Laurent
Girard

Juillet 1997

l y a plusieurs mois déjà que mon ami Frédéric Rivet m’entretint d’un voyage d’étude en Roumanie qu’il organisait avec ses camarades étudiants de la Maison Familiale Rurale de Gien, dans l’Orléanais, en pays de Loire.
Mon incertitude professionnelle ne me permit tout d’abord que de lui donner quelques informations et de lui communiquer quelques adresses d’organismes pouvant lui être utiles à l’élaboration de son projet.
Il est vrai que la sylviculture, la chasse et l’agriculture sont des sujets ayant peu à voir avec le tourisme ordinaire. Je suivis donc tout cela de loin. Il me signala un jour être entré en contact avec des parisiens pouvant lui faciliter la tâche. Mes renseignements dataient un peu, mon dernier voyage remonte à 1995.
Mon activité de demandeur d’emploi à plein temps faisait que je gardais l’éventualité du voyage sous le bras sans y penser sérieusement, jusqu’au jour où j’en eu marre de consulter le journal à la rubrique « autres qualifications ». J’acceptai fin mai la dernière proposition de Frédéric d’accompagner son groupe, comme guide interprète, raccrochais le téléphone et ouvris mon passeport à la troisième page :
8. Date d’expiration/Date of expiry : 05 janvier 1997.

Mon visage, je suppose s’est décomposé et Cambronne a du frémir dans sa tombe. Une semaine, samedi et dimanche compris, pour refaire son passeport à quelques semaines des vacances d’été et en pleine période électorale, c’est court. Je ne désespère pas, rappelle Frédéric pour lui dire que ma participation est conditionnelle et cours à la mairie de ma banlieue, livret de famille et timbres fiscaux en poche. Le délai nécessaire à l’obtention d’un passeport est d’un peu plus d’une semaine à moins qu’on ne fasse le coursier soi-même en portant les documents signés du maire à la préfecture.
C’est ce que j’ai fait. Il aurait été vraiment navrant de ne pouvoir partir, pour avoir obtenu mon passeport deux jours trop tard. Dialogue :
— Bonjour ! C’est pour faire refaire un passeport…
— Vous en avez besoin pour quand ?
— Je pars mercredi (en fait, le samedi suivant, au départ de Gien).
— C’est bon, ce sera prêt pour mercredi à quatorze heure.
— Vous êtes sûr ? demandais-je, pas très rassuré tout de même.
— Ah, mais ici, on s’engage sur les délais ! s’élève une voix au fond du bureau ; entre la vexation du fonctionnaire et l’éloquence comique-troupier du commercial en publicité.
Décidément, les administrations ne sont plus ce qu’elles étaient !
Je sors donc de la préfecture, en rendant à la femme qui me l’avait tendu, le tract offrant des plaques d’immatriculation à un prix défiant toute concurence.

Mercredi 4 juin.
Entre Nantes et Gien, la Loire se perd dans les bancs de sable. La sécheresse est ici visible depuis plusieurs années, au point que l’on pourrait se demander si le fleuve ne s’arrêtera pas de couler un jour. Le temps très ensoleillé dont la France a bénéficié permit l’éclosion précoce du printemps, alors qu’à l’autre bout du continent l’hiver persistait. Il faut l’admettre, c’est l’une des plus belles routes de France, une route transversale qui sait encore vous sourire, où les camions circulant dans les méandres vous autorisent à apprécier la beauté des berges.
J’arrive à Gien, fatigué, le soleil est couché. À la radio, un présentateur annonce la mort récente de Jeff Bucley, poète et musicien, noyé dans le Mississipi.

Jeudi 5 juin.
Je fais la connaissance de l’équipage. Quelques mots échangés avec le directeur de la MFR.
Les Maisons Familiales Rurales sont des écoles créées après la dernière guerre, à l’initiative d’une organisation agricole. En effet, les agriculteurs ne disposaient pas pour leurs enfants d’écoles dont l’enseignement serait adapté à leur réalité socio-professionnelle. Autrefois privées et confessionnelles, les MFR sont aujourd’hui privées, laïques et répandues tant en France que dans le monde ; en Europe méridionale, Amérique du Sud, Afrique, Viêt-nam. Le réseau se développe aujourd’hui en Europe de l’Est (Pologne…), et Serge Tronel, le directeur, nous y envoie aussi un peu en observateurs. Nous évoquons son dernier voyage en Roumanie, et l’on sent son regret de ne pouvoir partir. La MFR est en ébullition ; examens de fin d’année, tests d’entrée…
Il y a deux mini-bus à disposition dans l’école. La Roumanie conservant sa réputation de destination à risque, nous nous voyons attribuer le plus ancien, tandis que la dernière acquisition échoit au groupe se rendant dans le Doubs.
Les objectifs du voyage d’étude sont tout d’abord d’observer la réalité rurale et sylvicole roumaine ; en comparaison avec celle de notre pays, mais aussi en fonction des changements politiques de ces dernières années. Il serait bien sûr impossible d’en avoir une impression globale. Les chiffres sont généralement disponibles dans de nombreux centres d’informations en France, et certainement plus fiables que sur le terrain. Mais la réalité humaine, les espoirs et les découragements d’un peuple ne sont pas des valeurs que l’on quantifie dans les institutions européennes. Dans le groupe, peu de personnes ont déjà eu l’occasion de voyager à l’étranger. La découverte promet donc d’être riche.
Je passe le reste de ma journée à me promener dans Gien. Hormis le château, il ne reste pas grand chose de cette ville détruite dans les combats de l’an quarante. L’activité humaine se concentre dans un centre ville rebâti, et deux supermarchés concurents remplissent leur fonction sociale à mesure que les caddies s’emplissent. Les urbanistes des années soixante-dix n’auront guère été préoccupés par l’environnement. À côté, une banlieue roumaine mérite la mention de « plus beau village ».

Vendredi 6 juin.
Montargis, Banque de France. Nous l’apprendrons plus tard ; par des mesures draconiennes, le gouvernement roumain a pour ainsi dire éradiqué le marché noir, entrainant de nombreuses banques dans la faillite. Autrefois, changer des dollars au lieu de francs en Roumanie était plus rentable pour le touriste. Aujourd’hui, le rapport entre les différentes monnaies est pratiquement le même qu’en France. Le principal avantage des dollars réside dans le fait qu’ils prennent moins de place dans le portefeuille.
Un voyage d’étude ne peut se faire sans diapos. Les supermarchés de Gien n’ont pas l’air de connaître ce genre d’article. Quant aux photographes montargois, je les aurais tous visité pour parvenir à remplir mon sac de dix pellicules.

Samedi 7 juin.
Départ. Le camion chargé ; le solide dessous, le mou dessus, et bien entendu, la glacière se trouvera au fond durant tout le voyage…
Nous traversons la France, la Bourgogne, puis la Lorraine. Ce n’est qu’à Nancy que nous rejoignons l’autoroute. D’ici-là, nous avons le temps d’admirer le paysage, d’apprécier les particularités architecturales des régions que nous traversons.
Gien est réellement un lieu de passage entre le Nord et le Sud, l’Est et l’Ouest. Les immatriculations automobiles nous le montrent. En nous éloignant vers l’Est de la France cette diversité minéralogique s’estompera. La route est un moyen comme un autre de connaître le comportement migratoire des populations. Nous croisons quelques allemands bien sûr. Mais passé la frontière, les plaques françaises se font rares, au profit des néerlandaises.
En Allemagne règne la grosse auto et la vitesse. Cela fait presque peur et mêne à réfléchir quand on voit un hélicoptère posé sur la chaussée bloquant des milliers de véhicules sur plusieurs kilomètres.
Une odeur de souffre envahit le bus par les fenêtres ouvertes. Nous entrons dans la vallées du Rhin. Les vignes montent à l’assaut des côteaux couronnés par d’immenses éoliennes.
Nous doublons une première voiture polonaise dans la Ruhr. Chargée jusqu’à la gueule… trafic, déménagement ou expédition chez Ikéa ? Camions turcs, bulgares, hongrois, yougoslaves, bosniaques, roumains… il n’y a pas de doute, c’est probablement par ici que se trouve le centre de l’Europe, la plaque tournante des échanges routiers, rejetant la France à la table des matières dans l’ouvrage consacré au tourisme et à la villégiature saisonnière.
Nous plantons la tente à proximité du Danube que nous abordons pour la première fois. Nos voisins allemands, confortablement assis au fond de leurs sièges de toile regardent dubitatifs notre organisation prénocturne.

