Laurent
Girard

Mai 1998

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n juin dernier, Frédéric Rivet, étudiant à la Maison Familiale Rurale de Gien, organisait avec ses camarades de cours un voyage en Roumanie. Cette expédition avait pour but d’une part de confronter des connaissances scolaires sur la sylviculture, l’agriculture, la chasse avec une autre réalité, d’autre part de découvrir un pays et une culture aussi proches que lointains.
Dans le numéro précédent de L’Un [EST] l’Autre nous étions arrivés à Cluj où, après quatre jours de route, nous profitions d’un repos bien mérité. Les préjugés du groupe concernant cette partie de l’Europe étaient déjà bien entamés. Le repos fut salvateur, nous permettant de nous glisser dans une sorte d’habitude, ou tout au moins de nous faire à l’évidence qu’il convenait de laisser pour un temps ses habitudes.
Nos premiers contacts étaient les plus sûrs. Nous quittons Cluj. À partir de ce moment, malgré une étape sécurisante à Blaj, nous mettons à l’épreuve les relations de nos contacts français, éprouvons la fiabilité des rendez-vous pris par courrier et par téléphone, par personnes interposées. Bref. Nous nous enfonçons un peu plus dans un pays où la surprise vous guette partout et dans une région, le pays Sicule, où votre serviteur, sensé être un guide et un interprète devra lui même se remettre en question tant les choses ont changé depuis son dernier voyage et tant les mentalités sont différentes du reste du pays. Il en va jusqu’à la langue qu’on utilise, le magyar ou le roumain, selon l’humeur ou les circonstances.

Vendredi 13 juin.
Comme prévu, nous nous levons tôt. Le rendez-vous est donné chez Costel, rue Bratianu. Je sirote mon café dans la loggia en attendant les autres et en me remettant lentement de notre difficile partie de billard dans une cave de la place de l’Union.
Nous avons rendez-vous à onze heures à Turda, ville située à une trentaine de kilomètres de Cluj. Un professeur de l’université nous a proposé de nous faire visiter le lycée agricole local. Il nous attend en principe dans une Dacia blanche, à la station service à l’entrée de la ville. En partant un peu avant dix heures, ce devrait être bon.
Frédéric et Pierre sont arrivés. Le téléphone sonne. C’est Monica, la femme qui héberge ces deux compères. Elle est paniquée. « Laurent, tu ne sais pas où sont tes deux amis, ils sont partis pendant que j’allais acheter du pain pour le petit déjeuner !
— Ben… si, ils sont là.
— Dis leur de revenir, ils n’ont pas mangé !
— Enfin Frédéric, on part sans dire au revoir ?
— Euh, c‘est à dire qu’on avait peur de déranger.
— Tsss ! Retounez-y, on vous attend. »
Les autres arrivent. Je descends acheter un paquet de café à la superette du coin. C’est le cadeau que nous devons à Gabi pour avoir gardé notre véhicule dans le jardin de sa mère.
J’ignore quel café elle peut préférer. Tant qu’à faire, j’aimerais acheter quelque chose de bon. On y trouve surtout du café italien, dont les noms me sont inconnus. C’est idiot, je prends ce qui est le plus cher, le Nescafé. Ce n’est certainement pas un gage de qualité, mais depuis longtemps les roumains ont cessé de savoir qu’ils savaient préparer le café divinement à la manière turque. Parfois cela me désole. Ce genre de café traditionnel a presque disparu, détrôné par un ersatz, tellement plus chic.
Nous promettons à Costel de repasser au retour et nous saluons longuement avant de prendre la route. Cinq cent mètres plus loin, alors que nous sommes encore en ville, une déviation nous oblige à changer de route. Un kilomètre plus loin, alors que nous nous trouvons sur une rue en terre battue, plus aucun panneau n’indique le chemin à suivre. Il nous aura fallu en faire des détours avant de retrouver la direction de Turda aidés par quelques piétons plus ou moins clairs dans leurs explications.
Il est déjà dix heures trente quand le camion pose de nouveau ses pneus sur l’asphalte frais. Il n’y a pas de doute nous serons en retard.
Derrière nous, au pied de la colline que nous gravissons l’imposante agglomération de Cluj s’estompe déjà dans la brume.

Aucune voiture ne nous attend à la station service. Nous avons presque une heure de retard. Je commence à croire que le fameux quart d’heure roumain(1) a fait son temps et que la ponctualité est devenue une réalité incontournable en Roumanie. Nous décidons donc de nous rendre au lycée par nos propres moyens. Pas davantage qu’à la station, on ne nous attend à la conciergerie.
À l’extérieur la cabine téléphonique est hors service et refuse de nous rendre nos pièces.
La concierge a fini par trouver la directrice qui ignorait tout de notre venue. Elle nous invite dans son bureau à prendre le café. Nous lui expliquons le but de notre visite, décrivons notre rendez-vous manqué.
Peu importe, elle est très intéressée par nos activités et consulte avec attention l’une des plaquettes que nous avait donné le directeur de la MFR. Elle nous propose de visiter le lycée en compagnie d’un jeune professeur, surpris en plein banquet de fin d’année scolaire et tout endimanché.
Les couloirs sont vides. Une sono résonne à l’étage, les élèves fêtent à leur manière la fin des cours.
Du matériel scolaire, nous ne verrons malheureusement pas grand chose. Tout ce qui avait de la valeur est sous les verrous. Nous n’aurons qu’une vague impression de la vétusté des locaux.
La visite de la ferme de l’école est plus intéressante. Celle-ci s’étend sur une partie d’un vaste domaine agricole qui avait été nationalisé. L’état des bâtiments et du matériel est désolant. Il est difficile de deviner ce qui est encore utilisé.
La Roumanie compte de nombreux lycées de ce style répartis dans tout le pays. Ils sont à la fois des lieux d’enseignement, mais aussi de recherche. Ici par exemple on élève avec attention une race de porcs du Maramures¸. De jeunes bêtes sont prélevées à travers tout le pays afin de conserver un groupe d’animaux spécifique, tout en évitant la dégénéressence et la consanguinité. Les porcs adultes sont ensuite revendus comme reproducteurs. Au delà des questions de rentabilités, la Roumanie attache un soin particulier à la conservation des différentes espèces animales, adaptées aux différents climats et types de terrain.
En contrebas s’étend une immense surface blanche et désolée. À flanc de côteaux on peut apercevoir quelques portes en métal. Il s’agirait, selon notre guide d’une mine de sel.
Cette curieuse, mais néanmoins instructive visite terminée, nous reprenons la route, en remerciant chaleureusement pour toutes les explications qui nous ont été données. Tandis que nous remontons dans notre fourgon, c’est un bien étrange véhicule qui passe devant nous. Cela ressemble à un bus avec quelques banquettes sur les côtés. Le plus intrigant est un poêle à charbon que l’on voit au milieu et dont la longue cheminée traverse le toit. Il convient d’imaginer les ouvriers agricoles empruntant ce tombereau, tôt les matins d’hiver, pour se rendre sur leur lieu de travail.

