Didier SCHEIN
Septembre 2000

e 20 décembre 1999, le rideau de bambou est définitivement tombé entre la Chine et ses voisins capitalistes. Après Hong Kong le 1er juillet 1997, c’est Macao qui a été rétrocédé à la République Populaire, selon les accords signés avec les puissances coloniales, britannique et portugaise. Cependant, si la rétrocession de Macao n’a été presque qu’anecdotique, vu la faible importance tant démographique qu’économique du comptoir portugais, le retour du dragon hongkongais dans le giron chinois prenait une valeur de test pour un pays-continent qui avait entamé des réformes économiques fracassantes depuis 1979. Pour bien comprendre les conditions particulières de la réintégration des deux comptoirs, il importe de mettre en valeur l’histoire de liens toujours demeurés forts, malgré l’opposition idéologique entre les deux systèmes, liens qui ont joué un rôle primordial dans la stratégie réformatrice chinoise en préparant l’intégration des deux territoires.
Premier – et donc dernier – comptoir occidental en Chine, Macao fut donné au Portugal en 1557. Confetti de 18 km2, formé d’une péninsule à laquelle sont aujourd’hui reliées les îles de Taipa et Coloane, Macao compte une population de 600 000 habitants, en forte croissance depuis 20 ans et connaît ainsi la plus forte densité de population au monde, soit 23 000 hab/km2, avec des pointes jusqu’à 55 000 hab/km2 dans la péninsule. La population est chinoise à 96 %, le reste étant composé de Portugais et de métis. À noter qu’environ 10 000 personnes y vivent encore sur l’eau, dans des jonques ou des sampans. Macao est un pôle d’industries légères, bénéficiant d’investissements et de délocalisations de Hong Kong, mais vit surtout de son monopole des jeux de hasard, attirant près de 5 millions de visiteurs par an, la plupart en provenance de Hong Kong où de telles activités sont interdites.
La formation du territoire de Hong Kong est plus récente, les 237 îles et la péninsule de Kowloon qui la forment ayant été arrachées par les Britanniques à la Chine entre 1842 et 1898. D’une superficie de 1067 km2, Hong Kong compte près de 7 millions d’habitants, chinois à 97 %. Le destin de la colonie fut dès le départ étroitement dépendant des circonstances chinoises : jusqu’en 1949 port franc et entrepôt de marchandises venant du continent, ainsi que pôle de départ de l’immigration chinoise, ensuite, après la victoire des communistes en Chine, elle fut pendant trente ans un refuge pour les populations chinoises persécutées d’Asie du Sud-Est, ainsi que pour les entrepreneurs et les possédants hostiles au régime maoïste. Elle devient alors un grand centre manufacturier et une place bancaire internationale, pour figurer dans les années 70 aux rangs des « petits dragons ».
La position géographique de Macao et de Hong Kong n’est pas étrangère à l’intérêt que les deux colonies ont pu exercer sur les occidentaux, ainsi qu’à leur croissance actuelle. En effet les deux anciens comptoirs occupent une position centrale dans la Mer de Chine méridionale, la Méditerranée est-asiatique, grande artère commerciale depuis 2000 ans, reliant le Japon et la Corée, au nord, à la péninsule indochinoise et aux archipels philippin et indonésien, au sud, en passant par Taïwan, mais aussi voie de passage vers l’Australie, l’Inde, le monde arabe et l’Occident. De plus, se faisant face de part et d’autre de l’embouchure du delta de la Rivière des Perles, commandé par Canton, Macao et surtout Hong Kong constituent une véritable interface entre la diaspora chinoise en Asie du Sud-Est et dans le monde et la Chine, et plus particulièrement avec la province du Guangdong; celle-ci est en effet, avec le Fujian voisin, le principal foyer d’origine de la diaspora, aux dialectes (principalement Cantonais, Chaozhou et Hakka) fortement éloignés du mandarin de Chine du Nord, mais également de la population des deux comptoirs européens(1). Hong Kong, Macao, le Guangdong et la diaspora chinoise peuvent donc se prévaloir d’une proximité linguistique et culturelle, mais aussi de liens familiaux et associatifs basés sur des structures familiales et communautaires (structures associatives oushituan, réseaux ou guanxi), reposant notamment sur le crédit ou la confiance personnels (xinyong) et qui ont depuis longtemps fait leurs preuves dans la diaspora.