Dimanche 8 juin.
Réveil. À côté de nos tentes, un monsieur aux cheveux blancs plie son duvet, renoue sa cravate puis range le cintre qui porta son costume durant son sommeil. Celui-ci a passé la nuit dans sa voiture, visiblement peu regardant sur le confort.
Le paysage que nous suivons depuis l’Est de la France nous paraît monotone. Le voyage sur autoroute est certes plus rapide, les étapes y sont plus longues. Il donne aussi une vision raccourcie de l’espace, sans détails, sans accrocs. Les habitations et les villes donnent l’impression d’un paysage ferroviaire miniature. Les êtres vivants sont absents, flous. Leur existence dérape avant de s’engouffrer dans leurs carapaces automobiles sur les aires de stationnement. Nous vivons dans une autre dimension, un autre temps, où certains objets si réduits nous semblent inexistants.
Nous survolons plusieurs fois le Danube avant d’arriver à la frontière autrichienne. Véritable autoroute liquide de l’Europe centrale, le fleuve est sillonné par d’énormes péniches, pousseurs, barges, trains… Depuis quelques années, le Danube est relié à la mer du Nord via le Rhin et un nouveau canal débouchant aux environs de Ratisbonne, en Allemagne. Relier ainsi la mer du Nord aux portes de l’Orient est un vieux rêve qui naquit dans l’esprit de Charlemagne. Ce projet trop ambitieux fut abandonné par l’empereur avant d’être repensé et réalisé par Louis Ier de Bavière. Le premier canal, achevé en 1845 subit la concurrence du chemin de fer. Puis son activité décline rapidement avant qu’il ne soit abandonné en 1945. Un nouveau projet est retravaillé dès les années 60. L’intérêt d’une telle réalisation est difficilement compris en France, adepte du « tout-routier », et où les mariniers ne survivent que dans les chansons fredonnées dans quelques bistrots à l’avenir tout aussi incertain. Bien que dix fois moins rapide, le transport fluvial est aussi dix fois moins onéreux. Le nouveau canal est inauguré en 1994. Malheureusement, la guerre et le blocus décrété contre la Yougoslavie ne lui permirent pas de remplir pleinement ses fonctions.
Les autoroutes autrichiennes sont payantes, mais sans péages. La vignette, que l’on colle sur le pare-brise, s’achète dans le bureau de change après la frontière ou dans les stations-service. Il est fort risqué de s’en priver, à moins d’emprunter les nationales. Les douaniers ne manquent pas de vérifier l’acquittement de la taxe.
Melk. Dans une trouée d’arbres, l’abbaye baroque nous apparaît dans toute sa splendeur.
Vienne. Nous contournons la ville par le Sud. J’ai toujours été impressionné par ces usines et gazomètres à la sortie de la ville. Hautes cheminées voisinant d’immenses rotondes de briques noires.

Derrière nous, l’ancienne capitale de l’empire austro-hongrois poursuit sa vie de grande métropole européenne alors que nous approchons de la frontière magyare. Il y a quelques années, l’autoroute se terminait brutalement. Une nationale menait vers le Nord et Bratislava, tandis qu’une autre conduisait vers Budapest, distante seulement de deux cents kilomètres de la capitale autrichienne. La réalité européenne éclate aujourd’hui au grand jour. Dans une esthétique toute germanique, sans variations pictogrammiques, la route pénètre la frontière d’hier comme une aiguille vitale inséminant lentement le germe de la « modernité ».
Le passage de la frontière hongroise est maintenant très aisé. Les miradors, ainsi que les autres traces de l’ancien régime ont disparu. Les bureaux de changes, les fast-foods, les commerces et les supermarchés qui se présentent à nous, les brèves formalités accomplies, ne laissent aucun doute sur l’avenir du pays.

Évidemment, rouler sur une si belle route n’est pas gratuit. Après quelques kilomètres, un charmant sourire nous acceuille du haut de son guichet vitré. Je m’enquiers du prix, m’emmêlant dans les suffixes magyars. Notre ravissante hôtesse me répond dans un français parfait, ce qui ne manque pas de faire rire tout le monde dans le camion. Comme premier contact avec la langue hongroise, j’aurais préféré prendre moins de risques.
Nous sommes attendus dans la soirée à Ciskvand, village situé entre Györ et Pápa, à une quarantaine de kilomètres de la frontière.
Sur le bord de la route, une dépanneuse attend. Son conducteur, tel un vautour, fume une cigarette, adossé au véhicule.
Nous sortons de l’autoroute, nous engageons sur une nationale. Sur le bord une jeune fille attend, dans une tenue plus qu’estivale. Les regards suivent amusés. Puis deux autres belles filles s’offrent à nos regards. Enfin une quatrième, franchement déshabillée…
Le passage de nombreux camions, le chômage et l’appât du gain rapide, a placé sur le bord des routes de nombreuses femmes, souvent villageoises et parfois très jeunes.
À l’intersection suivante, perdue dans la campagne, se dresse l’enseigne arrogante d’un supermarché « Metro ». Sur le parking, entouré de hauts grillage, de nombreux clients emplissent leurs coffres. Le capitalisme d’État laisse sa place au collectivisme privé.

Le soleil se couche, illuminant les champs de coquelicots. Pour tout guide vers Ciskvand, nous ne disposons que de quelques notes prises au téléphone. Nous empruntons une route sur la droite s’enfonçant dans la campagne, le camion cahote dans les nids-de-poule. Ici, le temps n’avance déjà plus à la même vitesse. Quelques kilomètres dans la plaine, nous sommes arrivés.
Le portail est ouvert, nos hôtes nous accueillent, souriants. Présentations. Farkas et Nathalie, que Frédéric avait contacté à Paris il y a plusieurs mois, vivent ici une grande partie de l’année. Le calme et la proximité de la Transylvanie leur permet de mener en toute tranquillité leurs activités de recherches. Cette maison, achetée il y a quelques années, a été restaurée plus ou moins efficacement à l’aide d’ouvriers locaux. Les matériaux disponibles utilisés, comme le manque de motivation des employés à restaurer dans les règles de l’art cette vieille ferme typique ont contribué à quelques effets surprenants. La salle de bains, par exemple, est régulièrement enfumée en hiver, par les émanations du chauffage de la pièce voisine. Le bitume utilisé pour le sol s’affaissant avec la chaleur, le lourd fourneau en céramique s’enfonce en déviant la conduite d’évacuation. Du coup, la fumée traverse le mur au lieu de s’échaper vers l’extérieur.
Aux alentours, les villageois ne semblent pas tenir autant que Farkas à la conservation de leur patrimoine. Ces maisons campagnardes, plusieurs fois centenaires, ont été construites en fonction du climat, mais aussi des besoins liés à l’activité de paysan.
La superficie du village est modeste, ce qui ne l’empêche pas de disposer de trois églises. Un seul commerce pourvoit aux besoins des habitants. Dans la région, l’activité économique tourne au ralenti et l’agriculture a plus d’affinités avec le jardinage. Nathalie et Farkas n’ont pas ressenti d’animosité lors de leur installation dans le village. Ses titres de noblesse magyare transylvaine récupérés, Farkas a bien remarqué depuis une certaine distance qu’il apprécie avec une certaine ironie.
Le village est calme. Quelques bovins, rentrent de la prairie, chacun s’arrêtant devant le portail de sa demeure en attendant qu’on lui ouvre. Les villageois ne possèdent souvent qu’une seule vache. Elle sont confiées chaque matin, comme des écolières, au bouvier qui les mêne paître.

Qui des Magyars(1) ou des Roumains ont occupé les premiers la Transylvanie ? À une époque où l’Europe entière passe sous le rouleau compresseur de la standardisation commerciale, la question refait surface atteignant deux peuples dans leur plus profonde intimité, pour le plus grand plaisir de quelques romantiques sarcastiques et pour le plus grand profit de quelques extrémistes nostalgiques.
Depuis sept ans que je voyage en Roumanie, je me suis souvent trouvé pris à parti. J’ai subi l’animosité des employés de chemins de fer hongrois qui me voyaient partir en Roumanie et vexé mes amis roumains en refusant de les suivre dans une interprétation de leur histoire souvent proche de la mystification. « Si tu n’es pas avec nous, tu es contre nous . En quelque sorte l’affection est prise en otage.
Le voyageur étranger, et cela est un conseil, est en droit de ne pas conclure sur un problème historique aussi insoluble(2). Cependant, il ne peut ignorer à quel point les Roumains sont désireux de faire reconnaître leur statut de peuple indépendant ayant son histoire propre. Désir qui malheureusement frise parfois la paranoïa.
Nos hôtes étant notre relais vis-à-vis de nos contacts Sicules en Roumanie, nous passons la soirée à essayer de joindre par téléphone les relations de Farkas dans la région de Csíkszereda(3), but principal de notre voyage. Étant roumanophone et n’ignorant rien du débat passionné qui anime les relations entre Roumains et Hongrois, je me sent un peu mal à l’aise et redoute l’accueil peu chaleureux qui pourrait m’être réservé. Farkas, avec un sourire en coin, et suffisamment fort pour que je puisse comprendre cette phrase prononcée en hongrois, annonce à l’un de ses amis que l’interprète du groupe est roumanophone. La réponse téléphonique fut à peu près celle-ci : « Quoi, tu vas m’obliger à parler roumain ? ». Mais Farkas(4) me rassure, ce n’était qu’une simple taquinerie.
On ne peut résumer les relations entre Magyars et Roumains, en Transylvanie, à un problème ethnique. L’« ethnique » est un raccourci facile à une époque où l’on découvre que les peuples sont différents et qu’ils doivent vivre ensemble. Par le passé, dans cette région, la classe dirigeante était magyare et les paysans, roumains. Les gouvernements staliniens de la Roumanie indépendante ne se sont pas privés pour inverser cet héritage féodal. À l’époque du développement des grands complexes industriels, dans les années 50-70, les Magyars se sont vus être victimes de discrimination. Il leur était très difficile de travailler en usine, tandis que l’État menait une politique de rééquilibrage démographique. Une nombreuse main-d’œuvre paysanne, roumanophone, du nord du pays vint peupler les centres industriels. Ces véritables déracinés, considérés par les Roumains eux-mêmes, et avec mépris, comme des incultes, profitèrent de l’essort économique. Aujourd’hui la majorité des industries sont fermées ou en faillite. Les roumanophones, hier favorisés, sont menacés par le chômage.
Nous gardons tous en mémoire les affrontements de 1990 qui opposèrent Roumains et Magyars à Tîrgu Mures. L’avenir de ces populations, culturellement et socialement frustrées, est incertain. Il est même effrayant d’imaginer de quelles manipulations elles pourraient être victimes(5).