Nous sommes attendus ce soir à Blaj, au séminaire gréco-catholique. Lors de son précédent voyage, trois ans plus tôt, Frédéric était déjà passé par là. En attendant, nous avons le ventre un peu vide. Après avoir rejoint la vallée du Mures sur la route d’Alba-Iulia nous nous arrêtons à la terrasse d’une grande bâtisse, curieusement appelée « motel ».
Le temps est lourd. C’est avec peine qu’on aperçoit de l’autre côté de la rivière quelques plants de vignes.
La route est calme. Seuls quelques nuages de diesel brûlé la sillonne.
Une voiture de police s’arrête sur le parking. Deux officiers en sortent, accompagnés d’une femme en robe rouge. Ils entrent dans l’hôtel en rigolant.
Cela fait bien un quart d’heure que nous sommes là, assis, sans que personne ne soit venu nous voir. Notre installation ne fut pourtant pas discrète. Je me lève et entre dans le bistrot, histoire de faire savoir que quelques clients attendent. Derrière le comptoir, à côté de la fenêtre qui fait face à la terrasse, trois femmes s’occupent. L’une écoute la radio, une autre lit un magazine, la dernière, la mère je suppose, tricotte. Elles me regardent, un peu comme a dû le faire un troupeau de cailloux, quand Armstrong posa le pied de l’homme pour la première fois sur la lune. Je comprends vite qu’ici les consommations se commandent au bar, mais n’oserais pas demander si le service est compris. D’ailleurs, il n’y a sans doute rien à comprendre, et que ceci ne nous frustre pas du plaisir de boire une petite bière.
À Aiud, bourgade ayant aussi porté le nom magyar de Nagyenyed, et celui, germanique, de Strassburg, nous demandons à un tsigane la direction de Rimet. Une étape que frédéric ne voudrait pas manquer. La direction que l’on nous indique ne correspond en rien à celle indiquée sur ma carte. Nous la suivons malgré tout jusqu’à ce que nous apercevions un petit panneau tout rouillé. Encore une fois, l’état des infrastructures touristiques me fait penser que mon édition 1974 du Guide bleu n’a peut-être pas entièrement perdu de son actualité. Nous traversons quelques villages sur une route sinueuse avant d’arriver au lieu-dit.
Nous entrons par un grand portail, sous une tour. Rimet est un monastère orthodoxe de femmes, perdu dans la montagne. Le pope coure vers l’église en relavant sa soutane. C’est l’heure de l’office. Quelques familles déambulent dans la cour, probablement en visite à une proche.
L’endroit a été restauré il y a peu. Les murs y sont parfaitement blancs. Une serie de grands bâtiments, où se trouvent les cellules des nonnes, entoure l’église. Cette dernière est précédée d’un porche ouvert sur l’extérieur. La surface des murs est abondamment décorée de fresques représentant le jugement dernier. Des cierges brûlent dans des coffrets de métal sur pieds ; quelques pensées pour les morts, les vivants… et les malades.
À l’extérieur, sous la corniche du toit, une frise de portraits enserre l’église. On y retrouve les personnages bibliques bien sûr, des théologiens, des chefs religieux, et des héros de l’histoire roumaine. Mais ce qui m’intrigue est la présence des effigies de Socrate et de Platon. Nous ne sommes, il est vrai, pas si loin de la Grèce. Si les occidentaux n’ont connu que tardivement la culture antique grecque ; et ce grâce aux Arabes d’Espagne, les chrétiens d’Orient sont toujours restés dans la zone d’influence de Byzance (puis de Constantinople). Il devient donc compréhensible que cette association entre la philosophie et la religion ne soit pas une tentative de syncrétisme ou de récupération mais bien un héritage. Que n’ont donc fait les philosophes, sinon s’interroger sur l’homme ?
Nous nous laisserions tenter par la sérénité du lieu s’il ne nous fallait reprendre la route. En sens inverse, redescendant vers la plaine, le soleil éclaire d’une lumière rase et orangée les quelques villages que nous croisons faisant ressortir les détails et les couleurs des façades de chaque maison.
Puis c’est la vallée, ses usines en friches, sa poussière. Nous nous arrètons à un passage à niveau. Il nous faut attendre plusieurs dizaines de minutes avant qu’un train ne se décide enfin à passer. Nous recroisons ce train dix kilomètres plus loin, à la gare suivante, où attendent de nombreux passagers fatigués rentrant de leur travail. Au troisième passage à niveau, alors que nous sommes encore arrêtés à la barrière, le mécanicien amusé nous salue d’un signe de la main et le sourire aux lèvres à travers les rideaux de dentelles de son habitacle.

