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Didier
SCHEIN
&
Bogdan
STEFAN
Décembre 2000 |
Aux lecteurs
« Je suis né au mois de juillet, le quinzième jour, lan 1915, au village dAlbinet, dans le département de Balti alors que mon père était mobilisé, se préparant pour le front. En cette époque-là, la Bessarabie appartenait à lEmpire Russe, au temps de lempereur Neculai de la Russie tsariste. Mon père avait alors environs quarante ans, laissant la mère, qui avait elle aussi à peu près le même âge, avec sept enfants à la maison : Nadia(1) avait dix-sept ans Sasa ; treize, Vania ; dix, Gheorghe ; huit, Mania ; six, Vasile ; quatre, Elena deux ans. Après une année entière, on a laissé partir le père à la maison parce quil avait sept enfants. Ensuite, en 1918, est encore née une petite fille quon appela Nina et qui est morte à neuf ans, malade de la méningite. Elle était en deuxième classe. Et mon frère Sasa, celui qui était instituteur, est mort en lan 1929, malade de la tuberculose. Mon grand-père avait quatre-vint-sept ans et est mort en 1932, à lâge de cent quatre ans. Il sappelait Simion Lungu. Et mon père et ma mère se nommaient Petru et Natalia »
Tout peut se réduire, en fait, à ce premier paragraphe, noté et lu simplement, dans un style dispersé, dun cahier, lors de notre premier enregistrement. Qui est né et quand est-il né, quand sont-ils morts et par quelle cause, tout est gravé profondément dans la mémoire de Grand-père, comme les événements les plus importants dun monde, dont léquilibre profond et serein paraît ne pas pouvoir être troublé, par rien ni personne. Un monde dans lequel la terre et le rôle du propriétaire shéritaient bien sûr, de père en fils.
Je me suis toujours demandé, en écoutant et réécoutant la bande magnétique et ensuite en en lisant encore et toujours les transcriptions sur le papier, si ce recueil de souvenirs pourrait intéresser aussi quelquun dautre que ceux auxquels, avec Grand-père, javais destiné, depuis le début, notre projet. Jai réalisé ensuite que le témoignage de Grand-père pouvait passer de droit au-delà du cercle restreint de la famille parce quen fait, son récit est le récit de centaines, de milliers dhommes et des personnes chères qui se sont trouvés rejetés, aux temps où le monde dans lequel ils avaient grandi et en les valeurs duquel ils croyaient sécroulait, anéantis par la guerre et par une idéologie barbare. Le témoignage de grand-père représente, sans aucune ombre de doute, un exercice de mémoire beaucoup trop remarquable pour être laissé perdu, surtout que son destin ne comporte pas dactions dramatiques, de résistance active, mais seulement une existence de simple témoin, de survivant.
Dautant plus que, pour tous ceux qui nont pas pu shabituer à lidée quils ne vivaient plus dans le monde et dans le temps duquel ils avaient été chassés, la guerre ne sachevait pas au début de mai 1945. Au fond, à travers leur commerce condamné par un État de « non-droit », basé sur le mensonge et la répression, les grand-pères nont rien fait dautre que de conduire leur propre guerre contre la façon de penser et dagir des autorités. Une guerre perdue davance, même si chaque transaction ou affaire achevée donnait le signal dune bataille gagnée, une guerre qui a continué, même alors quand la menace de la prison était devenue réelle et palpable.
Lun des personnages de cette lutte de tous les jours a été aussi Grand-mère, que Dieu lui offre le repos dans la paix. Son souvenir, celui dune femme indomptable qui a tenu en main la famille, qui a senti quil fallait toujours mettre quelque chose de côté pour un lendemain qui aurait pu se montrer plus noir que le jour présent, traverse tout ce récit. À côté delle, une entière galerie de personnages extraordinaires (depuis le grand-père Simion Lungu au camarade Baranovschi avec ses znatchit(1), de Sasa Zemba ou Ionel Teodoreanu aux humiliés et offensés de « l'obsédante décennie ») donne vie et formes à ce recueil de souvenirs.