Nous nous sommes attablés au restaurant le plus proche. Cela nous change des sandwiches. En profitant des dernières heures du jour, nous nous posons lentement sur cette terre en «prenant de l’est» ; première bière hongroise…
Cette sortie au restaurant, accompagnés ainsi d’interprètes, est l’occasion rêvée pour découvrir la cuisine magyare sans prendre trop de risques, ou simplement en sachant quelques minutes à l’avance ce que l’on aura dans son assiette.
La région que nous allons visiter en Transylvanie n’est pas à proprement parler « magyare ». Elle est habitée en majorité par une population nommée Sicules. Ceux-ci ne se différencient guère des hongrois tant dans leur langue que dans leurs habitudes culturelles. Leur origine est avant tout obscure. Probablement issus de populations nomades des steppes situées au nord de la mer Caspienne, ils auraient suivi les Magyars dans leur migration vers l’Europe centrale et en auraient adopté la langue. La Hongrie leur confia très tôt la défense de la frontière orientale du royaume.
Il n’existe pratiquement pas de documents concernant cette population, sinon en langue hongroise. Un émigré hongrois aux États-Unis avait bien écrit un ouvrage les concernant. Mais son éloignement des sources documentaires on fait qu’il est peu fiable. C’est bien ce qui complique les recherches de Nathalie, attachée à étudier le droit traditionnel des Sicules. Comme tous les peuples vivant de façon quasi tribale, les Sicules avaient développé toute une quantité de lois très strictes réglant les rapports entre les membres de la communauté et la transmission des biens. Ce droit, aujourd’hui remplacé par les lois de l’état roumain, survit quelque peu au niveau familial. Mais, c’est avant tout sa proximité avec certaines traditions africaines qui passionne Nathalie.
La Hongrie vit aujourd’hui suivant des règles héritées des empires romains et germaniques. Les Sicules restent cependant dépositaires d’une culture magyare plus authentique, moins européanisée. C’est d’ailleurs en Transylvanie que Farkas a trouvé le dernier tailleur capable de lui confectionner un costume traditionnel.

Lundi 9 juin.
Avant de nous rendre dans la capitale, nos hôtes nous proposent de nous faire visiter la petite ville de Pápa, située un peu plus au sud. Il nous y sera possible d’y faire quelques provisions, notamment de cigarettes.
Bien que l’église et les bâtiments officiels y soient imposants, ce n’est qu’une petite bourgade provinciale. Le centre est joliment restauré et les maisons ne manquent pas de couleur. Le climat continental de la région a incité ses habitants à développer dans les villes de petites ruelles, mais aussi cours, arcades, passages, balcons, entresols, qui donnent à la Hongrie un petit air méridional. Le commerce est très développé. Les magasins traditionnels y ont leur place ; alimentation, mobilier, vêtements… Des échoppes diverses ont fleuri depuis quelques années et vendent principalement des produits d’importation comme les lessives, les tabacs, les alcools ou les confiseries… Dans les vitrines, de grandes affiches décorées, couvertes des portraits des élèves de mêmes promotions, et de leurs professeurs, annoncent que la fin des cours est proche et que l’on s’apprête à fêter l’événement.
La boutique la plus intéressante est sans conteste celle où l’on échange, remplit et vend des bouteilles d’eau gazéifiée. Le syphon n’est pas inconnu des Français. Il n’est simplement plus utilisé. En Hongrie, comme en Roumanie, il trône sur chaque table. À l’aide d’un embout approprié, le gaz carbonique contenu dans une capsule de métal est dissout dans l’eau plate d’une bouteille. La vitrine de la boutique révèle l’incroyable diversité des flacons. Aujourd’hui, on utilise principalement des bouteilles en plastique, et l’atelier que nous visitons remplit à la chaîne les récipients consignés. Cette eau est agréable à boire, rafraîchissante. Les Français rechigneront seulement à la mélanger à du vin, comme cela se pratique ici.
Les quelques kilomètres qui nous séparent de l’autoroute menant à Budapest traversent une campagne assez plate. L’horizon est brumeux. Sa ligne monotone est, ça et là, brisée par ces châteaux d’eau typiques en métal brillant, ressemblant à des ampoules dont on aurait exagérément allongé la culasse.
Des panneaux autoroutiers « touristiques » nous informent de la présence proche de quelques églises romanes. C’est d’ici qu’est originaire le fameux saint Martin, dont le Vatican commémore le millénaire. L’imagerie populaire le représente partageant son manteau avec un pauvre errant.
Il est né vers 315 en Panonie(6). Plus tard, son père l’engage dans l’armée romaine, qui le conduit en Gaule. Après vingt années de vie militaire, il prend congé et rejoint Hilaire à Poitiers. Élu évêque de Tours, il se consacre à l’évangélisation des campagnes. À l’époque, le christianisme était surtout un phénomène urbain, les paysans étant encore adeptes de cultes païens(7), celtiques ou latins. Martin est donc un personnage de toute première importance dans le façonnage de l’identité française et l’épisode du manteau est donc plus qu’anecdotique(8).
Le paysage se fait plus vallonné, avant d’arriver dans l’agglomération de Budapest. Les abords de la ville ne sont que très peu aménagés. L’autoroute débouche presque brusquement dans les faubourgs où se côtoient autos, camions, tramways jaunes et piétons. Les murs et les palissades y sont couverts d’affiches publicitaires. On y vante principalement le tabac, l’automobile, la téléphonie… à moins que ce ne soit la nudité des femmes.
Les rails de tram, le bitume défoncé peuvent surprendre le touriste étranger pris dans cette circulation intense. Mais finalement, on s’y fait rapidement. Le plus difficile est d’avoir le temps de lire les panneaux avant d’être dessus.
Nous recherchons la rue de Kiskorona, où habite mon amie Annamária. À l’aide d’une carte trouvée dans une cabine téléphonique sur le bord de la route, je lui ai laissé un message sur son répondeur. À l’heure du repas nous devrions la trouver.
De grands immeubles font face à un échangeur routier. Elle n’est pas là. Je laisse de nouveau un message. Nous repasserons en fin d’après-midi.
Annamária est venue faire ses études à Dunkerque, il y a trois ans. Après avoir été engagée par une filiale de Total Gaz en Hongrie, elle travaille aujourd’hui pour une grande société de publicité. En fait, elle a été embauchée à Budapest le jour même où j’étais licencié, dans le Poitou, du même groupe international. Évidemment, ça resserre les liens. Et puis j’ai été fasciné par sa curiosité. Cette jeune femme ne perdait jamais l’occasion de découvrir un endroit ou un mets inconnus. Un jour, alors qu’elle passait devant une salle de prière musulmane, dans un quartier populaire de Lille, elle demanda s’il était possible de visiter, ce que n’importe quel français n’aurait osé faire simplement par désintérêt. La question ne choqua personne et la visite fut cordiale. Au moment de retourner en Hongrie, Annamária préféra bourrer son sac de couscous et de spécialités asiatiques, plutôt que de s’encombrer de ses cours de fac. Il faut dire que la capitale hongroise offre peu diversité au rayon des cuisines exotiques.
Son quartier est au premier abord peu engageant ; grandes tours tristes, pelouses élimées, trottoirs sales… Mais malgré tout, il semble vivant. Les rez-de-chaussées d’immeubles sont occupés par des boutiques, on y trouve même un restaurant.
Nous avons faim. Il est particulièrement difficile de se garer en centre ville, sinon dans un grand parking sous-terrain. Nous décidons de nous rendre dans le quartier des ambassades, à proximité du Musée de l’Agriculture que nous projetons de visiter.
Nous évitons soigneusement les restaurants du coin. Il aurait été douteux qu’on nous y accepte. En dix ans, ce quartier est devenu très tape-à-l’œil. Les demeures y ont certes du cachet. Le plus souvent en retrait du trottoir, elles offrent leurs façades restaurées au regard, derrière grilles et verdure. Quelques rues plus loin, passé un bloc, la ville présente un autre visage ; gris et bruyant. Nous jetons notre dévolu sur un établissement en sous-sol, et tenu par une charmante blonde en mini-jupe. Les étrangers ne lui font pas beaucoup d’effet, surtout quand ils sont pénibles à fuir ; ne sachant ce qu’il veulent et encore moins l’exprimer en hongrois. Nous finirons tout de même par lui arracher quelques sourires avant notre départ.
J’en fus navré, le Musée de l’Agriculture, situé dans le château de Vajdahunyad est fermé le lundi. Ce musée présente l’histoire de l’élevage et de l’agriculture en Hongrie. Peuple nomade, les hongrois se sont progressivement sédentarisés. L’exposition, très didactique comme à l’habitude en Europe centrale, explique cette lente évolution qui mena les magyars de la chasse à l’exploitation de grandes fermes industrielles. Chaque espèce animale, bœuf, cheval, porc, oie… est détaillée. Il est possible de voir, à partir de reconstitutions l’évolution des procédés de domestication et d’élevages, les outils utilisés à chaque époque.
L’étage est consacré à la chasse. Armes anciennes et trophées constituent l’essentiel des collections. Les cartes détaillées, mais aussi les gravures et les tableaux évoquent une certaine image de l’Europe centrale, mystérieuse, dont on ne sait si elle a réellement existé sinon au cinéma.
La visite du sous-sol mérite vraiment le détour pour sa description de la viniculture. Ce sont les romains qui ont introduit la culture de la vigne en Panonie. Les cépages portent souvent les mêmes noms qu’en France ; Pinot, Cabernet, Medoc, Riesling… en raison d’origines communes ou d’importations. N’ayons crainte de froisser la fierté déplacée des Français ; les Hongrois produisent de très bons vins. Le plus célèbre est le Tokay. Surnommé «vin des rois et roi des vins», c’est un breuvage liquoreux qui ne ressemble en rien à son homonyme alsacien, preuve que le sol a une grande importance dans la qualité d’un vin.
À côté du château, la place des héros. Au milieu d’un hémicycle de colonnes monumentales, la tombe d’Árpád, fondateur d’une dynastie qui régna sur le pays du Xe au XIVe siècle, est gardée par deux soldats imperturbables. Tout autour, veillent les statues de douzes rois et princes, personnages importants de l’histoire hongroise.
L’endroit recèle d’autres lieux de visite et de détente ; le Musée des Beaux-Arts, le zoo, la plage et le parc immense qui l’entoure.
Sur le bord de la route, un homme en slip, coiffé d’un chapeau ridicule et hilare, fait la circulation sous l’œil indifférent de deux policiers venus constater un accident.
En fin d’après-midi, nous franchissons le Danube, quittons Pest pour la colline de Buda(9). Le bevédère du Bastion des Pêcheurs, est l’endroit idéal pour contempler la ville. La chaleur est retombée, et l’air retrouve quelque peu d’humanité dans cette fourmilière.
Annamária nous attendait après sa journée de travail, les fenêtres ouvertes pour profiter de la fraîcheur. Elle est propriétaire de son appartement depuis plusieurs années. En Hongrie, cette formule est nettement plus rentable que la location. Elle a su l’aménager avec soin, profitant de l’ouverture de magasins de mobilier suédois en banlieue. Mais en général les Est-européens ont un rapport différent à la location collective. On ne déménage pas aussi souvent qu’en Europe de l’ouest. Par conséquent, les aménagements s’incrivent dans la durée. Il n’est pas rare non plus de voir dans dans les cages d’escaliers des plantes vertes ou des encadrements qui dénotent avec le gris des murs extérieurs. Ces immeubles des années 70 comportent parfois des aberrations de construction. Ici, par exemple, la porte du séjour ouverte bloque celle de la cuisine. Immaginez-vous en pyjama devant les restes de votre petit déjeuner, attendant nerveusement que votre conjoint ne vienne vous délivrer en fin de journée…
Les grandes villes sont harassantes. Fatigués, nous repartons vers Ciskvand. 120 kilomètres nous en séparent, mais finalement, ce n’était pas plus compliqué que de loger à Budapest. C’est dans l’obscurité et le réservoir presque vide que nous y arrivons en début de soirée.