Nous entrons dans Blaj par la zone industrielle. On a beau être habitué, pénétrer dans une ville roumaine procure toujours un drôle d’effet. Les mêmes usines rouillées, les mêmes blocs d’habitations qui font redouter un centre sans vie ou anéanti. Nous trouvons sans peine le séminaire sur une place charmante et majestueuse, mais visiblement rejetée du centre ville.
Au bruit du moteur, Gheorghe vient nous ouvrir le portail sans se préoccuper d’un enfant seul patientant sagement dans son landau sur le trottoir. La mère sort, salue, et repart avec son enfant sous nos regards étonnés. « Je vous attendait hier », nous dit-il. Encore une fois Frédéric se confond en excuses, tandis que notre ami nous invite à entrer. Notre incapacité à rattraper notre retard nous fera perdre finalement toute volonté de le justifier.
Sans plus attendre, Gheorghe nous emmène visiter nos logements ; deux chambres dans la cour du séminaire, une troisième plus loin en ville, dans une maison habituellement occupée par des séminaristes. Au retour nous tentons sans résultat de trouver un restaurant ouvert. Ils sont malheureusement tous réservés par les étudiants. Quant aux boui-bouis, peu compatibles avec son statut d’homme de religion, Gheorghe les évite soigneusement. Alors nous acceptons l’offre de pain et de fromage roumains, trouvant aussi là l’occasion d’alléger la glacière.
À notre repas se joignent deux prêtres, dont l’un, belge, doit rentrer le lendemain pour Bruxelles. Il ne reste pas longtemps en notre compagnie, devant se partir tôt le matin. Il doit être levé à quatre heure et conduit à Tîrgu-Mures en auto, d’où il prend un bus pour son pays. Malgré son âge, que l’on pourrait penser un peu avancé, ce dernier ne semble pas effrayé par la perspective d’un tel voyage.
J’ignore quelle est exactement la confession de cet homme. Catholique, certainement. Les gréco-catholiques, aussi appelés uniates, sont des orthodoxes passé sous l’influence romaine au XVIIe siècle pour des raisons autant politiques que religieuses. Depuis la fin de la dictature, ils ont renoué des liens avec différentes organisations catholiques d’Europe occidentale qui leur apportent leur soutien.

Samedi 14 juin.
Matin. Je me ballade dans la ville en suivant les tubes de gaz, repeints jaune vif, qui courrent le long des maisons. Sur une grande place je regarde la même louve romaine statufiée, accompagnée de ses fidèles Romulus et Remus allaités, expression de l’héritage latin de la Roumanie que l’on retrouve dans la plupart des villes. Je m’étonne que la mairie de Cluj, connue pour ses positions nationalistes ait remplacé ce monument par un autre.
Je m’arrête face à un kiosque sur le trottoir, face au grand magasin local, vendant casseroles et bonnetterie hors saison, et pioche l’un des journaux locaux. Ça me fera un peu de lecture pour le voyage et permettra de me faire la dent sur la langue écrite. Après avoir réglé mon achat, rentrant au séminaire, je survole les titres sur les huits pages de mon quotidien. Depuis que j’apprends la langue roumaine, le roumain a déjà subit une réforme orthographique. La voyelle [î], inexistante en français (entre le i et le ou), a été systématiquement remplacée par le [â], ayant la même valeur phonétique, afin de renforcer le caractère latin de la langue. Ceci s’est malheureusement fait sans soucis de rigueur scientifique, et empêche du coup la reconnaissance de l’étymologie slave de très nombreux mots roumains, traités à la même enseigne orthographique.
Mais il y a pire. L’utilisation de matériel informatique d’origine américaine dans la presse fait que les accents et cédilles, différenciant les sons, ont tout simplement tendance à disparaître. L’anglais n’utilisant pas ou peu d’accents, on ne s’est pas soucié de les faire figurer dans les outils d’édition de texte. Ceci provoque le désarroi, minoritaire certes, d’un étranger encore modeste dans sa connaissance de la langue. Et puis, combien sont-ils ces Français admettant la pertinence des accents, jusque sur les majuscules, car permettant de distinguer mots et voyelles pour tous ceux qui apprennent le français et le parlent ? Malheureusement, en Roumanie comme en France la vulgarité et l’ignorance érige en bon goût les incapacités de nos machines.
Blaj est une bien curieuse ville. Calme bourgade dont on remarque le caractère officiel de nombreuses constructions. La visite de la cathédrale gréco-catholique baroque ne me convainc pas non plus. J’ai de la peine à me faire à l’idée que cette cité fut le centre d’un mouvement culturel intense au XIXe siècle et reconnu comme fondateur de la Roumanie moderne. Il en reste tous ces lycées, ces écoles, aux fenêtres innombrables reflétant obstinément la couleur du ciel.
En 1697 à Alba-Iulia, ville voisine, une partie du clergé transylvain, réuni en synode, décide d’accepter les quatre points qui séparent les orientaux des latins. Admettre l’autorité du pape est une étape vers la reconnaissance par l’empereur d’Autriche des droits des Roumains, à travers son clergé. L’église gréco-catholique naît en 1700, Blaj devient le siège de la province métropolitaine et sera dotée de lieux d’enseignement.
C’est à Blaj en 1848, dans le sillage du mouvement révolutionnaire européen, que S. Barnutiu, professeur au séminaire uniate, lança une proclamation pour demander la reconnaissance des Roumains en tant que « nation ». Ces bonnes intentions débouchèrent vite sur des conflits entre révolutionnaires roumains et hongrois sur le statut de la Transylvanie. Il n’en demeure pas moins que ce fut une date importante dans le processus d’intégration de la Transylvanie à la Roumanie et dans l’émergeance d’une conscience nationale roumaine.
En contrebas de la cathédrale, dans un champs aux herbes immenses, un monument du plus pur style stalinien commémore cette période. De nombreux bustes y représentent les acteurs, tant hongrois que roumains qui participèrent aux événements de 1948. Ce monument commémore malgré lui l’absurdité des nationalismes en statufiant côte à côte des personnages revendiqués à la fois par l’histoire officielle des deux pays, Roumanie et Hongrie.

Au sortir de Blaj, nous entrons dans une vallée, cernée de petites collines. On y trouve toujours de la vigne, mais aussi du houblon. Enfin, l’architecture perd son caractère roumain pour se germaniser petit à petit. Nous sommes dans une région autrefois fortement peuplée par des Allemands. Depuis 1990, ceux-ci ont très souvent préféré partir pour l’Allemagne. De très nombreux villages sont maintenant désertés, petit à petit colonisés par des Tsiganes ou des Roumains provenant de régions à forte natalité. Nous nous arrêtons dans le village de Tapu. Longue allée, bordée de maisons aux murs imposants et de grands portails aveugles, que surplombe une église fortifiée. Le village garde le souvenir des invasions même si les maisons affichent des couleurs vives. De loin, quelques gamins regardent notre équipe, tandis que nous montons vers l’église. À vrai dire, il est plus difficile d’y reconnaître une église qu’une citadelle. Une haute enceinte circulaire en fait le tour, destinée par le passé à accueillir les paysans menacés. À proximité, envahi par les herbes, le cimetière. Les tombes n’y portent mention que de noms germaniques.

