aissant Kazan derrière nous, nous continuons de descendre le cours du fleuve. Ici, la Volga atteint une largeur énorme, de plusieurs kilomètres, si bien que dune rive il est impossible den distinguer lautre. Bientôt, le fleuve immense reçoit la Kama sur sa gauche et sa largeur saccoît encore un peu plus. A quelques encablures après le confluent, se dresse sur notre gauche, surgie mystérieusement au milieu de la forêt, une tour noire dont lextrémité, après une terrasse, se termine par une pointe effilée. Nous sommes ici, dans ce qui est aujourdhui la République autonome du Tatarstan, sur les lieux où sest développée, il y a un millénaire, une civilisation florissante et qui demeure énigmatique: le khanat bulgare de la Volga. Et cette tour nest autre que la tour Mizgir, le petit minaret, un des restes de lancienne cité de Bolgar ou Bulgar, principale ville de cet empire.
Les ruines de la cité, murs de fortifications, minaret, deux mausolées datent pourtant de la période tatare, après la destruction du khanat bulgare en 1236-1238 et son intégration au sein de la Horde dOr, puis du Khanat de Kazan. De la florissante civilisation trop peu de documents nous sont parvenus pour nous permettre de percer lombre qui lentoure. Qui étaient ces Bulgares ? Doù étaient-ils venus ? Quel est leur rapport avec les autres Bulgares, ceux des Balkans ? Que sont-ils devenus après la conquête tatare ? Sur lorigine des Bulgares de la Volga, les historiens russes ont émis de nombreuses et différents hypothèses. Certains, se basant sur le fait que le principal personnage de lempire se nommait tsar et non khan, ont prétendu que les Bulgares étaient des Slaves. Dautres, sappuyant sur des découvertes archéologiques, constatent les liens culturels entre les Bulgares de la Volga et les Coumans, peuple turc nomade établi dans les steppes du sud de la Russie, de lUkraine et de la Moldavie, et qui, au XIIIème siècle, devaient donner bien des sueurs froides aux Byzantins. Cependant lhypothèse qui semble la plus plausible aujourdhui vise à établir une parenté entre les Bulgares de la Volga et ceux des Balkans. A lorigine, les Proto-bulgares seraient un peuple turc païen, établi dans les steppes qui sétendent au nord du Caucase et de la mer dAzov. Dans la seconde moitié du premier millénaire, ils auraient entamés une migration vers le nord. Ils se divisèrent ensuite en 5 tribus, dont lune devait remonter vers le nord pour sétablir sur les bords de la Volga et de la Kama; une autre serait lancêtre des actuels Tchouvaches, orthodoxes depuis le XVIIIe siècle, établis dans une République autonome, sur la rive droite de la Volga, face au Tatarstan; tandis quune autre tribu allait continuait sa migration vers le sud-ouest, jusque dans les Balkans, où elle allait ensuite se fondre avec les sept tribus slaves déjà établies là-bas, ne laissant que son nom à la nouvelle nation qui allait éclore plus tard. Peut-être toutes ces versions détiennent-elles une part de vérité: dans des régions où les populations nomades étaient fréquemment en mouvement, de multiples contacts et de nombreux mélanges se sont produits; aussi la dynastie bulgare de la Volga devait inclure de nombreux peuples différents sous leur autorité et, si leur origine turque semble aujourdhui évidente, nul doute que des nombreux mélanges ont dû se produire avec les voisins slaves et finno-ougriens.
Parmi les fouilles effectuées sur le site de lancienne Bulgar, seuls deux cimetières comportent des tombeaux datant de la période de lempire bulgare, recouverts dinscriptions en langue turque ou en arabe. Car, en 922, se produisit un évènement capital pour lempire bulgare: en contact déjà depuis longtemps semble-t-il avec le monde musulman, le tsar bulgar Almuch décida dembrasser la foi islamique, prenant le nom de Djafar. Cet évènement fut loccasion de la réception dune ambassade représentant le calife abbâsside de Bagdad, al-Muqtadir, à Bulgar; lun des membres de cette ambassade, Ibn Fodlan, nous a laissé un précieux récit de son voyage sur les rives de la Volga. Cest lunique docuement écrit consacré aux Buglares de la Volga que nous possédons à ce jour. Almuch avait également demandé au calife de lui envoyer des architectes pour construire dans sa cité mosquées et fortifications. Dès lors, les liens avec le monde arabe ne firent que croître et les Bulgares furent bientôt réputés comme de riches commerçants, placés favorablement à un lieu de passage privilégié entre les pays du Nord, les principautés russes, la Grèce, lOccident et le monde arabe et musulman, mais aussi avec les Tatares, les Kharezmiens dAsie centrale et le Kharasan (nord de lIran) vers où convergeaient nombre de caravanes. Par Bulgar transitaient fourrures de martre, peaux, youfte (sorte de cuir), laine, miel, cire, noix, dents de mammouths servant à la fabrication de peignes. A Bulgar sétaient développés des métiers organisés et lartisanat, témoignant dun assez haut niveau culturel.
Les Bulgares ne firent pas que du commerce; pour consolider leurs positions ils guerroyèrent contre les Russes et les Tatares. Ainsi mentionne-t-on, du Xe au XIIe siècles siècle, des raids menés par les tsars bulgares dans des endroits assez avancés du territoire russe. Mais leurs velléités belliqueuses se limitèrent souvent à des actions défensives et en 969 le prince russe Sviatoslav prit et mit à sac la cité de Bulgar. Après la conquête tatare du XIIIe siècle, les Bulgares disparurent de lhistoire. Sans doute ne formaient-ils dans cette région quune composante ethnique parmi dautres, beaucoup trop restreinte pour ne pas se fondre sous la masse des vainqueurs. Mais le haut niveau de leur civilisation ne fut pas sans influence sur lévolution future du peuple tatare: ce sont sans doute eux qui lui insufflèrent la foi islamique; rien que pour cela lapport bulgare peut être considéré comme primordial dans le mélange ethnique dont sont issus les Tatares de Kazan daujourdhui.
La Volga garde aujourdhui limage dun symbole de la Russie, par son immensité monotone et sa largeur inégalée en Europe, un fleuve dont on ne peut que simaginer lautre extrémité, sans jamais la percevoir, par ses deux rives, lune baignant ce qui est encore lEurope, tandis quau-delà de lautre commencent les étendues des steppes asiatiques. Cependant lItil (ancien nom du fleuve) fut longtemps une artère vitale, un lien essentiel entre des peuples au combien différents et pourtant étroitement mêlés les uns aux autres, pouvant cohabiter en paix sur un même territoire, au point de devenir difficilement distinguables par les historiens. Car ses rives ont baigné des civilisations oubliées mais dune originalité profonde et aujourdhui inconcevable. Cétait alors le temps des Bulgares de la Volga; cétait il y a longtemps, au Moyen Age, bien avant que lOccident ait inventé lEtat-nation.