Mardi 10 juin.
Nous accomplissons aujourd’hui notre dernière étape avant d’arriver en Roumanie. C’est là que l’aventure va réellement commencer.
Nous connaissons déjà la route vers Budapest. Mais mon plan de ville et mes souvenirs sont anciens. Arrivés devant la gare de Keleti, nous prenons sur la droite. Je me trompe de direction, et retournons vers le centre et le Danube. La circulation est intense, la route défoncée, et les tramways prioritaires. Nous passons devant une sorte d’immense marché aux puces avant de retrouver la bonne route. Nous longeons un stade, un grand centre commercial, nous sommes bien sur l’E 60. Nous sortons progressivement de la ville. Les routes s’y font plus larges et les immeubles plus modernes. Ça et là quelques maisons anciennes, à l’ombre du béton nous rappellent qu’à une époque récente nous étions encore à la campagne.
Dans la première localité, le patron du restaurant où nous nous sommes arrêtés nous reçoit cordialement. « Románia, Dracula ! », insiste-t-il, en nous rappelant que la Roumanie est le pays du comte sanguinaire. Il faut dire que le dit vampire résiste à tous les détachants. Les Roumains ne supportent pas que l’on résume leur pays à l’image déformée de l’un de leurs héros nationaux(10). Cependant, le Ministère du Tourisme ne se prive pas pour tirer profit du personnage mondialement connu.
Notre vitesse de pointe s’est considérablement réduite. La route est de très bonne qualité, mais les camions sont nombreux. Venant à contre-sens, les automobilistes font curieusement tourner leur index. Après bien des interrogations, nous finissons par en trouver l’explication. La police routière hongroise en se modernisant, s’est équipée de radars. Il va de soi que l’antidote s’est rapidement développée. Alors nous aussi nous faisons touner notre doigt à l’occasion, ravis d’avoir pu déchiffrer le premier signe d’une communication globale et planétaire !
Les cigognes sont une espèce très répandue en Europe centrale. Elles déambulent dans les champs sur le bord de la route, nullement effrayées. Nous sommes frappés par leur incroyable familiarité d’animal sauvage adapté à l’environnement urbain. Mais nous cessons vite de les dénombrer comme des événements exceptionnels, tellement elles sont nombreuses.