Gheorghe nous avait prévenu : « Copsa-Mica, maintenant, ça va. L’usine de fabrication de fumée noire est fermée ». À vrai dire peu de gens savent exactement à quoi servait cette usine. Mais ses déjections étaient si sombres et nocives que l’on a fini par dire que les enfants naissaient ici avec la peau noire.
C’est un article dans un hebdomadaire américain au début des années 90, qui révéla au monde l’état de délabrement de l’économie roumaine et en faisant de Copsa-Mica le symbole d’un pays pollué par plusieur décénies d’absurdités industrielles.
Quelques kilomètres avant la bourgade, on peut déja voir sur le tronc des arbres gercés la trace laissée par les nuages mortels. La verdure cache aujourd’hui la misère d’hier.
J’entends déjà la voix de quelque Roumain de connaissance : « Pourquoi être allé à Copsa-Mica ? Pour voir la misère ? N’y-a-t-il pas de choses plus belles à visiter en Roumanie ? », excédé de voir son pays encore une fois résumé à quelques images de pauvreté qui font le plaisir des touristes et des téléspectateurs.
Pourquoi y être allé ? Parce-qu’on ne peut pas se permettre d’oublier pour recommencer les mêmes erreurs dans 20 ou 30 ans.
Nous traversons la ville. Je suis impressionné. Pas une maison qui n’ait subi un toilettage. Récurés ou repeints, les murs sont éclatants de couleurs, les vignes et les fleurs partent à l’assaut des tonnelles. Comme dans la campagne, la vie a repris ses droits(2).

À la sortie de Medias, ville dont les restes de fortifications, auraient mérité plus qu’un bref détour, nous nous arrêtons pour faire le plein. La station, sent encore la peinture neuve. Je regarde le cadran tourner sur la pompe. À côté, un autocollant indique qu’il faut multiplier le prix par dix. Ces machines n’avaient pas été prévues pour l’inflation encaissée actuellement par la Roumanie.
Sighisoara n’est pas une très grande ville, mais elle mérite qu’on s’y arrête. Perle des Carpates(3).
Nous nous garons dans le centre ville sur un parking payant tenu par un tsigane nonchalant et souriant. Nous sentons ici une attention touristique particulière. Il est vrai que l’endroit est très fréquenté par les Allemands, et l’on pourrait presque retrouver ici une certaine image de l’Allemagne que la guerre a détruite. Quelque chose de « gothique ».
La faim nous conduit cependant dans une pizzeria, intra-muros.
Un escalier couvert en bois du XVIIe siècle mêne à l’église de la colline. Un homme âgé, assis comme un patriarche sous un arbre, les paumes sur sa canne nous interpelle : « Turisti ? ».
Il est en possession des clefs sans être vraiment patenté pour les visites. L’église est en travaux et l’occasion semble bonne pour y pénétrer. « Combien cela va-t-il nous coûter ? », lui demandais-je.
— Cela dépend de vos moyens.
— Et les Japonais qui sont derrière nous ils ont les moyens ? (Ceux-ci s’engouffrent à notre suite dans le chantier).
— Bah ! répond notre guide en renonçant à traiter affaire avec ces gens qui ont l’art de passer inaperçus.
L’espace intérieur de l’église est entièrement occupé par les échafaudages, tandis que le sol est couvert de quelques planches. Ce sont des Allemands qui financent ces restaurations. Pour l’instant seules quelques fresques du XVe sont visibles dans le narthex. Le bonhomme, après nous avoir montré les tombes des moines dans la crypte, nous invite à aller admirer le panorama du haut du clocher, tandis que les Nippons sortent. Reste à savoir s’ils ont été plus intéressés par les méthodes de travail des ouvriers roumains, que par les quelques peintures murales.
Cette charmante brasserie où j’étais déjà venu, il y a sept ans, est momentanément fermée. J’aurais aimé y retourner. Mais finalement je ne sais si je dois le regretter. Que peut-il rester à l’intérieur de ces meubles en bois massif, de ces vieux rideaux cramoisis, de cette bière âcre, de cette odeur de cochon grillé ? Les escaliers sinueux ne risqueraient-ils pas d’être obstrués par quelque distributeur de Coca-Cola ?
La tour de l’Horloge. Une plaque sur le mur précise qu’ici est né Vlad Tepes, l’empaleur, davantage connu par son surnom de Dracula(4). Et sur la place au pied de la tour, on frôle l’overdose. Une dizaine d’artistes a posé ses chevalets pour y vendre peintures, sculptures, broderies… à l’effigie du célèbre voïvode valaque.

Nous descendons en fin d’après-midi la route qui mêne dans la vallée de l’Olt. Ici, les noms de village sont mentionnés en hongrois et en roumain. Tassée dans le fond de la plaine limoneuse ; la ville de Miercurea Ciuc, plus communément nommée dans la région, en hongrois : Csíkszereda. La ville offre dès le premier regard le visage d’une bourgade systématisée. Aux vieilles ruelles ont succédé de larges avenues et de hauts immeubles d’habitations collectives, à l’image d’une banlieue ou d’une cité balnéaire française, la mer en moins. Le quadrillage urbain règle l’existence du villageois devenu citadin. Ici l’unique raison d’être de l’homme aurait été celle de prolétaire, comme en d’autres endroits elle pourrait être celle de consommateur.

