l’implication et la valeur de la foi par rapport à l’interrogation précédente), qui se prolongerait aujourd’hui en interaction avec les mouvements de la société civile, creusée tant sur le plan de la praxis sociale que sur celui de l’expression religieuse, c’est-à-dire sur l’axe de leur convergence dynamique.
De fait, le discours de la théologie de la libération s’est de plus en plus ouvert à la diversité des mouvements de la société civile et naturellement au dialogue interreligieux, sans abandonner sa première intuition et la figure évangélique des pauvres. Il est très présent par exemple autour de l’insurrection indienne dans le Chiapas ou du mouvement des paysans sans-terre au Brésil. En outre, il s’est étendu à l’Asie et à l’Afrique.
S’il n’existe plus de théorie intégrale du changement social liée à la conquête du pouvoir d’État, le changement étant alors contenu et protégé dans les limites de la nation indépendante, ces observateurs voient dans le développement d’une société civile mondiale solidaire avec les pauvres, les exclus et la cause des pays du sud, hostile à la nature actuelle de la mondialisation et au repli des peuples sur eux-mêmes, l’émergence d’un nouvel ordre global des pouvoirs qui assume mieux la tension entre unité et pluralisme, entre interdépendance et diversité des sociétés modernes, et pour lequel les cultures et les échanges religieux apparaîtraient comme encore plus décisifs. Ce que les théologiens de la libération appellent maintenant la reconstruction de l’espérance, lié plus que jamais à des initiatives locales, ne signifierait donc pas l’abandon de toute
perspective globale de changement, l’alibi seulement au désengagement des pouvoirs publics dans un contexte néo-libéral ou l’engagement sans autre intentionnalité à une coopération avec ces pouvoirs en faveur de la «reconstruction» de l’État. Elle engagerait au contraire à fonder directement une telle perspective dans le potentiel de créativité des initiatives de proximité, elle se traduirait dans une coordination décentralisée et horizontale de mise en réseaux de ces initiatives. La nécessité obligerait à ne plus sacrifier le potentiel de créativité lié à ces actions au nom de perspectives globales seulement capables de leur conférer une ambition supérieure en convertissant en pouvoir d’État ou en contre-pouvoir hiérarchisé la mobilisation qu’elles encouragent. Les moyens expérimentés pour lutter, pour exercer des pressions internationales sur les décideurs contiendraient aussi l’élaboration de nouvelles formes d’organisation collective, c’est-à-dire l’invention déjà des alternatives espérées.
Le Père Jacques Lancelot a travaillé longtemps comme prêtre missionnaire en Amérique Latine. Il y a fait l’expérience des communautés ecclésiales de base. Actuellement secrétaire du CEFAL (Comité épiscopal France-Amérique Latine) à Paris, il a accepté de partager son expérience et se réflexions en répondant à ces quelques questions. L’entretien a été réalisé le 2 juillet 1999.

Malik Tahar-Chaouch : Pourriez-vous faire le bilan de votre expérience de missionnaire en Amérique Latine ?

Jacques Lancelot :
J’ai d’abord travaillé six ans et demi au Chili. J’avais auparavant lu avec un grand intérêt les textes de Léonardo Boff et de Gustavo Gutierrez. J’ai donc relu l’Évangile à la lumière de ce contexte de dictature et de grande pauvreté qui avait une grande répercussion en moi. J’ai redécouvert le message de Dieu avec une fraîcheur, une vigueur nouvelles. Dans ce contexte de contrôle permanent de toute activité sociale, il était très difficile d’avoir des communautés ecclésiales de base. Il était vraiment difficile de structurer quelque chose. Je travaillais dans le quartier de Victoria. Ce quartier avait une grande tradition d’organisation et de combativité née d’une prise de terrain par le parti communiste chilien. En tant que prêtres, nous accompagnions toutes les initiatives qui étaient menées au service de la population mais pas les actions violentes de quelques uns. Il s’agissait de l’organisation de cantines populaires, de l’organisation de groupes pour l’achat de produits de gros à bas prix, de différentes actions de cet ordre-là. Or, toute forme d’organisation était considérée à cette époque comme un contre-pouvoir. Naturellement, nous étions
devenus des « subversifs », des « responsables de la rébellion ». Il y a donc eu des moments difficiles. André Jarlan, un ami prêtre, a été tué dans notre maison par une balle dite perdue. Ces balles ne sont pas toujours perdues pour tout le monde. Deux plus tard, le 7 septembre 1986, un attentat raté contre lui a offert au général Pinochet l’occasion d’imposer un état de siège. Deux journalistes ont été tués, trois militants politiques d’opposition ont été arrêtés et trois prêtres français ont été expulsés du pays. J’étais l’un de ces trois prêtres. Ensuite, au Mexique, je me suis trouvé plus directement en relation avec les communautés ecclésiales de base. Ce n’était pas non plus un contexte de grande liberté mais nous avions du moins celle de nous réunir. Quand les communautés ecclésiales de base menaient des actions, elles provoquaient des transformations dans le quartier. Ces actions allaient jusqu’à interpeller les pouvoirs et même jusqu’à provoquer
la répression. C’est la preuve qu’être chrétien et engagé dans le monde a des répercussions politiques.