Je nai passé qu’une seule fois la frontière roumaine en auto. En train, l’expérience n’est déjà pas triste… Je redoute déjà la fouille, les questions sur le but de notre voyage et toutes sortes de tracasseries. Je transporte de plus avec moi une petite imprimante, à l’intention de mon ami Costel à Cluj. J’espère ne pas devoir payer un droit de passage plus important que le prix du matériel. Je l’enveloppe dans une chemise en carton à élastiques pour la porter innocemment sous le bras.
La douane hongroise ne nous pose pas de problèmes, réservant le sale boulot aux collègues d’en face.
Un jeune militaire roumain nous arrête, et nous taxe gentiment d’une cigarette avant de nous indiquer la direction à suivre. Cette douane s’est bigrement modernisée depuis mon dernier passage. De plus, il y a peu de monde. Devant nous, les guérites bardées d’autocollants publicitaires font davantage ressembler l’endroit à un drive-in Mac Do qu’à une administation douanière.
Nous nous arrêtons devant l’un des guichets sous un pictogramme représentant une auto. Un officier arrive vers nous en hurlant que notre véhicule est un autobus et que par conséquent nous devrions êtres sur la file d’à côté. Nous reculons pour nous garer à l’endroit demandé. Un vélo sur sa béquille interdit le passage. Un second officier arrive la gorge déployée pour nous engueuler et nous indiquer une troisième file. Plus que ridiculisante, la situation est pénible. Je me dirige vers le plus gros des douaniers ; ce doit être le chef. Je lui demande poliment quelle est la procédure à suivre. Voyant que je parle roumain, celui-ci devient moins hargneux et me colle dans les mains neuf formulaires. Ceux-ci remplis, il me mêne au troisième guichet. Nous payons nos visas, 33 $. Je ne peux m’empêcher de demander à l’employé s’il travaille pour la banque dont le logo s’étale en gros sur la vitre de son aquarium, ou pour la douane. « Pour les deux ! », me répond-il en me rendant la monnaie. Le gros douanier me conduit au deuxième guichet où l’un de ses collègues ouvre un par un nos passeports pour les tamponner.
Quelle joie d’arriver enfin dans un pays dont je connait la langue !!!
Dans le camion, Pierre, le comptable du groupe, hurle en relisant la quittance de change. «On s’est fait arnaquer !». Je m’étais contenté de comparer la somme tenue entre mes mains avec le chiffre indiqué au bas du reçu. Nous refaisons le calcul… il y a une grosse erreur que nous nous empressons de signaler au guichetier. Celui-ci est à peine gêné. Il s’excuse de nous avoir acheté nos dollars au prix du Mark, une différence qui va presque du simple au double…
Plus loin un autre groupe de douaniers nous attend. Avec le temps, les vieux officiers corrompus ont laissé la place. C’est un jeune homme très correct et rigoureux qui nous demande d’ouvrir notre coffre. Sur la file d’à côté, deux lascars sur une Harley rose bonbon sortent leurs papiers. «C’est une Honda, ils ont mis des autocollants dessus !» s’exclame David en éclatant de rire.
« Drum bun ! »(11). Nous avançons nos montres d’une heure en passant devant cette usine chimique à l’odeur exécrable qui marque l’entrée en Roumanie. C’est elle, malheureusement, qui accueille le voyageur. Mais elle peut aussi servir de fanal olfactif dans la nuit, quand on quitte le pays. Nous remplissons le réservoir dans la première station. Les tarifs des carburants sont les mêmes d’une pompe à l’autre. Soit à peu près deux francs le litre de gasoil. Mais en deux semaines, l’augmentation sera d’environ 20 %. Cela reste un produit cher, si nous tenons compte du fait qu’un salaire moyen est de trois cents francs. Autrefois, la Roumanie était dotée d’un maillage assez régulier de stations-service, exploitées par la compagnie d’État PECO. Bien sûr, les files d’attente n’étaient pas une légende. Depuis, de nombreuses compagnies étrangères se sont installées. Les queues sont inexistantes.

Nous sommes attendus à Der-nisoara, petit village du département de Bihor, à une trentaine de kilomètres au Nord d’Oradea, la ville frontière. Frédéric était entré en contact avec une association de Saint-Gondon, commune proche de Gien, qui entretenait des relations avec ce village avant la chute de la dictature. Nous comptons avoir un aperçu concret de la situation de l’agriculture en Roumanie. Le plan d’accès envoyé par M. Roman, l’ancien maire du village et directeur de l’école, est éloquent. Nos points de repère pour trouver sa maison sont : le matériel agricole hors d’usage, l’ancienne coopérative d’État, la ferme d’État en ruines…
Le soleil est déjà bas sur l’horizon. Nous avions prévu notre arrivée, en début d’après midi. Nous n’avons malheureusement pas réussi à joindre M. et Mme Roman sur l’unique téléphone du village.
Après une heure de conduite, nous quittons la route pour suivre la direction de Derna, indiquée par une petite pancarte en bois. Sébastien, notre chauffeur, freine brusquement : devant nous le chemin de terre battue nous nargue, ouvrant ses nids-de-poules comme des gueules hilares. Nous avançons lentement, slalomant entre les trous, tandis que les derniers paysans à la tâche nous dévisagent avec curiosité.
Dans le premier village, Tria, au milieu des oies et des poules en liberté, nous demandons notre chemin. En Roumanie, les panneaux sont une denrée rare, mais le voyageur peut circuler avec assurance. Il y a toujours quelqu’un sur le bord de la route prêt à lui indiquer la direction à suivre. Dernis¸oara n’est plus très loin. Il fait presque nuit lorsque nous frappons au portail des époux Roman, rassurés de nous voir arriver.

Toutes les personnes qui se sont rendues au moins une fois en Roumanie reconnaissent les qualités hospitalières des Roumains, tant en ville qu’à la campagne. Les Roman ne dérogent pas à l’usage. Une table abondament garnie nous attend. Nous effectuons brièvement les présentations. M. Roman sort une bouteille de tuica de sa fabrication. « C’est la tradition ! » nous dit-il. Dans nos gorges, l’alcool dissout la poussière avalée dans la journée. À l’entrée succède un plat, puis un deuxième. On insiste pour nous faire goûter le vin maison. C’en est trop, nous sommes fatigués. Mais nous n’osons refuser ce qui est mis si gentiment à notre disposition, de peur de vexer nos hôtes.
Il est minuit, dehors pas un réverbère n’éclaire le village. M. Roman nous conduit en voiture les uns après les autres dans les familles qui nous hébergent pour la nuit.
Pierre et moi sommes gênés de voir le directeur cogner ainsi au portail de la maison endormie de Dana, l’institutrice. Les chiens du voisinage sont réveillés et se répondent comme une trainée de poudre dans tout le village. Enfin, la lumière s’allume dans la cour, une femme âgée vient nous ouvrir. Trop fatigués pour discuter avec notre hôte, nous nous couchons, après avoir testé les sanitaires, au fond de la cour à côté de la soue à cochons ; et nous être lavés les dents, dans une bassine d’eau fraîchement tirée du puits.

Mercredi 11 juin.
Un soleil radieux a envahi la cour, tôt le matin. La tête à peine douloureuse à cause de la tuica bue la veille, mais avec une soif torride, nous allons au devant de nos hôtes. Sur une nappe blanche nous attend notre petit déjeuner, toasts avec œufs et fromage, tranches de viande… Il y a de quoi surprendre les amateurs du petit noir matinal. Ces gens que nous ne connaissons pas encore nous reçoivent de façon royale.
Enfin arrive Dana, charmante jeune femme blonde, un peu timide. C’est à elle que nous devons cette hospitalité. Ancienne élève de M. Roman, elle est aujourd’hui institutrice et s’occupe des plus petites classes. Je lui lis une lettre que nous avait confié, un retraité de St-Gondond et avec qui elle entretient une relation épistolaire depuis plusieurs années. Elle est invitée en France. Ce n’est pas l’envie qui lui manque d’accepter. Mais elle prépare en ce moment un examen très important qui devrait lui permettre de poursuivre ses études supérieures à Oradea.
Nous jetons un dernier coup d’œil à la maison et saluons les parents de Dana avant de partir pour l’école. Les maisons villageoises roumaines ont un charme particulier. Le plus souvent construites perpendiculairement à la rue, elles se ménagent chacune leur intimité, soit par des murs, soit par des grilles. Les cours y sont parfois de vrai paradis, plantées de vignes grimpantes et où les animaux circulent en toute liberté. Le puits y fait figure d’élément central dans des régions où le service d’eau n’existe pas. Les portails, de fer forgé ou de bois sculpté, rivalisent quant à eux d’originalité.
Il est bien sûr impossible de décrire ici les maisons paysannes roumaines, tant elles sont différentes d’une région à l’autre. Elles démontrent cependant toutes la relation privilégiée qu’entretiennent les paysans avec leur habitat et l’importance qu’ils accordent à leur environnement. Les lecteurs intéressés ne manqueront pas de se rendre au musée du village à Bucarest. Dans un grand parc, au nord de la ville ont été rebâties des maisons en provenance des différentes régions du pays.
Dernisoara fait partie d’un groupement de villages qui forment la commune de Derna. Les rues n’y sont ni pavées, ni goudronnées, chose courante en Roumanie. Devant chaque maison court une sorte de trottoir fait de plaques de ciment et sous lequel s’écoulent les eaux usées. En pensant à ce que peuvent devenir en hiver ces « rues », je ne peux m’empêcher de regarder Dana. Sa tenue endimanchée et soignée dénote sérieusement avec cet urbanisme hors du temps.
Nous traversons le terrain de foot municipal, envahi par des centaines d’oies en liberté, avant d’arriver à l’école où le groupe nous attend au grand complet. On peut lire dans les yeux de chacun l’extraordinaire dépaysement que procure la vie en Roumanie et découvrons que les petits déjeuners qui nous étaient offerts étaient tous différents.

