Didier
Schein

Septembre 1998

é en 1852 à Haimanale, village situé à une centaine de kilomètres au nord de Bucarest, Ion Luca Caragiale passa son enfance à Ploiesti, le chef lieu du département de la Prahova. Son père mena une carrière administrative et sa mère était issue d’une famille de négociants d’origine aroumaine(1). Ploiesti était alors une ville tranquille où une petite bourgeoisie locale faisait la pluie et le beau temps.
Assez régulièrement, dans son théâtre ou dans ses moments ; petits textes satiriques qu’il publiera dans des journaux bucarestois, notamment dans celui intitulé « Le Beuble ! » (Boborul !) (dans lequel il ne s’épargnait d’ailleurs pas lui même), Caragiale fit allusion ironiquement à l’élan révolutionnaire et à l’engouement des ploiestiens pour la république. L’allusion se rapportait à un événement particulier auquel, alors adolescent, il avait lui-même participé. En 1870, des politiciens libéraux prirent le pouvoir à Ploiesti et y déclarèrent la république ; gentiment réprimée après quelques heures de bombance dans le jardin public, la « République vigneronne » fut bientôt immortalisée par Caragiale, tandis que son leader, en bon républicain, fit plus tard une brillante carrière à la cour du Roi, sans doute en remerciement pour ses velléités antidynastiques. Cet amour-haine pour la ville de son enfance, Caragiale, parti à Bucarest, le reporta sur la capitale.
C’est plein d’espoir que le jeune Ion Luca arriva la première fois à Bucarest en 1868 pour y faire carrière. Il fréquenta les cours du Conservatoire d’art dramatique et fut engagé comme souffleur dans une troupe de théâtre ; puis il fit ses débuts littéraires en 1873 dans la revue « L’Épine » (Ghimpele), sous un pseudonyme, et commença alors sa longue carrière de publiciste. Toute sa vie il collabora à différentes revues de la capitale, y publiant articles ou esquisses littéraires. C’est en 1877 qu’il atteint la première fois une certaine célébrité en faisant paraître le journal « La Nation roumaine » (Natiunea româna) en pleine guerre d’indépendance. Mais en 1878, sa première pièce, la comédie en deux actes ; « Une Nuit orageuse » (O Noapte furtunoasa), jouée au Théâtre National de Bucarest, fut mal reçue. Ce fut aussi le début d’une longue course derrière la reconnaissance : à part sa comédie en quatre actes, « Une Lettre perdue » (O Scrisoare pierduta) (1884) qui eut un certain succès, tant de la part du public que de la critique(2), ses autres pièces, comme la comédie « Scènes de Carnaval(3) » (D-ale carnavalului) (1885) et le drame « Le Malheur Napasta » (1890) furent des échecs. La farce en un acte « Messire Leonida face à la réaction » (1880) attendit même plus de trente ans avant d’être intégrée au répertoire du Théâtre National. Dans ses comédies, Caragiale mettait en scène la nouvelle petite bourgeoisie des villes roumaines, avocats, employés, journalistes, commerçants, membres de la garde nationale, tous ridiculement fous de politique, arrivistes et coupables d’adultères grotesques. Il ridiculisait tout ce beau monde avec une férocité et une acidité que cette nouvelle société urbaine ne pouvait accepter : la nouvelle bourgeoisie, à peine en formation, ne pouvait avoir le recul nécessaire et le goût de la déchéance pour rire d’elle même.
Pour joindre les deux bouts, Caragiale changea régulièrement de métier. Tour à tour employé d’administration, professeur, patron de brasserie, il connaîtra son poste le plus important lorsqu’il sera nommé Directeur Général des Théâtres, et donc directeur du Théâtre National, en 1888 (poste dont il démissionnera d’ailleurs deux ans plus tard, suite à des jalousies et des machinations visant à le discréditer).
En 1893, il fait paraître la revue « La Blague roumaine » (Moftul român), qui se veut être « la formule sincère et exacte de notre esprit public », car « le blagueur est éminemment roumain ; malgré tout, avant d’être roumain, il est blagueur ». Et Caragiale commence dès lors à publier régulièrement des petits textes, qu’il appelle lui-même moments, esquisses ou notes, qui sont des instantanés de la vie bucarestoise. À partir de 1899, il collabore au journal « L’Univers » (Universul), le quotidien le plus lu du pays, et ses moments deviennent alors autant de commentaires, mordants d’ironie, de la vie publique roumaine. La crise financière est vue à travers la conversation de trois mendiants (« Dernière émission », « Ultima emisie »…) ; un attentat ourdi par un « complot bulgaro-macédonien » est l’occasion d’une fièvre