Nous nous rendons sans tarder chez une jeune femme qui doit nous remettre les clefs d’une villa. Nous sommes invités à entrer dans l’appartement. Une grosse télé dotée de deux énormes enceintes trône au milieu du salon. Je balade mon regard sur les murs.
Celui-ci se trouve soudain attiré par un autocollant représentant une croix « celtique » accompagnée d’une mention vulgaire, dans le style « pouvoir blanc ». Cette croix est la forme celte de la croix latine, à l’intersection cerclée, et que l’on reconnaît sur les tombes irlandaises. Je dois admettre que la présence d’un tel symbole m’étonne. Je supose que cet autocollant n’est pas arrivé ici seul, mais plutôt apporté par quelque missionnaire de la cause néo-nazie en Europe. Quelle en est la signification ?
Une des statégies de l’extrême droite consiste à récupérer les différents symboles antiques et signes identitaires à son profit, pour les vider de leurs sens et les fondre dans le chaudron de l’inculture. En Provence, le Front National, non content de tacher un drapeau bleu-blanc-rouge, déjà bien sale, n’hésite pas à défiler sous des banderoles occitanes. Il en va de même pour la culture populaire, la vraie culture, celle que parents et grands-parents transmettent à leurs enfants, et qui est ainsi promise à être reléguée au rang de folklore poussiéreux(5).
En Bretagne, pays concerné en premier lieu, le contre-emploi de la croix celtique a été très tôt dénoncé. Les musiciens, bardes, écrivains, druides, voient légitimement en l’extrême-droite un ennemi mortel. Ils ne se privent donc pas pour le dire et pour agir. On ne compte plus les collaborations entre musiciens traditionnels de Bretagne et du reste du monde. Érik Marchand enregistre avec le Taraf roumain de Caransebes, Alan Stivell avec le Kabyle Idir, les frères Molard avec l’Algérien Cheb Mami… La tradition se pare ainsi d’un costume d’une incroyable modernité. J’ai même entendu dire que quelque-part en Armorique, à la fin juillet, chrétiens et musulmans se réunissent autour d’une chapelle à l’occasion d’un pèlerinage. Par les temps qui courent, il doit certainement s’agir du château du Graal.
Connais-toi toi-même…
Le spectre de « l’ethnicité » est un argument souvent brandi par les tenants du pouvoir en France, sans se rendre compte que c’est bien la négation et la frustration identitaires qui conduisent au rejet de l’autre par sa méconnaissance(6).
Amis consommateurs, revenons à cet appartement anonyme, quelque-part en Transylvanie. Quel est le point commun entre une jeune et naïve étudiante magyarophone vivant en Roumanie dans une région souvent privée d’autonomie politique et culturelle, et un français, colporteur du mythe de la race blanche ? Et bien, je l’ignore encore et je m’interroge sur les manœuvres sous-terraines de l’extrême-droite en Europe.

Nous sommes conduits dans le quartier de Csíksomlyó. La villa ressemble à un chalet forestier. Le confort est relatif mais convenable. Dans la salle à manger, quelques affiches aux murs témoignent encore des fêtes du nouvel an, quelques mois plus tôt. Nous avons fini la visite quand débarque le propriétaire, un jeune homme dans une BMW. Nous payons d’avance ce qui n’est pas pour plaire à mes partenaires. L’auto rutilante suffirait pour faire parraître la transaction douteuse.
Le soleil se couche. De la colline adossée à la villa, plantée de nombreuses croix, les derniers pellerins descendent tandis que les corbeaux réoccupent peu à peu l’espace. En contrebas, sur le bord du chemin, on se presse à la fontaine, avec charrettes et bouteilles de plastique rougies par une eau riche en fer.

Dimanche 15 juin.
Nous rendons visite à monsieur Szabo. Celui-ci s’ammuse à me voir essayer de parler hongrois, « Je parle aussi roumain » dit-il en rigolant. Il doit nous faire visiter, le lendemain, la scierie où il travaille dans le village de Cozmeni (Csíkszentmárton). La journée s’annonce maussade. Nous sommes déjà en altitude quand il se met à pleuvoir. Nous remettons au lendemain une balade en montagne et passons notre après-midi dans un restaurant de la station Tusnádfürdo. Restauration roumaine classique à tendance touristique.

Lundi 16 juin.
Je ne m’y connais pas suffisamment dans ce domaine pour gaver mon lecteur d’un compte-rendu rébarbatif, bien que je me sois chargé de l’interprétariat. Auparavant la scierie a appartenu à un domaine très vaste avant d’être nationalisée. La privatisation, il me semble n’a pas apporté grand chose ni dans la modernisation du matériel, ni dans les conditions de travail. Aucune protection n’est présente à la sortie des machines, dans un hangard poussiérieux où travaillent hommes et femmes. C’est l’heure du repas. Les employés mangent leurs sandwiches assis sur des billes de bois. Ce bois, d’une qualité médiocre, des résineux, provient de la montagne toute proche. Une tempête récente en autorise le rammassage. Mais en d’autre circonstances, les coupes sont autorisées par l’office local des forêts en fonction de la maturité des parcelles. Le bois usiné est destiné en grande partie aux pays du Moyen-Orient après que les troncs soient grossièrement débarrassés de leur écorce, puis taillés en planches aux dimensions imposées par les commandes. La quantité de déchet est impressionnante, environ 40 %.
Je m’intéressais au salaire des employés (dérisoire) quand passe le patron de la scierie dans une grosse Mercedes. « Et lui combien gagne-t-il ? » demandais-je à notre guide, le contremaître. « C’est secret, mais certainement beaucoup », répond-il avec un sourire amusé.

Entre la visite solennelle de l’évêque dans le village, et l’excursion remise de la veille, nous choisissons la montagne. Après quelques kilomètres sur une route sinueuse faite de plaques ciment nous assistons au déchargement d’un camion de graviers. Celui-ci vide sa benne en équilibre sur ses deux roues qui reposent encore sur le sol. Nous souhaitons que la manœuvre sera aussi bien réussie à son prochain passage, redoutant d’être bloqués à notre retour.
Le lac de Szent Anna, est logé dans un large cratère volcanique aux pentes abruptes. Autrefois existait ici un hôtel, mais il a brûlé. L’endroit reste touristique. Un marchand de souvenir nous récite quelques vers de V. Hugo que nous ne connaissons pas. Nous achetons de la bière Ciuc, que nous connaissons maintenant davantage, et nous installons pour profiter de cet air pur qui manque si souvent en Roumanie.
La faim nous pousse en fin d’après-midi dans le restaurant d’un grand hôtel luxueux, mais vide de monde. Nous avons tôt fait d’être reconnus comme français que la musique traditionnelle, qui sortait d’enceintes discrètes, est remplacée par de la musique française ; Jean Ferrat, Serge Gainsbourg, Gilbert Bécaud et même Raoul de Godswarwelde !
Sur le retour, nous nous trouvons plusieurs fois bloqués par des troupeaux de vaches et de moutons (par bonheur cela existe encore en France). Une auto tente de forcer le passage, effrayant les animaux et échappant aux invectives du berger. Nous la retrouverons quelques kilomètres plus loin, sagement arrêtée sur le bas côté. Son propriétaire devait avoir le besoin pressant de prendre le temps.