Après une brève visite des classes, où notre présence produit le même effet que la cloche de la récréation, nous partons à la visite du village. M. Roman tient à nous présenter la maison dont il a entamé la construction il y a une dizaine d’années. À l’époque le village était menacé de destruction pour laisser place à des logements locatifs, suivant la politique de systématisation mise en pratique par Ceausescu.
La bâtisse encore inachevée fut élevée progressivement sur des terrains collectivisés, en détournant quelque peu la législation. Une récente loi restitue à leurs anciens propriétaires les terrains nationalisés sous le régime communiste. Cette maison se trouve ainsi à cheval sur deux terrains, et notre ami le directeur en procès avec leurs propriétaires respectifs !
En contrebas, M. Roman nous montre avec fierté quelques machines agricoles qui finissent de rouiller. C’est l’ancienne coopérative d’État. La chute du régime communiste est pour les Roumains une grande victoire. Malheureusement, les petits paysans ne sont guère productifs aujourd’hui. La joie affichée par notre guide qui nous montre les ruines d’une époque révolue nous laisse perplexes. Le repli sur soi, le rejet de tout système collectif et l’individualisme propriétaire mêneront-ils le pays dans l’impasse ; ou les paysans roumains seront-ils capables de s’unir dans des entreprises solidaires et compétitives ?
Le cas de Dernisoara est particulier. Ici l’agriculture n’était pas une activité à plein temps. Les villageois ont la chance d’être à proximité d’une mine encore en activité. Les hommes y travaillent dans la journée. L’agriculture, gérée par la coopérative, était plutôt réservée aux femmes. Un certain nombre d’heures était obligatoire par famille. La rémunération se faisait en nature, le reste de la production étant exportée vers les villes ou l’étranger. Aujourd’hui, on ne peut pas réellement parler d’agriculture, mais plutôt de jardinage permettant de subvenir en partie aux besoins quotidiens. Et c’est la vigne qui pousse le mieux sur les côteaux de Dernis¸oara. Une femme s’approche de nous tenant dans ses mains une grosse bouteille de soda, emplie de vin. Elle tient à nous le faire goûter. Celui-ci n’est pas mauvais. Léger et un peu acide, il a l’avantage de ne pas saoûler trop rapidement. Cela est sans doute apprécié des travailleurs. Nous avons d’ailleurs nous-mêmes l’impression de nous sentir un peu en vacances !
Nous rejoignons le village en traversant le cimetière envahi par les herbes. On prétexterait un manque d’entretien. Mais la Bible elle-même ne dit-elle pas : « Tu es poussière et tu retourneras poussière » ? Les cimetières roumains n’ont pas la tristesse administrative et ordonnée des nôtres. La mort n’est pas ici rejetée en dehors des villes, comme une donnée néfaste au développement économique. Elle reste présente comme une étape inévitable de la vie que l’on doit assumer et que l’on assume d’autant plus facilement.
De la ferme d’État qui réunissait des dizaines de bœufs, il ne reste que des murs de parpaings décrépis. C’est avec la même fierté que M. Roman nous propose une visite des ruines. Nous déclinons l’offre. En fait nous aurions préfèré voir quelque chose de plus dynamique. Il y a bien la fabrique, privée, d’huile de tournesol, mais le propriétaire du moulin est absent. Comme premier aperçu de l’état de l’agriculture en Roumanie, ce n’est guère encourageant.

Midi, l’école est finie. Les gosses du village rentrent chez eux et nous lancent des « Bonjour ! » joyeux. Après quelques heures, chacun de nous sait répondre à chaque villageois rencontré « Buna ziua ! ».
Si vous pensez que le monde civilisé s’arrête là où vous ne percevez plus rien sur votre téléphone mobile, sachez qu’il existe des pays où l’on salue même les inconnus que l’on croise.

Dans la salle de sciences, Mme Roman nous attend avec l’ensemble des professeurs. Toutes sortes de plats copieux sont posés sur la table. Nous sommes un peu surpris. Nous pensions manger assez rapidement avant de partir pour Cluj. Visiblement, M. Roman sait mettre les petits plats dans les grands comme si nous étions en voyage officiel. Être reçus comme cela frise la démesure. Nous reconnaissons tous être incapables de faire autant d’efforts chez soi, malgré nos revenus plus importants. Et puis nous gardons une image de la Roumanie où l’on se privait. Cela en est gênant. On fini par douter de la sincérité de cette hospitalité. À qui profite-t-elle ? À nous, ou au directeur et ancien maire, face à ses collègues ?
Notre malaise sera vite noyé dans les premiers verres de tuica que l’on nous dispense généreusement. Nous faisons la connaissance des autres professeurs et entamons des discussions sur le propos de notre voyage et l’actualité de nos pays respectifs. Le professeur de physique se risque dans la récitation de quelques vers de Victor Hugo, appris dans sa jeunesse, tandis que ses collègues retrouvent quelques notions de français. On s’assure que nous ne manquons de rien, alors que nous ne nous rendons nous-même pas compte, que nos convives ne mangent que du bout des lèvres.
Il est déjà quinze heures lorsque nous terminons le repas. Mme Roman tient à ne pas nous laisser repartir sans avoir auparavant fait des provisions. Nous remercions sans savoir quel cadeau pourrait le mieux prouver notre reconnaissance. Au bout d’une demi-heure, Frédéric revient avec une caisse de vin de Loire.

Nous sommes attendus à Cluj chez mon ami Costel Mladin dans l’après-midi. Nous n’avons bien sûr aucune possibilité de le prévenir de notre heure effective de départ. Dans le village de Darna où nous déposons deux jeunes du village, les lycéens costumés déambulent en musique. C’est une coutume très répandue, comme en Hongrie. On se rend de maison en maison, quêtant quelques lei(12) pour la fête de fin d’année.
Derna est un village plus consistant. C’est ici que nous rallions la voie pavée qui, à travers les collines, nous permet de rejoindre la nationale Oradea-Cluj. Peu boisé, le paysage est assez rude. Quelques cultures montent à l’assaut des côteaux derrière les habitations. Ce sont surtout les animaux qui occupent l’espace, oies, brebis, chevaux et quelques buffles. Ces derniers sont une curiosité dans ce pays. Sorte de grandes vaches noires aux cornes immenses, longues sur pattes et un peu bossues, elles se donnent un petit air asiatique. Alors qu’aujourd’hui en France, après des décennies de standardisation génétique, nous redécouvrons la formidable diversité des espèces domestiques, la Roumanie a su conserver ces races adaptées aux reliefs et aux climats variés.
La nationale n’est qu’une simple route goudronnée d’à peine sept mètres de large et très fréquentée. Notre groupe entame ce qui sera sa quatrième leçon de roumain, à l’usage du touriste en première visite. Après « Bine ati venit », « Buna ziua », et « La multi ani ! »(13), nous lisons sur un premier panneau cette expression indispensable au confort de tout automobiliste : « Drum în lucru »(14). Les amortisseurs encaissent soudainement un plongeon de dix centimètres. La route a été retirée. Nous roulons sur le gravier.
Et là nous prenons conscience de la relativité de l’espace et du temps. Lorsque nous ne sommes pas derrière un camion ou à l’arrêt derrière une asphalteuse, notre vitesse n’est plus que de cinquante kilomètres à l’heure. Nous n’osons plus calculer une heure probable d’arrivée. Notre voyage devient soudain une expédition sportive, comme un raid publicitaire pour compagnie « tabageuse ». Aux toussottements, dus à la poussière et aux échapements, s’ajoutent les cris de stupeur, face aux autos déboîtant sans prévenir pour réciter des chapelets de poids-lourds roulant au pas.
Il existe deux grandes axes qui relient la Roumanie et sa capitale, à la Hongrie et à l’Europe. La première est celle que nous empruntons. D’Oradea, elle traverse la Transylvanie, via Sibiu et Brasov ; avant de descendre vers Bucarest en empruntant un étroit corridor creusé par la Prahova, entre les Carpates méridionales et occidentales. La seconde, plus au sud, passe la frontière près d’Arad, dans le Banat, franchit les montagnes aux environs de Petrosani et traverse la plaine valaque jusqu’à la capitale. Le développement économique et l’ancrage du pays en Europe passe par la modernisation de ces voies de communication. Nous sommes loin de l’autoroute hongroise. Le chantier est commencé. Mais les budgets insuffisants et les matériaux de mauvaise qualité obligent souvent à recommencer le travail une fois l’hiver passé.
Nous pénétrons bientôt dans les Carpates Occidentales. La route monte progressivement en lacets. Nous entrevoyons au loin dans la brume, les Monts Apuseni dont les sommets culminent à plus de 1800 m. Puis nous les délaissons pour aborder le plateau transylvain composé de petites collines rondes et chauves. Sur le bord de la route, quelques maisons inachevées, véritables petits manoirs aux toitures lumineuses et aux tourelles arrogantes témoignent de l’enrichissement rapide de quelques trafiquants transfrontaliers.
Enfin, nous apercevons Cluj. Sur un parking, à quelques kilomètres de la ville, nous rangeons le camion. Nous ignorons encore où il passera la nuit. La perspective de se faire dépouiller de nos affaires ne nous enchante pas. Nous prenons le parti d’éviter d’exciter les convoitises.