La stratégie d’ouverture économique de la Chine comme choix de développement, après l’autarcie de l’époque maoïste, doit beaucoup aux exemples éclatants des petits dragons asiatiques, mais n’est pas étrangère non plus à la présence influente dans l’entourage de Deng Xiaoping, au moins jusqu’au milieu des années 1980 d’un puissant lobby cantonais. Aussi la nouvelle politique économique reposait sur la création de poches ouvertes, octroyées notamment de facilités fiscales, aux investisseurs étrangers. Furent donc créées en mai 1980 quatre ZES (Zone Économique Spéciale) : trois dans la province du Guangdong, Shenzhen, en face de Hong Kong, Zhuhai en face de Macao et Shantou, et une dans le Fujian, sur l’île de Xiamen, en face de Taiwan. L’objectif était d’attirer capitaux et technologies étrangères dans les ZES, tout en tenant le marché et la population chinois à l’abri des produits et des idées émanant du monde capitaliste, mais une stratégie géographique interne transparaissait aussi dans la nouvelle politique : une stratégie de développement du pays par étapes, en donnant dans un premier temps la priorité aux régions côtières du sud-est, et tout particulièrement au delta de la Rivière des Perles, dont les forts liens avec Hong Kong et la diaspora devait permettre d’attirer les investisseurs.
La réussite de la stratégie d’ouverture du gouvernement de Deng Xiaoping dépendait également d’une convergence d’intérêts avec l’économie hongkongaise. Le niveau de développement alors atteint à Hong Kong nécessitait le passage à un nouveau stade que l’étroitesse du territoire de la colonie rendait problématique. Le niveau de vie des habitants, plus proche de celui des pays occidentaux que de ceux du Tiers-Monde, comme la Chine, réclamait le développement des activités du tertiaire au détriment de l’industrie légère (notamment les vêtements et les montres), qui avait fait jusque là, grâce à une faible masse salariale et comme à l’instar des autres petits dragons, la prospérité de Hong Kong. De même les nouvelles préoccupations des hongkongais en matière d’environnement ne s’accordaient plus à la présence d’industries polluantes sur leur territoire. Aussi l’ouverture économique en Chine, et plus particulièrement le choix d’en faire profiter en premier lieu des zones du littoral voisin de la colonie britannique, allait dans les intérêts des entrepreneurs hongkongais.
Le résultat en fut spectaculaire. En drainant l’essentiel des capitaux de la diaspora engagés en Chine, soit deux-tiers de l’ensemble des capitaux étrangers, Hong Kong est devenu le premier investisseur dans la République Populaire, avec un total de 262 milliards de dollars entre 1979 et 1996. Tous les capitaux originaires de Hong Kong ne sont pourtant pas le fait d’entrepreneurs hongkongais. En effet, une grosse part des capitaux étrangers, et notamment ceux de la diaspora chinoise, entre en République Populaire par un détour à Hong Kong, utilisant les infrastructures modernes, le réservoir d’informations sur la Chine et le sas linguistique qu’elle constitue. Hong Kong est également un point de fuite de capitaux détournés par des cadres de la République Populaire : l’ancienne colonie est le lieu du blanchiment d’argent issu de la corruption engendrée par l’ouverture économique… argent dont une partie retourne sur le continent, alors sous le sceau bien blanc de « capitaux étrangers », et profitant par la même occasion d’avantages fiscaux dans les ZES. Après 1979, Hong Kong est donc rapidement devenu une interface indispensable entre la diaspora chinoise et la République Populaire, un véritable sas de pénétration dans le continent, mais aussi, pour les Chinois de la République Populaire, une vitrine du capitalisme, de ses modes et de son supplément de libertés.
Hong Kong s’est donc adapté, à son grand profit, à l’ouverture chinoise. Le résultat fut un double mouvement : d’abord une tertiairisation définitive de l’économie de la colonie britannique, les parts respectives de l’industrie et des services dans le PIB de Hong Kong représentaient en effet 32 et 68 % en 1980 et 16 et 84 % en 1996; ensuite une délocalisation des industries de main d’oeuvre hongkongaises, notamment les industries d’assemblage et de sous-traitance, vers les ZES chinoises, les produits manufacturés réalisés sur le continent étant destinés à être réexportés vers des pays tiers, surtout occidentaux, à partir de Hong Kong, qui plus est seul port en eaux profondes de la Chine du Sud.
