Didier SCHEIN
Juillet
2001



aissant Kazan derrière nous, nous continuons de descendre le cours du fleuve. Ici, la Volga atteint une largeur énorme, de plusieurs kilomètres, si bien que d’une rive il est impossible d’en distinguer l’autre. Bientôt, le fleuve immense reçoit la Kama sur sa gauche et sa largeur s’accoît encore un peu plus. A quelques encablures après le confluent, se dresse sur notre gauche, surgie mystérieusement au milieu de la forêt, une tour noire dont l’extrémité, après une terrasse, se termine par une pointe effilée. Nous sommes ici, dans ce qui est aujourd’hui la République autonome du Tatarstan, sur les lieux où s’est développée, il y a un millénaire, une civilisation florissante et qui demeure énigmatique: le khanat bulgare de la Volga. Et cette tour n’est autre que la tour Mizgir, le petit minaret, un des restes de l’ancienne cité de Bolgar ou Bulgar, principale ville de cet empire.

Les ruines de la cité, murs de fortifications, minaret, deux mausolées datent pourtant de la période tatare, après la destruction du khanat bulgare en 1236-1238 et son intégration au sein de la Horde d’Or, puis du Khanat de Kazan. De la florissante civilisation trop peu de documents nous sont parvenus pour nous permettre de percer l’ombre qui l’entoure. Qui étaient ces Bulgares ? D’où étaient-ils venus ? Quel est leur rapport avec les autres Bulgares, ceux des Balkans ? Que sont-ils devenus après la conquête tatare ? Sur l’origine des Bulgares de la Volga, les historiens russes ont émis de nombreuses et différents hypothèses. Certains, se basant sur le fait que le principal personnage de l’empire se nommait tsar et non khan, ont prétendu que les Bulgares étaient des Slaves. D’autres, s’appuyant sur des découvertes archéologiques, constatent les liens culturels entre les Bulgares de la Volga et les Coumans, peuple turc nomade établi dans les steppes du sud de la Russie, de l’Ukraine et de la Moldavie, et qui, au XIIIème siècle, devaient donner bien des sueurs froides aux Byzantins. Cependant l’hypothèse qui semble la plus plausible aujourd’hui vise à établir une parenté entre les Bulgares de la Volga et ceux des Balkans. A l’origine, les “Proto-bulgares” seraient un peuple turc païen, établi dans les steppes qui s’étendent au nord du Caucase et de la mer d’Azov. Dans la seconde moitié du premier millénaire, ils auraient entamés une migration vers le nord. Ils se divisèrent ensuite en 5 tribus, dont l’une devait remonter vers le nord pour s’établir sur les bords de la Volga et de la Kama; une autre serait l’ancêtre des actuels Tchouvaches, orthodoxes depuis le XVIIIe siècle, établis dans une République autonome, sur la rive droite de la Volga, face au Tatarstan; tandis qu’une autre tribu allait continuait sa migration vers le sud-ouest, jusque dans les Balkans, où elle allait ensuite se fondre avec les sept tribus slaves déjà établies là-bas, ne laissant que son nom à la nouvelle nation qui allait éclore plus tard. Peut-être toutes ces versions détiennent-elles une part de vérité: dans des régions où les populations nomades étaient fréquemment en mouvement, de multiples contacts et de nombreux mélanges se sont produits; aussi la dynastie bulgare de la Volga devait inclure de nombreux peuples différents sous leur autorité et, si leur origine turque semble aujourd’hui évidente, nul doute que des nombreux mélanges ont dû se produire avec les voisins slaves et finno-ougriens.

Parmi les fouilles effectuées sur le site de l’ancienne Bulgar, seuls deux cimetières comportent des tombeaux datant de la période de l’empire bulgare, recouverts d’inscriptions en langue turque ou en arabe. Car, en 922, se produisit un évènement capital pour l’empire bulgare: en contact déjà depuis longtemps semble-t-il avec le monde musulman, le tsar bulgar Almuch décida d’embrasser la foi islamique, prenant le nom de Djafar. Cet évènement fut l’occasion de la réception d’une ambassade représentant le calife abbâsside de Bagdad, al-Muqtadir, à Bulgar; l’un des membres de cette ambassade, Ibn Fodlan, nous a laissé un précieux récit de son voyage sur les rives de la Volga. C’est l’unique docuement écrit consacré aux Buglares de la Volga que nous possédons à ce jour. Almuch avait également demandé au calife de lui envoyer des architectes pour construire dans sa cité mosquées et fortifications. Dès lors, les liens avec le monde arabe ne firent que croître et les Bulgares furent bientôt réputés comme de riches commerçants, placés favorablement à un lieu de passage privilégié entre les pays du Nord, les principautés russes, la Grèce, l’Occident et le monde arabe et musulman, mais aussi avec les Tatares, les Kharezmiens d’Asie centrale et le Kharasan (nord de l’Iran) vers où convergeaient nombre de caravanes. Par Bulgar transitaient fourrures de martre, peaux, youfte (sorte de cuir), laine, miel, cire, noix, dents de mammouths servant à la fabrication de peignes. A Bulgar s’étaient développés des métiers organisés et l’artisanat, témoignant d’un assez haut niveau culturel.

Les Bulgares ne firent pas que du commerce; pour consolider leurs positions ils guerroyèrent contre les Russes et les Tatares. Ainsi mentionne-t-on, du Xe au XIIe siècles siècle, des raids menés par les tsars bulgares dans des endroits assez avancés du territoire russe. Mais leurs velléités belliqueuses se limitèrent souvent à des actions défensives et en 969 le prince russe Sviatoslav prit et mit à sac la cité de Bulgar. Après la conquête tatare du XIIIe siècle, les Bulgares disparurent de l’histoire. Sans doute ne formaient-ils dans cette région qu’une composante ethnique parmi d’autres, beaucoup trop restreinte pour ne pas se fondre sous la masse des vainqueurs. Mais le haut niveau de leur civilisation ne fut pas sans influence sur l’évolution future du peuple tatare: ce sont sans doute eux qui lui insufflèrent la foi islamique; rien que pour cela l’apport bulgare peut être considéré comme primordial dans le mélange ethnique dont sont issus les Tatares de Kazan d’aujourd’hui.

La Volga garde aujourd’hui l’image d’un symbole de la Russie, par son immensité monotone et sa largeur inégalée en Europe, un fleuve dont on ne peut que s’imaginer l’autre extrémité, sans jamais la percevoir, par ses deux rives, l’une baignant ce qui est encore l’Europe, tandis qu’au-delà de l’autre commencent les étendues des steppes asiatiques. Cependant l’Itil (ancien nom du fleuve) fut longtemps une artère vitale, un lien essentiel entre des peuples au combien différents et pourtant étroitement mêlés les uns aux autres, pouvant cohabiter en paix sur un même territoire, au point de devenir difficilement distinguables par les historiens. Car ses rives ont baigné des civilisations oubliées mais d’une originalité profonde et aujourd’hui inconcevable. C’était alors le temps des Bulgares de la Volga; c’était il y a longtemps, au Moyen Age, bien avant que l’Occident ait inventé l’Etat-nation.

Didier SCHEIN

Au fil de la Volga (1) :
• Le peuple Mari el
• Que Perké soit avec nous
• Le voyage d'Ibn Fodlan chez le tsar bulgare