Didier
Schein

Décembre 1996

Localisation
des populations aroumaines
carte 1


Localisation
des population Istro-roumaines
carte 2

ontrairement à ce que l’on pense habituellement, les populations romanes d’Europe de l’est ne se limitent pas aux seuls Roumains mais on trouve encore, disséminés dans les Balkans, des communautés latines. Trois groupes linguistiques distincts subsistent encore de nos jours : les Istro-Roumains dans la péninsule d’Istrie en Croatie, les Mégléno-Roumains(1), sur la rive droite du Vardan, à la frontière de la Macédoine et de la Grèce, et les Aroumains qui forment des îlots de peuplement en Bulgarie, Macédoine, Albanie et Grèce. Nous nous intéresserons ici principalement à ces derniers, car les locuteurs Istro-Roumains (1500 personnes) sont quasiment assimilés aux croates et les Mégléno-Roumains, de confession musulmane, ont pour la plupart émigré en Turquie.

Il convient avant tout, à propos des Aroumains, de faire une importante et nécessaire mise au point quant au nom de leur communauté. Ils se nomment eux-mêmes Armâni ou Rumàni, selon les régions (la langue aroumaine se divise en au moins deux parlers régionaux), et le terme « Aroumain » nous semble le seul valable, étant la traduction du nom que ces populations se donnent elles-mêmes. Contrairement à ce que l’on peut croire en Roumanie, il n’y a aucun préfixe « privatif » dans le mot aroumain(2) qui indiquerait une quelconque infériorité des Aroumains par rapport aux Roumains. Aucune des appellations, souvent péjoratives, que leur affublent les voisins grecs, albanais ou slaves, ne trouvera non plus grâce à nos yeux(3). La dénomination « Aroumain » est la seule qui soit fidèle à la réalité linguistique et ethnique de cette communauté.
L’identité aroumaine elle-même, quand ce n’est pas l’existence des Aroumains, est encore souvent l’objet de controverses et de débats généralement teintés d’idéologies et d’arrières-pensées nationalistes. Premier point de discorde : l’origine des Aroumains. Sont-ils descendus des soldats et colons romains établis dans la Macédoine antique, ou sont-ils venus, au Moyen Âge, de l’actuelle Roumanie ? Cette controverse en amène une autre : l’aroumain est-il une langue à part entière, dérivée directement du latin, comme le français, l’italien ou le portugais, ou est-il un dialecte roumain issu d’un protoroumain ancêtre de toutes les langues latines du nord et du sud du Danube et dont le roumain serait la langue littéraire ? Cette bataille pour la langue pose la question de l’identité des Aroumains : sont-ils des Roumains habitant dans les Balkans et parlant un patois roumain entaché de grec et de slave, sont-ils des Grecs qui bizarrement parleraient une autre langue (thèse loufoque parfois avancée en Grèce), ou formeraient-ils une nation à part entière ? Notre propos n’est pas ici de résoudre ces débats qui peuvent être intéressants s’ils sont laissés aux mains de spécialistes, historiens et philologues, « désintéressés »(4), mais plutôt de mettre en valeur les caractéristiques de la civilisation aroumaine et les problèmes auxquels elle est confrontée aujourd’hui qui remettent en cause jusqu’à sa survie.

Qui sont les Aroumains ? La carte de localisation de ces populations nous indique qu’ils sont souvent un peuple de montagnards. On les trouve principalement dans le Pinde, autour de la ville d’Aminciu (Metzovon, Grèce)(5), mais ils constituent aussi des îlots de peuplement dans le nord de la Grèce (massifs de Vermion, d’Olympe, de Zagori, plaines de Thessalie et d’Acarnanie), en Macédoine, dans la région frontière des lacs d’Orhid et de Prespa, mais aussi dans la plaine de Bregalnica entre Stipa (Stip) et Cociani (Kocani), dans le sud de l’Albanie, dans les plaines du Semeni (Seman) et de la Baiasa (Vojusë) et enfin en Bulgarie, dans le massif du Pirin.
La principale activité des Aroumains est l’élevage transhumant. Peuple de bergers donc, menant une vie semi-nomade, ils occupaient traditionnellement deux types d’habitats : l’hiver, des villages aux maisons de pierres adossées à flanc de montagne ; l’été, des huttes rondes faites de branchages ou des tentes en poil de chèvre. Une vie rude dans des régions où les contes sur les loups et les ours abondent. Seules quelques familles connaissent aujourd’hui l’habitat de huttes et de tentes, dans le Vermion, à plus de 1300 m. d’altitude, d’où ils transhument l’hiver dans des villages de Thessalie. La transhumance est traditionnellement rythmée par les dates de la Saint-Georges (23 avril) et de la Saint-Dimitri (26 octobre). Les déplacements pouvaient couvrir des centaines de kilomètres. Dans ce mode de vie pastoral, les femmes s’occupaient principalement des tâches ayant trait au travail de la laine et au tissage.
La société aroumaine était organisée en clans (falcari) dirigée par un chef élu (celnic), souvent un des plus riches propriétaires de troupeau, qui servait d’intermédiaire pour la vente des produits laitiers. Une facara pouvait comprendre plusieurs dizaines de milliers d’ovins. La famille aroumaine traditionnelle est une famille patrilinéaire élargie, constituée autour d’un habitat patriarcal étendu à tous les rejetons mâles. Les familles pouvaient atteindre de ce fait trente à quarante personnes et étaient organisées selon deux pyramides de hiérarchies parallèles, féminine et masculine.
La culture aroumaine est principalement axée sur l’oralité. Il existe cependant une littérature aroumaine (le premier livre en cette langue fut publié à Vienne en 1797), constituée surtout de recueils de contes populaires et de poésies(6), même si la langue aroumaine ne connaît pas encore de système de transcription unifié.
Leur vie se structurant autour de la transhumance saisonnière, les Aroumains jouèrent de ce fait, pendant des siècles, un rôle économique important dans les Balkans, en remplissant la fonction de contact entre la plaine et la montagne. L’activité de colportage, d’abord parallèle à celle de berger, s’étendit peu à peu sur une échelle plus grande. Et, quand, à partir du XVIIIe siècle, les Aroumains commencèrent à quitter leurs montagnes pour s’installer dans des villes, ils transformèrent d’abord des bourgades des Balkans, comme Moscopoli (Voskopojë, Albanie), en de florissantes cités, puis devinrent cabaretiers, commerçants, négociants ou banquiers à Zagreb ou Belgrade, et finalement à Budapest, Bratislava (Pojun en Aroumain), Vienne, Constantinople, Moscou… « Par le moyen de leurs compagnies commerciales ils détiennent tout le commerce, d’Athènes à Pest et à Vienne » pouvait écrire Martin von Schwartner en 1813 dans ses Statistiques du Royaume de Hongrie. Et certains de ces « fils de bergers » firent de colossales fortunes.