M. T.-C. : Quelles formes pouvait prendre cette répression ?

J.-L. :
Elle se traduisait surtout par des menaces, parfois même des menaces de mort. Le but de ces menaces c’était de démobiliser en provoquant la peur. Ensuite l’intimidation se caractérisait aussi par des emprisonnements ponctuels de chrétiens laïcs.

M. T.-C. : Combien de temps êtes-vous resté au Mexique ?

J.-L. :
Six ans et demi. Jusqu’à mon retour en France. Depuis, je me sens éloigné du terrain, sans prises sur les événements. La théologie de la libération, c’est d’abord une pratique de la vie quotidienne. Les gens se réunissent pour connaître Dieu, pour lire la Bible. S’ils ne savent pas lire, ils apprennent dans la Bible. Je répète souvent qu’il n’y a pas de théologie de la libération possible sans qu’on ait une Bible à la main. Alors, ils peuvent sortir de leur silence, de leur peur. Ils prennent attention aux autres, ils découvrent que Jésus les invite à avoir cette attention. Un ressort de dignité s’enclenche en eux. Vous ne pouvez pas vous imaginer le poids invraisemblable de peurs qui pèsent sur les pauvres : la peur de la police, la peur du patron, la peur du curé, la peur des hommes pour les femmes, la peur de Dieu ! Le pauvre est une personne courbée sous le poids de ces peurs. L’une des premières libérations est bien de le libérer de la peur. Des exégètes ont relevé 365 fois l’expression « N’ayez pas peur » dans la Bible. C’est fou comme Dieu avait conscience de la peur des hommes et a voulu les libérer de cette peur. Alors, quand nous acompagnions le travail des communautés ecclésiales de base, nous aidions à exprimer cette peur. On est prisonnier de sa peur quand on ne la dit pas. Dès qu’on l’exprime, on en est déjà à moitié libéré.

M. T.-C. : Quelles actions concrètes menaient
les communautés ecclésiales de base que vous avez connues ?


J.-L. :
Je vais vous donner un exemple. Il y avait un raidillon « dangereux » dans le quartier. Quand il pleuvait, il devenait très glissant et les enfants se blessaient régulièrement. Alors, les communautés ecclésiales de base l’ont aménagé. Tout le monde s’est mobilisé et on y a construit des escaliers. Pour cela, il a fallu trouver du ciment, des outils, s’organiser. Je vais vous donner un autre exemple. Dans ce même quartier, trois enfants sont morts pendant l’absence d’une maman célibataire obligée d’aller travailler. Elle laissait en effet la garde du plus petit au plus âgé d’entre eux qui avait à peine six ans. Il est donc arrivé un accident. Cela a naturellement provoqué une émotion générale très vive. Les communautés ecclésiales de base se sont mobilisées autour de ce drame, de cette tristesse de voir des enfants mourir… j’allais dire bêtement. Nous avons organisé une grande collecte et nous avons acheté un terrain pour y construire un jardin d’enfants. Ce fut une vaste aventure. Nous avons dû tout trouver par nous-mêmes et même construire sans permission. On ne nous l’aurait jamais donnée. Une fois construit seulement, nous avons tout fait légaliser. Les gens venaient travailler le samedi, le dimanche. Le bâtiment a été construit en un an. Cela fait donc maintenant sept ou huit ans qu’une quarantaine d’enfants de mères célibataires y sont accueillis. Dans le quotidien, c’est aussi par exemple la visite à une femme malade. Et puis vous savez les gens se disputent toujours. Les communautés de base, les prêtres ont aussi pour mission d’aider à surmonter toutes ces querelles destructrices du tissu humain du quartier, de favoriser le respect. Ouvrons la Bible : dans les premières communautés chrétiennes, on se querellait aussi, on y faisait aussi l’apprentissage de la réconciliation, du pardon. Il s’agit d’humanité mais d’une humanité très au ras du quotidien.