Mardi 17 juin.
Nous avons rendez-vous ce matin avec le directeur de l’office départemental des forêts. Nous attendons Gyorgy, devant la poste. Cette personne avec qui nous avons été mis en relation par nos contacts parisiens doit en fait organiser notre journée. Un malentendu téléphonique dont nous sommes victimes nous laisse un peu de temps pour jeter un autre regard sur cette ville de Miercurea Ciuc qui semble assez animée.
Le centre est occupé par une immense place carrée d’environ 150 mètres de côté sur les bords de laquelle se tiennent quelques bâtiments administratifs, ainsi qu’un complexe commercial. Le soleil donne un peu d’humeur à l’ensemble, mais je présume que la moindre goutte de pluie doit plonger le tout dans une tristesse des plus invivables. Dans une ruelle adjacente se trouve la Banque Nationale, charmante bâtisse, style XIXe, récemment repeinte, ce qui lui donne un air de chou à la crème. Cette banque, polie comme un sou neuf, contraste curieusement avec le reste de la ville, à en paraître presque arrogante.
Nous entrons dans le bureau du directeur, grand homme musclé au regard décidé et un peu agacé de notre retard. Il nous propose malgré tout un café que nous acceptons avec plaisir. Il prend l’initiative de l’entretien, s’enquérant de savoir ce qui nous intéresse particulièrement en sortant une carte de la région couvrant l’ensemble du territoire qui est sous sa responsabilité.
L’un de nous essayait de déchiffrer la dite carte. Sa difficulté à y retrouver des signes correspondant à ses connaissances a dû provoquer une sorte de séisme souterrain, pour amener l’ingénieur à cesser de parler brusquement. Il m’a regardé, moi l’interprète, et je n’ai toujours pas réussi à signifier cette lueur dans ses yeux. J’ai cru qu’il allait nous jeter dehors. Je me suis alors lancé à décrire le réel niveau d’études de mes compagnons ; équivalent à celui de lycéen, en m’excusant presque que nous ne soyons pas futurs ingénieurs, ce qu’il devait penser en nous attendant. Il se lève alors soudainement, et d’une voix plus haute, en se dirigeant vers une étagère, prononce cette sentence qui allait décider de la poursuite de notre journée : « Nous allons faire un test ! ».
« Savez-vous ce qu’est cela ? » dit-il en exibant un objet blanc, lisse, fin et long. Nous nous interrogeons tous, tandis qu’il le glisse entre les doigts de Corinne avec un sourire narquois.
Nous aventurons chacun une réponse, intrigués et décidés à redonner confiance à notre interlocuteur. Bois de chevreuil, racine d’un plante inconnue… Sébastien ose… « C’est une pine d’ours ! » Enfin, la belle affaire. L’ours est un des rares mammifères, sinon le seul, à posséder un os pénien. Éclats de rires, Corinne est un peu génée et notre ingénieur rassuré sur nos compétences. Nous laissons là le terrain épineux des forêts de connifères locales et enchaînons sur les ours qui font l’unanimité de notre sympathie.
Cet os de bite est ce qui reste d’un impressionnant ours mâle, dont quelques photos au mur témoignent de la puissance. Il est mort sous les balles d’un riche bijoutier parisien, autorisé à le tuer pour quelques miliers de Marks. Les photos, toujours elles, témoignent sinon du courage, au moins de la fortune de cet homme.
Cependant, ne faisons point de procès hâtif aux chasseurs. La Roumanie est un des rares pays européens à conserver avec conviction ces mammifères prédateurs, ours et loups. Suivant une législation très strictes, leur nombre est régulé au moyen de la chasse. Il est plus amusant de voir dans quelles conditions les animaux sont tués, et quelle somme de courage ont dû faire preuve ces vaillants hommes pour ramener les précieux trophées qui témoigneront de leur virilité.
Je monte dans le véhicule tout terrain que conduit Gyorgy, accompagné de l’ingénieur et du garde chasse. Sur les contreforts des montagnes, nous pouvons voir les ravages de la dernière tempête. Nous arrivons au lieu-dit Harghita, ensemble de bungalows que dessert un chemin de terre accidenté. Première étape, nous descendons.
Quelques retraités prennent le soleil. Harghita est un lieu de cure. L’établissement a subit la crise du tourisme mais reste fréquenté. Rien à voir avec ces prospectus en papier glacé (où de charmantes blondes se faisaient enduire les fesses de boues bénéfiques avec le sourire), que l’office roumain du tourisme a distribué pendant des années, faute de neuf.
La région est volcanique et les eaux y ont quelques particularités, notamment curatives. Pour des touristes français, dont le pays est l’un des plus grands consommateurs de médicaments, l’endroit constitue une curiosité.
Nous entrons dans une baraque. L’ingénieur nous prévient formellement: garder tout objet métaliques à distance à cause de la corrosion et surtout ne pas se pencher, la moindre inspiration de gaz est létale. Dans la pièce où nous entrons, deux femmes papotent tranquillement, les pieds posés sur un plancher au dessus d’un gouffre. De là s’échappe un gaz dont nous pouvons apprécier l’effet stimulant sur nos jambes. L’ingénieur allume son briquet et l’approche lentement vers le sol. La flamme s’éteint brusquement à hauteur des cuisses.
Les autos garées dans un chemin creux, nous avançons sous le couvert d’immenses sapins. À en juger par les débris amoncelés dans les ornières, le chemin est peu pratiqué. Est-ce pour nous épater, amener un peu de piquant à l’expédition… le garde-chasse porte son fusil de gros calibre à la main, chargé et armé. Après une demi-heure de marche, nous voyons notre première trace d’ours. Mazette, il n’y a pas intérêt à perdre le garde des yeux. Encore quelques centaines de mètres et nous arrivons dans une clairière. À l’orée de celle-ci, une baraque en bois sur pilotis, domine les environs. L’ingénieur commence par nous montrer la mangeoire. Elle permet de fidéliser les passages et d’éviter que les animaux ne soient totalement livrés à eux-mêmes sans contrôle. Quelque mètres plus loin je remarque une cage en fer, servant d’apat fixe et contenant des morceaux de carcasses de bétail et la tête blanchie d’un cheval. L’ours est omnivore. Il se nourrit principalement de plantes et d’insectes mais ne rechigne pas sur la viande de temps à autres.
Je fais quelques pas et évite de justesse une grosse merde. Cela fait rire tout le monde, sauf l’ingénieur qui nous explique que les déjections sont d’un très grand intérêt pour l’observation. Elles permettent de dater assez précisément le passage de la bête, de connaître son alimentation et de voir s’il est bien portant. Celui-ci est venu il y a plusieurs jours. Il y a peu de chance pour que nous le voyions aujourd’hui.
La baraque est modeste. Ce n’est pas un lieu de vacances, juste un poste d’observation. Deux lits, une table et un poêle en composent modestement le mobilier. De la fenêtre on peu voir toute la clairière. Combien j’aurais aimé entendre, de la bouche du chasseur parisien, le récit de sa lutte épique avec la « bête » au fin fond d’une forêt transylvaine ; à trois mètres au dessus du sol, à l’abri du froid et des griffes ! Finalement nous sommes déçus de rentrer bredouille. Mais au moins, nous aurons rencontré ce petit homme silencieux, armé d’un gros fusil, qui conduit en forêt les gens qui auront des histoires d’ours à raconter.
Sur le chemin du retour l’ingénieur nous montre différentes plantes que nous sommes incapables de reconnaître à sa grande déception. Je lui explique que la botanique est une matière qui n’est pas enseignée dans les écoles en France, et que nous avons perdu beaucoup de ce rapport à l’environnement que conservent les Roumains, d’une certaine manière. Ceci l’étonne. Quand aux plantes médicinales, pour lesquelles il montre un grand intérêt, elles ont été pratiquement bannies de notre culture, avec un mépris qui les a reléguées au rang de curiosités folkloriques.
Des traces de hache sur un tronc témoignent du passage de quelques coupeurs de bois clandestins. Ceci navre notre guide. Il est conscient qu’il n’est pas possible de tout surveiller. Les gardes eux mêmes finissent parfois par passer de l’autre côté de la loi, tant il est plus rentable de l’enfreindre que de la faire respecter. Les salaires que l’État aloue à ses agents sont si misérables que ce service tient de la vocation. Alors que faire ? Selon l’ingénieur, tant que la Roumanie vivra dans la crise économique, seule l’éducation et la responsabilisation des populations permettra d’éviter le pire. La répression n’est que l’ultime défense face à un mal profond. Quelle leçon venant d’un pays qui a connu cinquante ans de dictature !
Cette visite terminée, nous sommes conduits au restaurant Ozon, à une centaine de mètres plus haut. Conviés à entrer dans la grande salle de l’établissement, nous sommes surpris de voir une grande table préparée à notre intention. Nous pensions simplement manger un sandwich, mais c’est un vrai repas qui nous attend. Après un courte discussion, il apparaît que nous sommes invités. L’ingénieur est un habitué. Je ne pense pas qu’il veuille nous épater, mais tout simplement passer une bonne journée en notre compagnie. Son travail, surtout administratif, ne doit pas toujours être passionnant. et puis, au long du repas, la conversation fut enrichissante. Malgré ses responsabilités, il n’a jamais eu l’occasion de se rendre ni en France, ni dans un autre pays européen (hormis la Hongrie). Les expériences sylvicoles et les législations étrangères l’intéressent.