L’entrée de Cluj se fait par le quartier de Manastur. Cet immense groupe de blocs de béton rassemble une grande partie de la population clujoise. Il est un exemple des quartiers modernes qui reçurent ces dernières décennies la main-d’œuvre venue des campagnes à forte natalité. Malgré son apparence de banlieue minable et sa mauvaise réputation, objet de bien des sarcasmes de la part des Clujois du centre, le quartier fait preuve d’une réelle vitalité. Plusieurs usines y sont intégrées. De nombreux magasins privés se sont ouvert au rez-de-chaussée des immeubles et un marché permet aux paysans des alentours d’écouler leur production.
L’ancienne ville de Cluj, quant à elle, ne manque pas de charme. D’imposantes bâtisses témoignent de la richesse de l’aristocratie magyare en Transylvanie aux XVIIIe et XIXe siècles. De l’époque médiévale, il ne reste que peu de choses, quelques vestiges de fortifications entre autres. La cathédrale catholique Saint-Michel, des XIVe et XVe, et son pendant, la cathédrale orthodoxe construite au début du siècle sont les monuments les plus caractéristiques de la cité.
Il est vingt heures passées. Nous traversons le centre pour nous garer rue Bratianu. Nous saluant de la loggia, Costel est surpris de nous voir arriver si tard, masquant mal sa vexation. Il n’avait pu s’empêcher de prendre congé pour l’après-midi afin de nous accueillir ; et ce malgré l’éventualité tardive de notre arrivée. Bien sûr, nous nous rendons compte, par la même occasion, de la difficulté à nous organiser et à prévoir à l’avance, dans un pays où l’on roule deux fois moins vite et où l’on ne trouve pas un téléphone public à chaque coin de rue.
Je reconnais là toute l’impatience de Costel à nous recevoir. J’ai connu ce professeur de roumain il y a six ans, lors de mon premier passage à Cluj. Nous n’avons cessé depuis de correspondre et de nous rencontrer. Comme beaucoup de Roumains, Costel caresse le rêve de venir en France. Malheureusement, les difficultés, surtout administratives, sont telles que cela n’a pu se faire encore.
On a de la peine à imaginer la vie dans un pays presque totalement fermé comme pouvait l’être la Roumanie. Pour beaucoup de Roumains francophones, ce fut le cas de Costel, correspondre avec des Français, parfois avec des Algériens était un véritable ballon d’oxygène. Ses amis de longue date lui permirent de venir une première fois en France, il y a quelques années.
Le salaire d’un professeur n’étant pas extraordinaire, Costel eu l’idée d’ouvrir un café, à l’angle de la rue, en face du conservatoire de musique. Cette activité, en association avec un collègue lui permet d’améliorer son train de vie, cependant avec certaines limites compte tenu de l’investissement personnel et la disponibilité exigés. Mais c’est surtout la préparation de son doctorat qui occupe le plus son temps. À moins que ce ne soit la cuisine, car avouons-le, ses talents sont remarquables.
Le repas achevé, nous nous répartissons aux quatre coins de la ville. Quatre personnes vont chez Tinou, l’associé-collègue de Costel qui est allé loger pour l’occasion chez ses parents ; deux chez Monica, une artiste amie de notre hôte, enfin les trois derniers restent ici. Quant au camion, n’osant prendre de risques inutiles nous nous sommes arrangés pour le garer dans le jardin d’une collègue de Costel, moyennant l’offre d’un cadeau : un paquet de café.
Avant notre départ, nous avions proposé une participation financière au logement, compte tenu de notre nombre. Ceci fut bien reçu, contrairement à ce que je pensais. L’hospitalité, obligation traditionnelle et gratuite, semble perdre du terrain en ville face aux difficultés de la vie quotidienne.
Il fait nuit. J’aime beaucoup cette maison, l’une des plus belles de Cluj. C’est aussi l’une des plus anciennes. Elle est connue sous le nom de maison de l’orfèvre Gabriel Újhelyi et fut bâtie en 1724. Légèrement en retrait de la rue et cachée derrière un mur elle est une sorte de havre de calme. Bien entretenue par ses locataires, mais aussi fleurie, son immense loggia permet, été comme hiver, de profiter de la fraîcheur du soir tout en écoutant les élèves du conservatoire qui compte parmi les meilleurs de Roumanie.
À son arrivée à Cluj, venant de la région d’Arad dans le Banat, Costel n’occupait qu’une minuscule chambre de douze mètres carrés, et ce jusqu’en 1994. Il a réussi depuis, à mesure des départs de locataires âgés, à louer d’autres parties de la maison, et surtout un local au rez-de-chaussée dans lequel il a aménagé son café ; le Potirul de Argint, du nom d’un ancien restaurant qui avait occupé l’espace avant la dernière guerre.
Je confie à Costel la fameuse imprimante pour laquelle je m’étais fait du souci avant la frontière. Ce genre de matériel n’est pas si difficile à trouver en Roumanie. Le problème tient plutôt du choix qui ne correspant pas forcément au besoin, et aux prix qui équivalent à ceux pratiqués en France. Le matériel d’occasion est lui, introuvable. Il nous reste à faire fonctionner l’engin et à l’adapter à l’ordinateur, « jurassique », en possession de mon ami. Costel m’avait assuré que son voisin, Dodo, étudiant en informatique y arriverait, quelque soit le modèle d’imprimante. Et il y parviendra, à force de patience, au bout de deux jours.