La rétrocession de la colonie britannique à la Chine, annoncée par l’accord de 1984 entre les deux États a pu susciter des craintes parmi les cadres hongkongais et le mouvement d’immigration, notamment de familles fortunées, les yacht people, vers les pays neufs, l’Australie, les Etats-Unis et surtout le Canada, avec 60 000 départs annuels depuis 1990, le prouve. Mais ces craintes sont-elles bien fondées ? La République Populaire, en préconisant la politique « un pays, deux systèmes » s’est engagé à conserver pendant 50 ans le système économique hongkongais, en octroyant à l’ancienne colonie britannique, comme à Macao, le statut de Territoire Administratif Spécial. Dans la voie de réformes économiques sur laquelle ils se sont engagés depuis une vingtaine d’années, les dirigeants chinois n’ont pas l’intention de se priver de l’atout que peut représenter Hong Kong, première place financière d’Asie et troisième du monde, sas de pénétration sur le continent, avec son nouvel aéroport international d’une capacité de 87 millions de passagers, ouvert en 1998 à Chek Lap Kok, étape obligée des principales lignes aériennes de l’Asie orientale et des liaisons entre la Chine continentale, Taïwan et l’Occident, avec son port, le premier au monde pour le trafic de conteneurs, avant Singapour et Rotterdam.
Surtout, l’interdépendance économique entre le delta de la Rivière des Perles, tout entier élevé au rang de ZEO (Zone Economique Ouverte) en 1985, et Hong Kong est profonde. Grâce aux réformes, l’intégration économique de Hong Kong à la Chine avait été réalisée bien avant la réunification politique. Le delta, voire même la province du Guangdong dans son ensemble, est devenu pour la Chine un véritable laboratoire des réformes, et pour Hong Kong une base arrière indispensable pour ses activités de production. La région a été profondément métamorphosée depuis 20 ans et connaît un boom démographique sans précédent. Ainsi Shenzhen, limitrophe de Hong Kong est passé depuis 1978 de 500 000 à plus de 3 millions d’habitants. De nombreuses villes et bourgs du delta connaissent un essor impressionnant. Le paysage s’est modifié : routes, canaux, polders se multiplient, le plus souvent sans concertation régionale d’ensemble, et contribuent à combler, parfois dans le désordre, la baie ; le cabotage s’intensifie entre les multiples petits ports et la grande métropole pour y acheminer la production. Le delta fourmille d’activités et de trafic et toutes les familles sont concernées par les nouvelles productions industrielles, le plus souvent dans des petites unités, en conservant toutefois souvent des emplois dans l’agriculture. Toute la région devient pour Hong Kong une desakota, terme indonésien désignant un phénomène souvent rencontré en Asie d’expansion dans les campagnes environnantes des activités industrielles d’une métropole, sans abandon de l’agriculture et de l’habitat traditionnels, une industrialisation sans urbanisation.
L’avenir de Hong Kong ne semble pourtant pas encore complètement défini. La ville connaît toujours une forte croissance économique et démographique (le mouvement des yacht people est compensé par une immigration venue du continent, immigration légale, dans le cadre de rapprochements familiaux, mais aussi immigration illégale, attirée par le niveau de vie ou de liberté de l’ancienne colonie). Son avenir est plus que jamais lié à celui de la Chine et à l’extension des réformes. A celui du Guangdong d’abord, dont la poursuite de la croissance dépend du développement indispensable d’emplois plus qualifiés, et notamment dans le secteur tertiaire, seul palliatif à une hausse prévisible des salaires chinois, car la faible masse salariale sur le continent est un argument moteur pour attirer les investisseurs. Enfin Hong Kong restera-t-elle un pôle de croissance pour la Chine ou bien ira-t-on vers une banalisation de l’ancien comptoir britannique ? La réalisation d’infrastructures, comme la voie ferrée Pékin-Kowloon ou l’amélioration des routes côtières, et le développement de Shanghai comme nouvelle métropole asiatique nous ferait plutôt pencher pour la seconde solution. Il semble en effet que l’on s’oriente vers un pays à trois pôles centralisateurs de la croissance, soit les trois grandes métropoles – et leur desakota – en pleine expansion : Pékin, Hong Kong et le delta de la Rivière des Perles et Shanghai et le delta du Yangzi.

Didier SCHEIN



Note :

1. Quant aux Hokkiens de la région de Xiamen au Fujian, parlant le dialecte minnan , ils constituent les deux tiers de la population de Taiwan. Le cantonais est par ailleurs le dialecte véhiculaire de la diaspora.
On surnomme Vancouver, la principale porte d’entrée des Chinois au Canada, Hongcouver.


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