De retour dans la vallée, Gyorgy nous emmène visiter un scierie dont il est actionnaire. Les bâtiments, le matériel aussi, sont en meilleur état que ce que nous avons pu voir précédemment. Cette usine a été montée de toute pièce et les conditions de son fonctionnement sont aussi différentes. Les employés y sont davantage intéressés par les bénéfices.
En face de la scierie, Gyorgy nous présente une ferme dont il est sociétaire. Elle renferme une centaine de taurillons. Sa fonction consiste en la mise en quarantaine de veaux avant leur exportation vers l’Italie, la Grèce ou le Moyen-Orient. Achetés dans les alentours, ils sont vaccinés et mis aux normes des pays importateurs. Ils n’ont pas réellement le temps d’engraisser, et d’ailleurs ce n’est pas vraiment le but. Les bêtes se succèdent dans l’étable à un rythme régulier. Leur revente assure de bons bénéfices, d’autant que la crise de la vache folle amène de nombreux pays importateurs à changer de fournisseurs.
Gyorgy n’est pas en manque d’initiatives. En errivant, il m’a expliqué avec enthousiasme les différentes affaires auxquelles il prenait part. Il a très bien compris que seul, le paysan ne faisait pas le poids. S’il veut survivre, être compétitif et gagner de l’argent, il doit s’associer avec d’autres. C’est valable en agriculture comme dans d’autres activités. En cela, Gyorgy est l’antithèse des paysans que nous avions rencontrés au tout début de notre voyage. Les uns se complaisent à critiquer un système révolu, se renferment sur leurs prés-carrés et n’hésitant pas à accuser une partie de la population d’être la cause de leurs difficultés. Les autres, comme Gyorgy, ont compris que leur salut ne passait que par la solidarité et leur faculté à prendre des initiatives. Se sont deux cultures qui s’affrontent.
Je ne peux m’empêcher encore une fois de faire le parallèle avec la France. Les Français doivent-ils attendre qu’un gouvernement ou un autre résolve leurs problèmes ? Les citoyens ne doivent-ils pas être avant tout capables de se prendre en charge, à la condition où ni l’État, ni de puissants groupes industriels, ne brident l’innovation et la réalisation d’entreprises ?