Didier SCHEIN

Suite dans le prochain numéro.


Notes :

1. Le nom mégléno vient de la cité Moglèna, l’antique Almopie, aujourd’hui Ardéa, en Grèce.
2. En roumain, Roumain se dit Român et Aroumain ; Aromân.
3. La liste est longue : Cincari (prononcer Tsintsari) ou Vlah pour les Slaves, Gog ou Çoban (mot turc signifiant berger) pour les Albanais, Macedo-Români pour les Roumains, Valah, Vlakos, Koutzo-vlakos (« Valaques éclopés ») pour les Grecs… Le terme vlakos est même devenu une injure en grec, quelque chose comme «bouseux». Par contre, les Istro-Roumains et les Mégléno-Roumains, quasiment assimilés, ont adopté eux-mêmes la dénomination de Vlaques ou Valaques que leur donnent leurs voisins grecs et slaves.
4. Deux ouvrages importants, en français, sur les Aroumains sont à recommander, dans lesquels un point sur ces débats est fait de façon honnête et objective par des spécialistes :
Les Aroumains,
Cahiers du Centre d’Étude des Civilisations
de l’Europe centrale et du sud-est, n° 8.
Publications Langues’O, 1989.
Nicolas Trifon :
Les Aroumains,
un cas de figure national atypique
dans les Balkans.
Acratie. 1993.
5. Nous avons privilégié pour la toponymie (de même pour les cartes) les noms aroumains. Entre parenthèse figure le nom actuel officiel.
6. Le recueil le plus récent a été publié à Bucarest en 1977 :
H. Cândroveanu :
Antologie de proza aromana.
Existe également un dictionnaire :
Tache Papahagi :
Dictionnaire aroumain général et étymologique. 2e édition. 1977 Bucarest.


Dès le XIIIe siècle, les Aroumains quittèrent leur région natale pour s’installer dans toute l’Europe, de Moscou jusqu’à Paris. L’importance de cette migration fut plus qualitative que quantitative, puisqu’elle concernait surtout les couches les plus élevées de la société aroumaine. Parallèlement, une attirance pour les pays roumains exista de tous temps chez les Aroumains ; aussi nombre d’entre eux se fixèrent au nord du Danube, la vague d’émigration la plus importante étant celle des années 1920. D’après le recensement de 1992, il y avait 28 000 Aroumains dans la Dobroudja roumaine.

Voici quelques exemples de personnalités célèbres de la diaspora aroumaine :

Simon Sina, né à Moscopoli en 1753, fondateur de la seconde banque d’Autriche après celle des Rothschild. Son petit-fils, Simon Georges Sina (1810-1876), un des hommes les plus riches d’Europe, finança la construction du pont suspendu de Budapest et de nombreuses institutions à Athènes.

La famille Caraiani, de la région de Ioanina, se distingua dans le grand commerce en Valachie et donna de grands universitaires viennois. Le chef d’orchestre Herbert von Karajan (1909-1989) y serait apparenté.

Les frères Manaki, pionniers du cinéma dans les Balkans, au début du siècle, sont des Aroumains d’Avdela, dans le Pinde (voir le film de T. Angelopoulos « Le Regard d’Ulysse » et L’Un [EST] l’Autre n° 3, décembre 1995, p. 14.

En France, Georges de Bellio, descendant de la famille Bellu de Moscopoli, fut un grand mécène et un des premiers défenseurs des peintres impressionnistes.

Le général Ioannis Koletis, premier ministre de la Grèce de 1844 à 1847, était un Aroumain de Siracu dans le Pinde.

Enfin, en Roumanie : le poète et philosophe Lucian Blaga (1895-1961) était d’origine aroumaine par sa mère. Le grand dramaturge et nouvelliste Ion Luca Caragiale était descendant d’une famille aroumaine de Macédoine (voir L’Un [EST] l’Autre n° 5, septembre 1996). Plus près de nous, le capitaine de l’équipe de football de Roumanie, Georghe Hagi, est né dans une famille aroumaine de Dobroudja…