Jeudi 12 juin.
Cette nuit de repos fut bénéfique pour tout le monde. En dehors de la fatigue physique accumulée ces derniers jours, le dépaysement provoque quelques tensions déjà perceptibles au sein d’un groupe assez hétérogène. Nous décidons de rester ici une nuit de plus, afin de nous reposer encore. Et puis, il serait dommage de ne pas profiter de cette ville, parmi les plus importantes de Roumanie.
Les quelques lei que nous avons reçus en change à la frontière sont épuisés. À Cluj, les « case de schimb »(15), sociétés privées de change, ne sont pas aussi nombreuses qu’auparavant. Nous constatons rapidement que les cours sont les mêmes un peu partout.
Nous ignorons de quelle somme nous avons besoin dans l’immédiat. Pierre, aurait voulu changer 500 $ d’un coup pour les frais du groupe, ce qui n’est pas forcément une bonne idée compte tenu de l’inflation rapide. Le problème est vite résolu. Le guichetier, après avoir vérifié le contenu de son coffre nous dit ne pouvoir changer que 300 $. À voir l’épaisseur de la liasse de billets de 10 000 lei qu’il pose sur son bureau, nous estimons que cela est finalement suffisant. Nous aurons assez de trois sacoches-bananes pour transporter le tout. Notre banquier était malheureusement en rupture de coupures de 50 000. Le patron de la maison de change, qui vend aussi des vêtements, de l’électroménager et de la lessive, se montre intéressé par nos devises françaises. Très discrètement, il me dit que si jamais nous n’avions pas besoin de quittance, il pourait nous faire un tarif intéressant pour l’achat de nos francs…
Nous avons rendez-vous ce matin à l’Université. En chemin, nous passons devant les citernes de la brasserie locale ; Ursus. Ce sont parait-il, les plus grandes d’Europe de l’est. La qualité de la bière s’est considérablement améliorée en Roumanie, notamment grâce à la participation allemande. Nous sommes loin de l’odieuse pisse d’âne qu’on ne servait que quelques heures par jour. Lors de mon premier voyage en Roumanie, trouver de la bière dans un bar était si difficile que j’avais pris l’habitude, non pas de demander « Aveti bere ? », mais « Bere, n-aveti ? ». Aujourd’hui on peut dire : « De care bere aveti ? »(16) puisque l’on trouve les principales bières industrielles allemandes, autrichiennes et hongroises. Cependant, la notoriété des bières roumaines ne dépasse guère la région où elles sont brassées. Cela tient du fait que la pasteurisation est une pratique récente. Ainsi, chaque grande agglomération possède sa brasserie.
À l’Université d’agronomie, en costume et cravate, les étudiants attendent de passer leurs derniers examens. Dans le parc, une vitrine présente quelques Roumains célèbres, ou plus exactement, quelques célébrités ayant des origines roumaines plus ou moins lointaines. La photo de Lauren Bacall y côtoie celles de Michel Drucker, Dustin Hoffmann et de bien d’autres vedettes très américaines.
Les professeurs qui nous reçoivent parlent très bien français. Je laisse donc là le groupe en bonne main et me démets de mes attributions d’interprète pour aller me promener en ville.
Ces derniers temps, Cluj a connu de grands travaux. La voirie a été améliorée et le centre aménagé de sorte à donner plus d’aise aux piétons. Les immeubles commencés avant 1990 sont en cours d’achèvement. Avec les changements d’habitudes des citadins, une consommation en hausse, la ville doit faire face à l’augmentation des déchets. Elle y a été aidée, notamment par les services techniques de la ville de Nantes par laquelle elle est parrainée. Quelques libres-services se sont aussi ouverts, tandis qu’en travers des principales rues, des banderoles annoncent l’ouverture imminente d’un restaurant Mac Donald’s…
Les habitudes alimentaires ont aussi « évolué ». Les Roumains mangent de plus en plus « sur le pouce ». Une étude récente cite la Roumanie comme l’un des pays où l’obésité a connu sa plus forte progression en Europe, ces dernière années. Les dentistes non plus ne se font pas que des dents en or. Les sucreries provoquent de véritables ravages.
La cathédrale gréco-catholique est toujours en chantier et ne s’élève pas vite. Les gréco-catholiques, ou Uniates, sont des chrétiens orthodoxes qui se sont ralliés à Rome en 1700. Ils ont été privés de leurs lieux de culte après la dernière guerre au profit des orthodoxes. Depuis 1990, de nouveau autorisés à pratiquer, mais n’ayant plus d’églises, ils se sont mis à dire la messe en plein air. Depuis, les restitutions trainent, entraînant des conflits.
Cité pluriculturelle, Cluj a le malheur d’avoir pour maire M. Gheorghe Funar, membre d’un parti d’extrême droite et xénophobe. À l’image d’un borgne prétendant que les Français ont besoin que l’on exprime à leur place leurs frustrations les plus inavouables, celui-ci multiplie les provocations. Comme le reste de la politique, les Roumains regardent cela d’un air blasé. Cela a rarement donné lieu à des actes de violence. La politique de Funar consiste plutôt à «roumaniser» la ville. Ne pouvant pas détruire les monuments commémoratifs magyars, il en fait construire de nouveaux, honorant le passé de la Roumanie. Cependant, depuis les dernières élections présidentielles, et la normalisation des relations roumano-hongroises, M. Funar est de plus en plus isolé par Bucarest.
Je n’ai pas eu de peine à trouver la dernière cassette du groupe Sarmalele Reci, au Magazin Central. J’en avais traduit une chanson dans L’Un [EST] l’Autre(17). En revanche, la vendeuse a été étonnée quand je lui ai demandé une cassette de Ioana Radu, une chanteuse traditionnelle dans l’esprit de Maria Tanase. Elle a cru bon me préciser que ce genre de musique était de la « romantza ». Rejetée par les jeunes, la musique traditionnelle ne jouit pas ici d’une bonne réputation. Il faut dire que le régime communiste a saturé plusieurs générations par la diffusion de programmes folkloriques.
Il reste encore à Cluj quelques boutiques très anciennes comme celles du fabricant de chapeaux, du bijoutier ou du tailleur. En 1990, les Roumains n’avaient pas grand-chose à vendre, ni à acheter. Beaucoup ont profité de la libéralisation pour ouvrir toutes sortes de petits commerces, dans une pièce de leur appartement, dans leur jardin ou dans une baraque donnant sur le trottoir. Grises et ternes, les rues se sont peu à peu colorées pour finir par ressembler à une immense PLV(18), ne respectant pas le paysage urbain. Camélia, qui occupe le rez-de-chaussée de la maison où habite Costel, avait elle aussi débuté en vendant des produits d’importation ; chocolats, savons, chaussures, vêtement, petites culottes… Aujourd’hui, son magasin s’est spécialisé. Elle ne vend que des pièces auto.
Je passe la fin de l’après-midi devant la télé. On y annonce de graves précipitations à Nantes. En Roumanie, presque toutes les télévisions européennes sont accessibles grâce au câble alors que nous-mêmes nous contentons de nos quelques chaînes nationales. Ceci a pour effet, d’une part de donner accès aux Roumains à des informations variées concernant les principaux pays européens, mais aussi de permettre d’entendre des langues étrangères, ce qui en facilite l’apprentissage. Il n’y a que peu de temps que les télévisions françaises s’intéressent, à dose homéopathique, à ce qui se passe chez nos partenaires européens. En France, l’Europe n’apparait pas encore comme une réalité quotidienne, tandis que les Roumains possèdent tous les éléments pour comprendre un espace politique auquel ils n’appartiennent pas encore.
J’ai retrouvé mes amis après leur visite à l’Université et au jardin botanique. La disponibilité des professeurs fut impressionnante. Malgré leur activité importante en cette fin d’année, ceux-ci n’ont pas hésité à consacrer leur temps à ces jeunes venus de l’étranger et, avouons-le, dont le niveau d’étude est encore inférieur à celui de leur propres étudiants. Mais ce genre de rencontre ne se fait pas sans bénéfice. En effet, c’est l’occasion de connaître les problèmes propres à un autre pays, de discuter des différences d’enseignement, et de se positionner sur le marché international. Les facultés roumaines ont toujours eu des contacts avec l’étranger. Ces contacts se sont bien sûr accrus ces dernières années facilitant ainsi l’acquisition de matériels performants.
Il n’en reste pas moins que les professeurs, ingénieurs et techniciens roumains sont très réputés. La vétusté du matériel et des locaux ne doit pas cacher la détermination des professeurs et la volonté des étudiants à apprendre. L’un est peut être la conséquence de l’autre. Nous avons la mauvaise habitude de croire en France que tout s’obtient sans effort, que le savoir est dû à un bon professeur et à du bon matériel, et non pas au travail d’un bon élève.
Notre enseignement est aussi très généraliste. Nous savons très bien où aller chercher les informations dont nous avons besoin et sous-traiter les travaux spécialisés. De leur côté, les Roumains qui ont dû faire face à des carences de matériels et de livres ont largement développé leur mémoire tout en se spécialisant. C’est une grande fierté pour un étudiant roumain face à un Européen de l’ouest de montrer qu’il connait avec précision un sujet sans avoir recours à sa documentation. Malheureusement, en dehors d’un thème précis, le désarroi est souvent total.
Je n’ai pas l’intention d’émettre un jugement de valeur sur les deux types d’enseignement. C’est leur complémentarité qui est surtout flagrante. Complémentarité intellectuelle seulement ; celui des deux qui ne saura pas faire faire son travail par l’autre n’aura ni le même salaire, ni la même reconnaissance.
La principale qualité de l’enseignement roumain, et non des moindres, est son caractère démocratique. Il est vrai que la classe bourgeoise était jusqu’alors réduite et que la société était fortement rurale. Mais il est tout à fait normal pour un fils de paysan ou d’ouvrier de devenir un jour professeur d’université ou médecin.
En revenant de l’Université, Frédéric a vidé sa carte téléphonique pour donner de nos nouvelles à M. Tronel, le directeur de la MFR. Celui-ci était très contrarié : le groupe parti dans le Doubs a dû rentrer précipitamment après s’être fait voler son matériel, laissé dans le bus sur le parking d’un super-marché.

À suivre
dans le prochain numéro.

Laurent GIRARD


Notes :

1. Magyar est le nom que se donnent les Hongrois.
2. Voir L’Un [EST] l’Autre n°2, mai 95 et n° 6, déc. 96.
3. Csíkszereda est le nom hongrois de la ville, aujourd’hui roumaine, de Miercurea Ciuc. Située dans le creux de l’arc des Carpates, elle est peuplée à environ 80 % de Magyars et 20 % de Roumains.
4. Farkas, nom typiquement magyar signifie «loup».
5. Ce schéma ressemble à celui en vigueur en Irlande du Nord. L’affrontement inter-religieux dissimule la confiscation du pouvoir économique par une partie de la population.
6. Romaine du IVe au VIe siècle, la Panonie, fut envahie par les Huns et les Avars avant que les Hongrois ne s’y installent et lui donnent son nom actuel.
7. Païen : du latin paganus ; paysan.
8. Martin est mort à Candes, au confluent de l’Indre et de la Loire. Dans la nuit qui suivit son décès, les Tourangeots dérobèrent la dépouille de leur ancien évèque, tandis que leurs concurrents poitevins s’étaient endormis.
9. La ville de Budapest est formée par la réunion en 1872 de deux villes distinctes ; Buda sur la rive droite du Danube, et Pest sur la rive gauche.
10. Vlad Tepes, l’empaleur, qui inspira l’écrivain irlandais Bram Stoker, fut prince de Valachie de 1456 à 1462. Il mena une résistance acharnée face aux Turcs. Il n’en demeure pas moins que le vampire est un thème traditionnel en Europe centrale. Lire à ce propos le roman fantastique de Mircea Eliade : Mademoiselle Cristina (coll. 10/18).
11. Bonne route !
12. Pluriel de leu (fr : lion) ; la monnaie roumaine.
13. En français : Soyez les bienvenus, Bonjour et Santé !
14. Route en travaux.
15. Maison de change.
16. Respectivement : Vous avez de la bière ?, De la bière, vous n’en avez pas ? et De quelle sorte de bière avez-vous ?
17. Voir L’Un [EST] l’autre n°6, décembre 1996.
18. Publicité sur le Lieu de Vente.