Nous la passons au restaurant. Celui-ci est fréquenté autant par des roumanophones que par des magyarophones. Les villes bilingues ont un charme particulier. Chacun s’y exprime dans sa propre langue, sans pour autant ignorer celle de l’autre. Deux mondes coexistent. Loin de s’affronter ils se superposent, se complètent. Dans sa langue, chaque communauté trouve son intimité, mais aussi sa personnalité. En quoi un état qui aurait réussi à imposer une langue unique à l’ensemble de sa population serait-il plus moderne ? Il ne ferait que prendre possession de cet espace intime et obligerait à tous une seule et unique conception de l’existence par la voix de ses médias.
Avant d’arriver à Csíksomlyo nous optons finalement pour une dernière bière. Nous entrons dans le seul bar encore ouvert à cette heure. Quelques personnes y jouent au billard, nous prenons possession de la seule table encore libre. Après quelques minutes la serveuse nous propose de passer dans une salle adjacente. Les quelques clients présents étaient déjà un peu nerveux. Mais il s’agissait peut être de nous offrir un endroit plus convenable et plus intime. Quoi qu’il en soit, nos bières commandées, le patron apporta deux enceintes qu’il poussa au maximum de leur puissance, si bien que nous ne pouvions plus nous entendre.

Les écrivains voyageurs sont passionnants pour nous décrire leur confrontation avec des mondes différents qu’ils découvrent. Mais il ne m’est jamais arrivé de lire la relation d’un retour. Comme la découverte d’un pays ; le trajet qui y mène, ou le chemin inverse, font partie du voyage. Le retour est souvent occulté, mais c’est durant cette période que l’on commence à regretter ce que nous avons manqué, et que l’on commence à oublier pour ne se souvenir que des choses les plus marquantes. Notre retour à nous sentait le poids de la fatigue.
Nous sommes partis de Csíszereda en milieu de matinée après avoir fait quelques achats. Nous avions choisi de passer par Tîrgu Mures pour rejoindre Cluj. Cette route, parsemée de petits villages offre à voir une des particularités de la Transylvanie, les portails en bois scluptés. Chaque maison possède le sien. Ils sont de véritables œuvres d’art démontrant une fois de plus le soin et le goût apportés à l’habitat. C’est quand même autre chose que les nains de jardin.
Tîrgu Mures (Marosvásárhely) est pour ainsi dire le centre culturel des hongrois de Transylvanie. C’est une grande ville que nous traversons, à la circulation intense et aux terrasses bondées.
Le long de la route, dans chaque village, les habitant exibent des broderie, poteries et vanneries qu’ils espèrent vendre aux nombreux touristes, principalement hongrois. Nous succombons à la tentation du cadeau-souvenir.
À Cluj, nous passons dire un petit au revoir et un grand merci à Costel. Nous en profitons pour faire une provision de vins roumains dans un libre service. Je me laisse personnellement tenter par un Cabernet Ausbruch.
Nous quittons la ville sous le regard amical d’un immense cow-boy Marlboro « 4 X 3 ». La pluie commence à tomber alors que nous avons franchi le massif des Carpates occidentales.
Quelques kilomètres avant Oradea, nous nous arrêtons dans un restaurant.Il pleut. Un orchestre tsigane joue à l’intention des touristes et des nombreux routiers turcs de passage. De quoi ajouter à notre déprime.
Nous passons devant une usine Coca-Cola, l’une des plus grandes d’Europe centrale dit-on.
Avant la frontière, nous décidons de faire le plein et de nous débarasser ainsi de nos derniers lei. À la station, un officier de police s’intéresse de près à notre expédition et se montre quelque peu familier et autoritaire avec le pompiste. Il s’étonne que nous soyons allés dans les Carpates plutôt que sur les plages de la Mer Noire où les touristes, dit-il, ne s’ennuient pas. Il m’agace. Le plein est fait. Il me reste dans les mains quelques billets que je m’apprête à donner au pompiste en guise de pourboire. Celui-ci reprend la pompe sous l’œil mauvais du flic et me sert l’équivalent en gaz-oil jusqu’à faire déborder le réservoir. Je comprends qu’il n’est pas tout à fait maître de sa politique commerciale et que ces quelques lei n’auraient probablement pas fini dans sa poche.
Nous traversons Oradea alors que la nuit est déjà tombée. La frontière se passe sans encombre. Nous nous arrêtons pour donner quelques coups de fil.
C’est une chose extraordinaire. On se croirait en ce lieu dans quelque caravansérail sur la route de la soie. De nombreuses nationalités se côtoient, des gens de passage, mais aussi d’autres qui n’ont rien à faire ou dont il serait préférable de ne pas connaître la réelle activité. Les frontières libérées d’Europe centrale ont laissé pousser comme des champignons ces lieux glauques, ni villes ni marchés, dont les seules raisons d’être sont l’échange, le commerce et le trafic. Des lieux qui n’existent pas sur les cartes officielles, mais qui grouillent à toutes les heures du jour et de la nuit.
Nous traversons la Hongrie d’une traite en nous arrêtant juste le temps d’un repos chez Nathalie et Farkas. À vrai dire, nous n’avons pas envie de nous retourner. Et puis nous voilà arrivés dans notre Europe, celle d’Occident. Plus de villages à traverser, plus de paysans à nous regarder ou à nous saluer. Pas de gosses à jouer sur le bord des routes, ni de troupeaux à laisser passer. Simplement un long ruban d’asphalte et des autos renfermant d’hypothétiques êtres humains.

Laurent GIRARD


Notes.

1. Les mauvaises langues diront que ce quart d’heure vaut une heure.
2. C’est aussi à Copsa-Mica que Lucian Pintilie a tourné une grande partie de son film « Le Chêne ».
3. Voir L’Un [est] l’Autre n° 3, p. 10.
4. Voir L’Un [est] l’Autre n° 8, p. 9.
5. À suivre à ce titre l’excellente prestation scénique du groupe marseillais Massilia Sound System.
6. À lire : « Nous avons tant de choses à nous dire », par Rachid Benzine et Christian Delorme. Éd. Albin Michel. Regard croisé sur l’un et sur l’autre entre un jeune musulman de la banlieue parisienne et un prêtre catholique lyonnais.