M. T.-C. : On dit aujourd’hui que ces communautés ecclésiales de base sont entrées en crise…

J.-L. :
On peut apporter plusieurs explications à leurs difficultés actuelles.
La première explication à cette crise me semble être d’ordre économique. La crise économique affecte beaucoup les pauvres. Ils aimeraient pouvoir se défendre. Mais l’ennemi est invisible, il n’a pas de visage. Généralement on dit « C’est le néolibéralisme ! », c’est le pouvoir de l’argent anonyme. Alors, contre qui lutter ? Et à la base, dans les communautés, que faire ? C’est très démobilisant. Il est difficile de résoudre les problèmes si la cause lointaine, si un crack boursier dans le sud-est asiatique a des effets en Amérique Latine.
La deuxième explication est d’origine politique. Les pauvres ne croient plus au pouvoir politique. Ils ont tellement été trompés, on leur a fait tellement de promesses non tenues. Il existe peu de responsables politiques honnêtes qui ne soient pas d’abord des aventuriers occupés à s’enrichir au détriment des autres. Travailler leur conscience morale, provoquer chez eux le sens du service demandent beaucoup de temps. En outre, les gouvernants sont de plus en plus éloignés des gens. Dans ces conditions, ce que les pauvres disent n’a plus de poids. Ils ne se sentent pas entendus, leur cri laisse indifférent.
Enfin, sur le plan religieux, l’Amérique latine se trouve sous un vent charismatique. Cet esprit charismatique pousse les gens à tourner les yeux vers le ciel et non plus vers la terre. Il consiste seulement à chanter, à louer Dieu. C’est si difficile de transformer le monde que l’on peut être conduit à inventer un Dieu d’évasion. L’émotion l’emporte sur le défi de la transformation du monde, alors qu’il ne faudrait sacrifier ni l’une ni l’autre. Les peuples d’Amérique Latine sont très affectifs, ils sont très sensibles à la chaleur humaine, à la gratuité, ce qui conforte cette tendance.

M. T.-C. : Certains observateurs reprochent justement à la théologie de la libération ne pas avoir su tirer toutes les conséquences liées à la recherche d’une dynamique convergente entre action et spiritualité. Qu’en pensez-vous ?

J.-L. :
Je vais me faire critique avec la première démarche de la théologie de la libération. Elle a pris en compte le contexte de l’époque et elle a mis l’accent sur l’économique, le politique, le social. Le culturel, le religieux, la relation entre les hommes et les femmes n’ont pas été suffisamment pris en compte. Si on a assisté à une telle hémorragie vers le pentecôtismes, c’est parce que la vie religieuse, la dimension culturelle des peuples n’ont justement pas été suffisamment approfondies et prises en charge par les communautés ecclésiales de base. Nous ne sommes pas seulement animés par l’économique et le politique. Avec la fin des dictatures, la nécessité de cultiver davantage l’expression religieuse est apparue. On peut observer un accent nouveau, celui d’une attention plus soignée envers les différences culturelles. Un rééquilibrage s’est réalisé. Au Mexique, cette orientation prend en compte les millions d’indiens. Au Brésil, elle prend en compte la négritude. J’ai coutume de dire qu’une travailleuse noire est trois fois esclave : en tant que femme, en tant que travailleuse et en tant que noire. Il faut considérer le potentiel de libération lié à ces trois aspects de son esclavage.

M. T.-C. : Le déplacement de l’accent de la réflexion ne se réalise donc pas au détriment de l’engagement politique, au profit d’une dépolitisation de l’engagement dans les communautés ecclésiales de base ?

J.-L. :
La fidélité des communautés ecclésiales de base à tenir les deux bouts de la chaîne est essentielle. Aux neuvièmes rencontres interecclésiales de Sao Luis en 1997, j’avais choisi le carrefour politique. J’ai pu vérifier la volonté des communautés ecclésiales de base de ne pas abandonner ce terrain. C’est sur le terrain du politique que s’orientent les décisions de société. La première charité consiste à être engagé politiquement. La politique est le premier lieu d’amour des hommes. Le Christ s’est engagé avec vigueur pour son peuple, auprès de son peuple. En ce moment, je relis le livre des chroniques. Il faut voir comment Dieu se sent toujours responsable des hommes et comment les prophètes se responsabilisent vis-à-vis du peuple et de Dieu. Dans la Bible, Dieu se met debout à deux occasions : quand le peuple abandonne son Dieu, quand le frère est exploité. Cette dénonciation contient aussi une annonciation. C’est là que réside la force prophétique des communautés ecclésiales de base. Elles dénoncent, elles annoncent. Elles sont dérangeantes pour l’Église et pour les politiques. À ce titre, beaucoup sont morts martyrs. On ne peut parler des communautés ecclésiales de base et de la théologie de la libération sans évoquer les martyrs. Ils sont d’authentiques martyrs, c’est-à-dire des témoins du grand message de Dieu. Le don de leur vie est une parole très forte. Les lieux de martyre sont des lieux de pèlerinage. On y va pour se ressourcer, pour renouveller sa force dans l’exemple de ce don.

M. T.-C. : Un facteur supplémentaire souvent invoqué pour expliquer la crise des communautés ecclésiales de base, c’est aussi la pression du clergé conservateur, soit pour les éliminer, soit pour les priver d’autonomie en les institutionnalisant dans la paroisse. Quel est votre sentiment à ce propos ?

