Par
Laurent
Girard

Février
2003


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En novembre 2002, le Conseil d'État(1) annulait les accords et circulaires prévoyant accueillir au sein de l'Éducation Nationale les écoles associatives Diwan, proposant un enseignement par immersion en breton. Imaginé de longue date, souhaité par l'association et les parents d'élèves, le processus fut engagé avec le ministre J. Lang. Il poursuivait plusieurs logiques : sortir du flou et de la gesticulation juridique, assurer la survie financière de ces écoles et faire reconnaître le breton comme patrimoine de la nation française avec les 75 autres langues parlées en métropole et outre-mer.

L'aventure de Diwan commence en 1977. Une association prend conscience que le breton est en voie d'extinction (une génération entière a cessé de le transmettre à ses enfants) et que ne pourra le sauver qu'une pédagogie d'enseignement par immersion auprès de jeunes enfants. C'est à dire que toutes les matières y sont enseignées en breton, le français n'étant pas exclu puisqu'il est parlé à l'extérieur de l'école et très souvent en famille. Jusquà aujourd'hui ces écoles n'ont cessé de croître, posant sans cesse la question de l'ouverture de nouveaux établissements et de la formation de nouveaux professeurs.
Les résultats sont là. Le taux de réussite au bac est l'un des meilleurs de France, le niveau en français y est aussi largement suppérieur. L'enseignement multilingue prouve là son efficacité. La réussite des élèves de Diwan tient aussi à un autre facteur ; l'implication des parents dans l'éducation de leurs enfants. On ne peut donc que souhaiter que cette expérience se poursuive, qu'elle profite à l'ensemble des nouvelles générations et que la France reconnaisse qu'elle est la somme de ses différences.
Belle espoir, mais la réalité est cruelle.
Avec un taux d'échecs scolaires et d'analphabétisme inquiétants, sources d'inégalités devant l'emploi et l'accès à l'information, l’Éducation nationale a de vraies questions à se poser. Les syndicats d'enseignants, les partis politiques, les associations de parents d'élèves auraient tort de jeter l'anathème sur une expérience éducative qui donne des preuves de réussite.
La décision du Conseil d'État se base sur un amendement à la constitution, stipulant que le français est la langue de la république, et censé protéger le français de la "perversion anglo-saxonne". Cet amendement qui fut sans effet sur les médias, la publicité, les radios et télévisions de service public(2), ou les conseils d'administration des grandes entreprises nationales se retourna très vite contre les langues régionales et leurs défenseurs.

Nous abordons là l'un des complexes les plus profonds de la société française.
La France n'est pas un état ethnique, mais un résumé d'Europe. Elle accueille sur son territoire des populations diverses, parties des grands ensembles culturels du continent (Celtes, Germains, Latins...) D'abord construite par des alliances politiques et des luttes militaires autour de la famille royale, elle s'est donné avec la Révolution une raison d'être moderne et inédite ; l'unité du peuple autour d'un projet social commun, l'égalité de tous devant la loi. Aujourd'hui, on peut légitimement se demander si cet idéal égalitaire n'est pas resté à l'état de mythe, la destruction des sous-ensembles sociaux, linguistiques, familiaux, religieux aboutissant à la soumission totale de l'individu face à l'État.

Incapable d'insuffler à la construction européenne ses idéaux sociaux, son pouvoir régalien remis en question par les assauts de l'ultralibéralisme, sa souveraineté partagée avec les autres nations européennes, la France se pose la question de son identité et de sa propre survie. Loin de se grandir au sein de l'Europe ; c'est sur son propre territoire qu'elle porte le glaive.

De tous temps, les langues traditionnelles de France ont été un obstacle à l'affirmation du pouvoir central et de l'élite économique parisienne. Sous le coup de campagnes d'éradications programmées, exclues des médias, elles n'ont pu adapter leurs lexiques et ont raté leur passage à la modernité. Elles sont aujourd'hui considérées comme des reliques d'un temps révolu (bien que l'une d'elle ait inspiré un prix Nobel), tout juste bonnes à traire les vaches. À l'ouverture de son téléviseur, le citoyen critique constatera la supériorité de la langue française quant à traire… les Français mais aussi nos colonisés, et autres snobs francophiles à travers le monde.