journalistique digne des paparazzi d’aujourd’hui (« Boris Sarofoff ! », « La dernière heure ! » (Ultima ora !), ou bien de conversations politico-judicières au rythme infernal dans les brasseries bucarestoises ; « Une lacune » (O lacuna). L’établissement d’un monopole d’État sur la tuica, l’alcool national roumain, crée une effervescence révolutionnaire dans la capitale ; « Atmosphère chargée » (Atmosphera încarata) ; « Assez tard » (Cam Tîrziu). Une vague de déménagements devient l’occasion d’établir un procès-verbal au style administratif doté d’une subtilité presque poétique ; pour permettre à un élève d’éviter le redoublement, une mère fait jouer une interminable chaîne de relations : « La chaîne des faiblesses » (Lantul slabiciunilor). Le talent d’observateur social de Caragiale, la finesse avec laquelle il réduit un événement aux dimensions d’une conversation de comptoir ou de la vie quotidienne, mais aussi la théâtralité de ces instantanés en font à la fois des témoignages historiques et des pittoresques cartes postales de la vie populaire.
Ce tableau social de la Roumanie urbaine, au croisement des deux siècles, Caragiale l’a complété par quelques nouvelles dont l’action se passe cette fois-ci dans la Roumanie profonde. Ici, la satire laisse la place au drame réaliste ou fantastique, dans une Roumanie rurale où les esprits vivent encore dans un univers de religiosité et de superstitions. Sa première nouvelle, « Un Cierge de Pâques » (O Faclie de Paste) (1889) raconte l’affrontement effrayant entre un cabaretier juif peureux et un brigand cruel lors de la nuit de la Pâque orthodoxe. Deux autres nouvelles : « À l’auberge de Mânjoala » (La Hanul lui Mânjoala) et « Au relais de poste » (La Conac) mettent aux prises, dans une prose à la poésie évocatrice, un jeune homme avec les forces obscures. Enfin le drame en deux actes « Le Malheur » (Napasta), d’une sobriété et d’un réalisme presque fantastiques, est un tableau d’une force dramatique digne de Dostoïevski, mais aussi le portrait d’un étonnant Hamlet féminin. Cette pièce fit d’ailleurs parler d’elle du vivant de Caragiale, mais malheureusement pas grâce à ses qualités dramaturgiques. En 1901, une version française en fut jouée à Paris au Théâtre Antoine, mais l’adaptation dénaturait complêtement l’œuvre, en mettant l’accent sur le spectaculaire et le licencieux. Toujours à Paris, on joua avec succès, sous le nom de « L’Idiot », la pièce d’un auteur français, André de Lorde, qui disait s’être inspiré d’un conte hongrois. Et c’est un Roumain, par hasard présent dans la salle, qui dénoncera le plagiat de l’œuvre de Caragiale. Mais voilà que le pire arrive à Bucarest. En 1901 également, un nommé Caion accuse Caragiale d’avoir lui même plagié dans « Le Malheur », un auteur hongrois. C’est un véritable scandale dans le milieu littéraire roumain. Caion, traduit devant les tribunaux, n’a aucune preuve sérieuse, même de l’existence du soi-disant auteur hongrois, mais il est cependant acquitté. Ce dernier affront, subi dans sa vie et dans sa dignité d’homme de lettres, décida certainement Caragiale, à la suite d’un important héritage, à prendre le chemin de l’exil. Il s’établit à Berlin avec sa famille en 1904.
Son activité littéraire se ralentit alors. Coupé de la vie roumaine, il perd ses sujets d’observation et de satires. Sujet au mal du pays, il écrit encore quelques contes, et surtout la nouvelle « Kir Ianulea », transposition du thème de Belphégor dans le Bucarest commerçant et cosmopolite du XVIIIe siècle. Mais quand en 1907 éclate en Roumanie une grande révolte paysanne qui est férocement réprimée (plus de 10 000 morts), Caragiale lance « 1907 – Du printemps à l’automne » (1907 – din primavara pâna-n toamna), un essai de grande valeur sur la société roumaine et un pamphlet à la fois acerbe et réaliste de l’oligarchie politique divisée en coteries, qui ne s’efforcent qu’à défendre les petits privilèges de leurs clientèles.
C’est finalement à Berlin qu’il mourut en 1912, à la suite d’une crise d’artériosclérose, quelques mois après avoir refusé de participer aux grandes célébrations que la Roumanie organisait officiellement pour son soixantième anniversaire. Car « après une vie trop amère, ne te bourre pas de confitures ! » avait-il écrit comme morale dans une fable.
Aujourd’hui Ion Luca Caragiale est considéré comme un des grands classiques roumains. Il est l’un des écrivains les plus lus dans son pays, ses pièces sont jouées et rejouées et ses moments font l’objet d’adaptations télévisuelles à succès.