J.-L. :
Pour expliquer ce phénomène, il faut considérer le mouvement de recentrage de l’Église sur Rome, le durcissement de l’autorité ecclésiale qui est moins disposée à partager de façon collégiale ses responsabilités. Il faut aussi identifier le besoin de sécurité qui se cache derrière cette institutionnalisation. Face à la dispersion religieuse, par souci d’identité, on veut des choses bien claires. Mais ça ce n’est pas tellement la première préoccupation des pauvres. Les communautés ecclésiales de base ont pallié au manque de prêtres, elles ont par exemple été amenées à prendre la responsabilité de la catéchèse. Mais ce n’est pas leur première mission. Leur première mission, c’est de suivre Jésus Christ et de transformer le monde. L’institutionnalisation des communautés ecclésiales de base est aussi un résultat de la formation qui se donne dans les séminaires. Celle-ci traduit justement le mouvement de repli sur l’Église, la recherche de l’identité catholique. Les disciples se sont aussi interrogés sur leur identité. Jésus les a alors invités à être à la fois disciples et apôtres, à le suivre et à être envoyés dans le monde.

M. T.-C. : Un remède souvent envisagé par les acteurs de l’Église progressiste à ce phénomène, c’est l’institutionnalisation d’une coordination horizontale des communautés ecclésiales de base. Avez-vous eu écho d’initiatives qui allaient dans ce sens ?

J.-L. :
Non, je n’ai pas suivi ça. C’est une question en effet très intéressante. Seulement une petite réaction : une religieuse de l’Equateur me disait « Nous insistons surtout sur le lien que les communautés ecclésiales de base peuvent avoir entre elles. » Cela va peut-être dans ce sens.

M. T.-C. : Vous avez évoqué l’importance croissante que prend la prise en compte des différences culturelles dans la théologie de la libération. Comment vous-même avez-vous rencontré ce qu’on appelle la religiosité populaire ?

J.-L. :
Au Mexique, j’étais bien placé. Le Mexique a un grand patrimoine de religiosité populaire. Comment aller aux sources de la libération depuis cette religiosité populaire ? Prenons le récit de la Vierge de Guadalupe. On y trouve deux éléments libérateurs.
Juan Diego est un indien vaincu. Il n’a pas foi en lui. La Vierge de Guadalupe lui répond « Oui, tu as du prix ». Elle s’appuie d’abord sur sa dignité. Je pense aussi à une parole de Jésus qui dit « Ta foi t’a sauvé. » Quand on sent en soi qu’on ait aimé et choisi de Dieu, cela donne un pouvoir inestimable. Ensuite, elle lui dit « Vous construirez un sanctuaire pour remédier aux maux du peuple. » Elle s’appuie alors sur la solidarité, la fraternité du peuple pour qu’il se libère de ses maux. La dignité et la solidarité sont les deux piliers de la théologie de la libération. On peut les retrouver tout le temps dans cette religiosité populaire. D’un autre côté, elle peut aussi conduire à une fuite, devenir un refuge consolateur.
Quand j’allais bénir une maison, c’était toute une histoire. Cela ne consistait pas seulement à jeter quelques gouttes d’eau bénite sur des murs. Je proposais que toute la famille, les cousins, les voisins, soient présents. Alors, avant de bénir la maison, chacun raconte ce qu’il a fallu faire pour arriver à cette maison : le matériel, l’argent, mais aussi les disputes, les coups de main. Alors la bénédiction va non seulement aux murs mais à la famille et à toute l’histoire de la construction de cette maison. Le boulot du prêtre, des communautés, c’est de mettre les gens en situation de responsabilité, de dignité, de convivialité, de faire en sorte qu’ils se rapprochent, qu’ils soient plus attentifs les uns aux autres. Il faut toujours partir de l’histoire d’une vie. La théologie de la libération s’enracine dans l’histoire des pauvres. En ce moment, c’est la crise. Mais la crise ne me fait pas peur. La théologie de la libération était un enfant enthousiaste, elle est entrée dans sa crise d’adolescence. Ce qui est vrai pour un homme est vrai pour un mouvement, vrai pour l’histoire des peuples. Or, l’histoire continue.

M. T.-C. : Pensez-vous qu’une théologie de la libération peut émerger d’Europe, en écho aux théologies des pays du sud ?

J.-L. :
Oui, ce n’est pas impossible. L’oppression, la pauvreté et l’exclusion existent aussi en Europe. Voyez tous ceux que l’on expulse parce qu’ils sont sans papiers. Cela pose un problème qui concerne la théologie de la libération. Quand j’ai rencontré la théologie de la libération en Amérique Latine, je n’étais pas si dépaysé. D’une certaine façon, je l’avais déjà rencontrée en France dans le travail de l’Action Catholique. Il ne lui manquait que le nom.