En niant ainsi la diversité des cultures qui la compose, la France est lancée dans une fuite en avant inquiétante, celle de la poursuite d'une unité culturelle et ethnique, tandis que son unité sociale est moribonde. La France renonce une fois encore à sa vocation historique, celle de devenir l'inspiratrice d'une société humaniste. Centralisation culturelle et décentralisation sociale semble être la direction choisie en matière d'aménagement du territoire.

Dans le fond, en France, personne ne s'oppose ouvertement à la survie des langues régionales, sauf quelques groupuscules à la rhétorique crispée et incapables de s'exprimer en dehors d'un contexte manichéen. Mais les langues de France ont besoin d'autre chose que de la condescendance de quelques députés, sénateurs ou ministres vivant sous les sunlights de la « Ville lumière » aux frais des citoyens de ce pays. Elles ont besoin de vivre.

Elles ont besoin d'une reconnaissance institutionnelle leur permettant d'être enseignées et d'avoir les moyens financiers de concrétiser cet enseignement. Elles ont besoin que le patrimoine national qu'elles représentent soit reconnu, que soit reconnu leur participation à l'enrichissement global de notre société et de sa culture. Elles ont besoin de retrouver une visibilité pour sortir du ghetto social où on les a confinées (autrefois paysan, aujourd'hui menacé d'embourgeoisement). Elles ont surtout besoin de retrouver leur rôle premier, celui de moyen de communication, de création artistique et littéraire, d'expression des sensibilités, de lien social, en dehors de toute manipulation politique. Seul l'État français (et l'Europe, ce qui est par ailleurs un fait acquis) peut leur accorder ce statut qui les garantirait de toute dérive sectaire.
Enfin, il est nécessaire que soient définis clairement, au sein d'un débat démocratique, serein et sincère, le rôle et la place que peuvent jouer ces langues dans notre société, sans porter atteinte au rôle irremplaçable que joue la langue française pour tous les Français, celle d'une langue maternelle (pour la majorité ; autant éviter de nouveaux traumatismes), de référence juridique et celle d'une langue de communication internationale (du moins pour l'instant).

Peut-on souhaiter qu'un avocat ou qu'un procureur arrivistes jouent sur des subtilités de traduction pour décider de l'avenir de quiconque, innocent, présumé, coupable ? Non. Peut-on souhaiter que l'anglais devienne la seule langue internationale ? Non plus. La pratique et l'enseignement de ces langues minoritaires porte-ils atteinte à l'unité de la République et à l'égalité des citoyens devant le droit ? Le débat est ouvert.

Justement, c'est bien le débat démocratique et politique qui fait défaut. Les Français, dans leur majorité approuvent la reconnaissance de ces langues et souhaitent qu'elles survivent, Ceux qui les défendent font preuve d'un courage politique et d'une motivation hors pair que peuvent leur envier nos élus. La population française est mûre pour ce débat et elle sait prouver sa force de résistance aux discours populistes.
Mais alors que les écoles Diwan œuvraient pour leur reconnaissance au sein de l'enseignement public, laïc et gratuit, c'est par une campagne médiatique infamante que l'on chercha à décrédibiliser l'association, par une interprétation brutale et sournoise de la loi et enfin par un excès de pouvoir et l'acharnement administratif qu'on leur interdit tout droit à l'existence (3).