En grand partie, les mots de Grand-père, enregistrés tout au long de six rencontres (doctobre 1997 à décembre 1998) sont demeurés inchangés. Je me suis efforcé de conserver le caractère oral de ce recueil de souvenirs, avec tout leur charme et les imprécisions qui en découlent. La reformulation et le repositionnement de phrases ont été effectués seulement dans un intérêt de clarté, et toute espèce dinterrogation concernant les dates ou les personnes,
a été décortiquée par des
questions ou des éclaircissements complémentaires. Si javais désiré, dautre part, me souvenir de quelque chose de la substance de ces enregistrements, les choses que je voudrais évoquer seraient au nombre de deux. Au moins lune dentre elles a pu passer dans la transcription. Grand-père se souvient encore, avec une précision allant jusquaux détails insoupçonnés, des détails, des images («
Le soir, quand je suis parti, il faisait chaud, de la poussière dense sur la route, sécheresse, les jantes de la charrette entraient dans la poussière comme dans du sable
»), des hommes et des trajectoires («
un ancien fermier dAlbinet, maintenant accordeur de pianos à Iasi. Il sappelait Petre Svoboda, il était estropié et demeurait dans la cour de léglise Saint Jean-Baptiste
»), de scènes entières comme tirées dun film (la séquence de la déportation de Dionisie Olaru et de sa femme, Domnica). Parfois cependant, Grand-père sarrête. Et dans ces pauses, qui sur la cassette semblent se prolonger des minutes entières, il semble quil senfonce dans un monde auquel laccès ne dépend pas seulement des mots de la mémoire mais plus des sensations, des sentiments, du goût et de lodeur des temps
Je voudrais dédier ce recueil de souvenir à ta mémoire, lecteur, et à son exercice toujours nécessaire. Et à grand-père je voudrais lui souhaiter la santé et une vie pleine de ce quil souhaite maintenant le plus : la justice. Longue vie, grand-père!
Bucarest, mars 1999
Bogdan Stefan
Jai moi-même rencontré Alexei Lungu, il y a maintenant plus de quatre ans, quand mon ami Bogdan mavait emmené, ému, chez ses grand-parents, dans leur maison, à Iasi. Dans cette ancienne demeure, grande, surtout par rapport aux petits appartements dans lesquels sont habituellement logés les Roumains dans les villes, simple, mais claire et élégante, javais limpression de pénétrer dans un autre temps, un temps que lon regarde maintenant avec une certaine nostalgie, le temps de nos grands-parents et de la vieille Europe. Je me souviens de la grand-mère de Bogdan, Dumnezeu s-o odihneascà în pace, comme une femme énergique et sage, une femme de tête qui tenait sa maison avec vigueur. Je garde par contre dAlexei Lungu limage dun vieil homme dun village de Bessarabie plutôt que celle dun habitant de la grande ville quil était devenu. Un homme qui à Iasi soccupait lui-même de sa vigne et de son vin
ce vin dont je me souviens bien aussi, léger, fruité, avec comme un arrière-goût de cassis, et dont il sen allait sans cesse remplir la cruche
Je garde un profond sentiment pour cet homme qui venait dune terre que je ne connaissais pas, mais que jai moi-même toujours senti couler dans mes veines, ou si vous préférez dans mon inconscient personnel, car elle était aussi celle de mon grand-père que je nai pas connu
Aussi quand Bogdan ma envoyé la brochure avec les souvenirs de son grand-père, il mest rapidement venu lidée de la traduire. Pourquoi proposer à des lecteurs occidentaux les souvenirs dun vieil homme de cette Bessarabie inconnue (précisons quelle nest rien dautre que lactuelle République de Moldavie) ? Quel intérêt peuvent-ils représenter pour eux ? Ces souvenirs sont un témoignage dun passé proche mais aussi dun endroit plus proche que lon veut souvent le croire. Car lEurope ne sarrête pas à Vienne ou à Berlin. LEurope nest pas et doit pas être seulement une construction administrative ; si ces limites géographiques sont incertaines, elle prend cependant naissance dans les vies de ces hommes simples, dont certaines ont été marquées par des événements dramatiques. LEurope, cette entité floue et imprécise trouve sa réalité dans un inconscient collectif que lon a pour devoir, à lheure de la mondialisation et de la connexion planétaire, de conserver et de transmettre. Aussi le témoignage dAlexei Lungu peut légitimement sortir du cadre familial, voire régional, auquel il était initialement destiné pour saventurer parmi dautres arcanes dune mémoire européenne commune.
Didier Schein
Note :
1. Znatchit : en russe, cest-à-dire, donc.
Suite de l'article :
Les souvenirs dun certain Alexei Lungu
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