Didier SCHEIN


Notes :

1. Sur les Aroumains, cf. L’Un [EST] l’Autre n° 6 et 8.
2. Cette pièce, aujourd’hui encore la plus célèbre de Caragiale, fut jouée au Théâtre de Poche à Paris en 1955 dans une mise en scène de Marcel Cuvelier, mais nous ignorons dans quelle traduction et quel écho elle reçut.
3. Le film de L. Pintilie « Scènes de carnaval » (1980) s’inspire de la pièce du même nom ainsi que de morceaux choisis extraits des moments de Caragiale. (Voir L’Un [EST] l’Autre n°5, septembre 1996).


Bibliographie :

1. Œuvres de Caragiale :
Malheureusement peu de choses sont disponibles en français. Cependant notre collaborateur, Didier Schein, travaille à une traduction des œuvres de Caragiale et est à la recherche d’un éditeur…
Œuvres (Théâtre, Nouvelles, Moments, Articles), Bucarest, Méridiens Éditions, 1962 (traductions sous la direction de S. Roland et V. Lipatti ; préface de S. Iosifesco), imprimé à seulement 3000 exemplaires. Cet important volume, publié à l’occasion du cinquantième anniversaire de la mort de Caragiale est introuvable en France et très rare en Roumanie !
La justice roumaine (Section correctionnelle), in Urmuz : Pages bizarres, Éditions L’Âge d’Homme, 1993 (traduit par B. Dohlinger) : une esquisse de Caragiale en annexe des œuvres complètes d’Urmuz, autre illustre inconnu roumain et précurseur de Dada et du surréalisme.
Théâtre (Une Nuit orageuse, Monsieur Leonida face à la réaction, Une Lettre perdue), Paris, L’Arche, 1994. Adaptations vivantes en français par E. Ionesco et M. Lovinesco.
Le Fermier roumain, revue L’Un [EST] l’Autre n° 5, septembre 1996 (traduction Didier Schein) : une célèbre esquisse satirique.

2. Sur Caragiale :
Eugène Ionesco : Portrait de Caragiale, in Notes et contre-notes, Gallimard, 1966 : une présentation pleine d’humeur par « l’héritier de Caragiale » qui fait une juste mise au point sur la récupération que les communistes ont voulu faire de l’écrivain.
Didier Schein : Ion Luca Caragiale, Abus et langage, revue L’Un [EST] l’Autre n° 5, septembre 1996.
Et aussi ; article sur Caragiale dans l’Encyclopédie Universalis.