Il y a un débat dont la France ne pourra faire abstraction, celui de la langue commune à une Europe unifiée. Le combat est perdu pour le français et chacun sait qu'elle a participé activement à la mort de l'espéranto comme instrument de communication international. La France est un des rares États européens à ne pas avoir ratifié la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires, condition d'entrée dans l'Union Européenne. Pour cette raison, et certainement pour beaucoup d'autres, la France (qui ne manque pas d'exiger de par le monde le respect des droits culturels) serait refusée si elle faisait aujourd'hui sa demande d'admission.
Les États d'Europe centrale, où la situation linguistique est plus difficile, ont su ces dix dernières années adapter leurs législations à ces exigences. Il n'y a qu'en France que l'on a pas compris que le plurilinguisme est la normalité des sociétés humaines, source d'enrichissement, d'évolution culturelle et d'ouverture aux autres.

La question linguistique qui se pose aujourd'hui à l'échelle de la France est sensiblement la même qui se posera plus tard à l'échelle d'une Europe à 25 ou 30. Il n'est jamais trop tard pour prendre conscience de ses erreurs et d'imaginer l'ensemble constitutionnel qui réconciliera la diversité culturelle et le droit.

Laurent Girard


"La question fondamentale aujourd'hui est de savoir où chercher les sources de ce minimum commun qui pourrait offrir un cadre aux différentes cultures pour qu'elles parviennent à coexister et à se tolérer au sein d'une civilisation unique."

Vaclav Havel




Note :

1. Le Conseil d'État est une curieuse machine, capable des pires absurdités sous prétexte de préserver "l'égalité" des Français. Un texte de loi proposé à l'initiative M. J. Pélissard, président du conseil national des déchets et par ailleurs vice- président de l'association des maires de France, visant à taxer les prospectus publicitaires distribués dans les boîtes aux lettres s'est vu censuré par le Conseil. En attendant que soit rédigé et voté un nouveau texte de loi consensuel, le citoyen continuera à payer le recyclage et la destruction des 17kg/an de prospectus qu'il reçoit et ne lit généralement pas.
2. On remarquera l'inquiétante progression de l'expression "yes" en lieu et place du français "oui", y compris sur France Inter.
3. Depuis la rentrée 2003, l'émission en breton, soutitrée en français de France 3 Ouest n'est plus diffusée sur le département de Loire-Atlantique (où l'on peut compter environ 40000 bretonnants), et ce malgré les protestations des téléspectateurs et du maire de Nantes. Mais la Loire-Atlantique ne faisant pas officiellement partie de la Bretagne, la région voisine des Pays de la Loire souhaiterait sans doute utiliser cette tranche horaire pour renforcer son "sentiment d'appartenance régionale"...
Signez vous aussi la pétition :
http://www.lapetition.com/sign1.cfm?numero=661




Les enseignants bilingues nommés hors de Bretagne.
Mercredi 28 mai 2003

Selon le mensuel britophone Bremañ de juin (http://breman.org), 3 étudiants ayant été formés dans l'accadémie de Rennes pour l'enseignement de la langue bretonne ont été expédiés dans les accadémies d'Amiens, Martinique et Versailles, contrairement à leurs vœux. Trois autres jeunes enseignants seraient dans le même cas.
Ceci semble être la réponse des institutions à la grande manifestation du 22 mars à Rennes, organisée par les associations culturelles bretonnes revendiquant un statut juridique pour le breton et les moyens de son enseignement.



Les photos de la manif :
http://www.brezhoneg.info/
http://www.antourtan.org/actu/manif-rennes-22-mars-2003.html

Ailleurs dans la presse et sur le net :

Le point de vue de Claude Hagège

"Bien dans nos langues"
Entretien avec Bernard CERQUIGLINI, linguiste,
Délégué général à la langue française et aux langues de France

Le Site de Diwan


la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires

Le discours d'Hélène Carrère d'Encausse, académicienne, défendant la langue française, véritable réquisitoire contre les langues de France et par ailleurs assez démonstratif d'une conception élitiste de la culture française.

Le dossier du quotidien Ouest France
http://www.ouest-france.fr/dossiershtm/langues-regionales/



Bibliographie


Louis-Jean Calvet
Linguistique et colonialisme
Petit traité de glottophagie
Petite Bibl.payot, numéro 419

Claude Hagège
Halte à la mort des langues

Collection Poche Odile Jacob, numéro 98



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